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La Force V britannique
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Marie-Catherine Villatoux (*)
Agrégée et docteure en histoire
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Alors que les questions de défense et stratégie nucléaires sont actuellement au cœur des problématiques sécuritaires en Europe, l’auteure propose une plongée dans l’histoire de l’aéronucléarisation de la Grande-Bretagne.
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Le 3 octobre 1952, la Grande-Bretagne accédait au rang de puissance nucléaire en faisant exploser sa première bombe A de 25 KT, chargée à bord de la frégate HMS Plym, dans l’archipel de Montebello, près des côtes de l’Australie-Occidentale. Deux mois plus tôt, le gouvernement Churchill s’était engagé à acheter vint cinq Avro Vulcan et un nombre équivalent de Handley-Page Victor, deux bombardiers à la conception audacieuse et futuriste destinés à devenir le fer de lance de la dissuasion britannique.
Genèse d’un programme
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C’est en août 1946, un an seulement après les raids atomiques américains sur le Japon, que furent jetés les fondements de la puissance aéronucléaire britannique. À cette date en effet, les chefs d’état-major généraux demandèrent officiellement au gouvernement de Londres de s’orienter vers le développement de l’arme suprême. Une réponse positive fut donnée à cette requête moins de six mois plus tard, le 8 janvier 1947. Dans le même temps, l’Air Staff – l’état-major de l’Air britannique – engagea l’industrie aéronautique britannique dans la voie de la réalisation de vecteurs capables de transporter la future bombe. Deux spécifications – les Operational Requirements 229 et 230 – concernant la mise au point de bombardiers à moyen et long rayon d’action, capables d’évoluer à grande vitesse et à très haute altitude, furent soumises à l’aval du pouvoir politique avant que les appels d’offres ne soient officiellement lancés. Toutefois, seule la spécification OR 229 fut retenue, les contraintes financières de l’époque pesant lourdement sur les choix des responsables, alors que l’OR 230 surestimait grandement les possibilités de l’industrie aéronautique britannique.
Parmi les six projets élaborés par différentes grandes firmes britanniques, trois seulement retinrent plus particulièrement l’attention de l’Air Staff. Les bureaux d’études d’Avro et de Handley Page se détachèrent naturellement du lot par leurs options avant-gardistes. Avro proposa ainsi le Type 698, un bombardier à voilure en delta dépourvu d’empennage horizontal, tandis que Handley Page, avec son HP. 80, rivalisait d’audace en soumettant une machine dotée d’une voilure en forme de croissant et d’un empennage en T. Ne parvenant pas à départager les deux concurrents, l’état-major de l’Air choisit de passer commande d’un nombre identique d’exemplaires – vingt-cinq – auprès d’Avro et de Handley Page. Néanmoins, avec la montée de la guerre froide et la nécessité de parer au plus pressé pour permettre à la Royal Air Force de disposer dans les délais les plus brefs d’un bombardier quadriréacteur de facture moins élaborée, les responsables aériens choisirent de sélectionner un troisième appareil, que l’on peut qualifier de transition, le Vickers Type 660. Dans l’attente de la production de série, le Bomber Command de la RAF n’en continua pas moins à exploiter d’anciens modèles d’appareils de bombardement ainsi que quelques B-50 Washington, extrapolés du B-29, prêtés par les États-Unis.

Les trois « V »
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Ce programme de dissuasion aéronucléaire reçut la dénomination de « Force V », la lettre symbole « V » ayant été conférée par Winston Churchill lui-même dès les premières études de 1947. Le modèle conçu par Vickers se vit ainsi rapidement attribuer le nom de Valiant, tandis que l’Avro 698 devint le Vulcan et que le Handley Page HP. 80 fut désigné par le qualificatif de Victor. Ces trois « V », comme le soulignaient en 1952 les chefs d’état-major britanniques dans un document intitulé Global Strategy Paper, apparaissaient alors comme l’unique moyen de prévenir une guerre généralisée et d’empêcher une attaque nucléaire contre l’Angleterre. Ils permettaient par ailleurs aux forces armées d’outre-Manche, traditionnellement peu enclines à une présence militaire terrestre importante sur le continent, de réduire leurs moyens stationnés en Allemagne.

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Le modèle le moins sophistiqué et de facture plus classique, le Valiant, produit à cent huit exemplaires, entra en service dès juin 1955, deux ans avant les premiers Vulcan. Le remplacement des B-50 Washington fut pratiquement achevé en décembre 1957, sept squadrons (les 7, 49, 90, 138, 148, 207 et 214) étant équipés de Valiant dans leurs versions standard de bombardiers, et deux autres (les 199 et 543) de Valiant convertis en plates-formes de contre-mesures radio et en avions de reconnaissance. En outre, quatre squadrons de Valiant (les 138, 148, 149 et 207) furent détachés à Malte pour participer à la campagne de Suez au cours de laquelle leurs appareils larguèrent des bombes conventionnelles sur le territoire égyptien. C’est également à des Valiant du Squadron 49 que revint l’honneur de larguer la première bombe A et la première bombe H britanniques, respectivement le 11 octobre 1956 et le 15 mai 1957.
Le Bomber Command de la RAF, qui réceptionna l’ensemble des machines, ne devait jamais privilégier aucun des deux autres types, chacun d’eux présentant des avantages et des inconvénients que n’offrait pas l’autre. Ainsi, par exemple, tandis que le Victor pouvait embarquer une charge offensive supérieure à celle de son rival, le Vulcan se révélait beaucoup plus manœuvrable.
Au total, cent trente-trois Avro Vulcan et quatre-vingt-quatorze Handley-Page Victor furent pris en compte par l’aviation militaire britannique. Les premiers Vulcan B Mk I furent livrés à l’Operational Conversion Unit 230 du Bomber Command, basée à Waddington, dans le Lincolnshire, en février 1957. Cinq mois plus tard, le squadron 83 fut la première parmi six unités (Squadrons 27, 44, 50, 83, 101 et 617) à prendre en compte ce modèle. De même, l’Operational Conversion Unit 232, basée à Gaydon, dans le Warwickshire, reçut les premiers Victor B Mk I en novembre 1957, tandis que dès avril 1958, le Squadron 10 fut la première unité opérationnelle à réceptionner l’avion, bientôt suivie des Squadrons 15, 55 et 57. Les versions Mk II du Vulcan et du Victor, qui se caractérisaient par une voilure de plus grandes dimensions, des moteurs plus puissants et des dispositifs de contre-mesures électroniques plus sophistiqués, entrèrent en service en 1960 et 1962 respectivement.
En outre, dix aérodromes britanniques furent considérablement modernisés afin que les bombardiers de la Force V puissent s’y poser. Parallèlement, vingt-six autres, destinés à accueillir des petites formations d’avions en période de crise internationale, furent nouvellement créés.
Le chant du cygne de la Force V
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L’année 1962 marqua incontestablement l’apogée de la Force V qui atteignit le maximum de son efficacité avec 140 Victor, Vulcan et Valiant répartis au sein de dix-sept squadrons. À cet égard, il n’est sans doute pas totalement invraisemblable d’estimer que l’importance de cette force de dissuasion pesa dans la conclusion heureuse de la crise des missiles de Cuba en octobre.
Pour autant, dès 1964, les Valiant, usés prématurément, furent réformés. En outre, l’adoption progressive, au cours du milieu des années soixante, du missile Blue Steel, en remplacement des bombes larguées « Blue Danube » (bombe A) puis « Yellow Sun » (bombe H) marqua une révolution pour la Force V qui se trouvait libérée de l’obligation de survoler ses objectifs. Toutefois, cette situation ne dura qu’un temps et, à la suite du retrait des missiles Blue Steel, les bombardiers V furent relevés, à partir de juillet 1969, de leurs fonctions stratégiques, ces dernières incombant désormais aux seuls sous-marins de la Royal Navy armés de missiles Polaris. Dès lors, les Victor B Mk II furent retirés du service et transformés en avions-ravitailleurs.
En guise de chant du cygne, des Vulcan connurent pour la première fois le baptême du feu en larguant des bombes conventionnelles de 454 kg sur l’aérodrome de Port Stanley et s’attaquèrent aux radars argentins, pendant la guerre des Malouines de 1982. Au cours de ce même conflit, le Victor démontra toute l’étendue de ses performances. Opérant depuis la base de Wideawake, sur l’île de l’Ascension, il assura ainsi des missions de reconnaissance radar jusqu’à l’île de Géorgie du Sud, distante de 4 585 kilomètres. L’un d’eux réalisa même la plus longue sortie de reconnaissance opérationnelle de tous les temps, bouclant 11 265 kilomètres en 14 heures et 45 minutes. Le Victor reprit enfin du service en tant qu’avion-ravitailleur pendant la guerre du Golfe. Huit d’entre eux participèrent à l’opération « Tempête du Désert », assurant 299 sorties au profit des avions de l’US Navy, mais aussi des Jaguar et des Tornado de la RAF.
Entre 1955 et 1969, la Force V constitua, au sein du Bomber Command de la RAF un outil de dissuasion nucléaire efficace, crédible, économique et, qui plus est, polyvalent, les bombardiers stratégiques britanniques présentant la caractéristique de pouvoir être affectés à diverses autres fonctions telles que le bombardement conventionnel, la reconnaissance ou le ravitaillement en vol.
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(*) Marie-Catherine Villatoux est agrégée et docteur en histoire. Elle fut pendant 23 ans enseignant-chercheur au Service historique de la Défense (SHD/chef du Bureau Air) avant de rejoindre le Centre de recherche de l’École de l’Air et de l’Espace entre septembre 2016 et septembre 2021. Membre titulaire de l’Académie de l’Air et de l’Espace (Toulouse), elle est l’auteur de plus d’une centaine d’articles, études et communications sur l’histoire de l’aéronautique militaire et du renseignement. |
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