VISION STRATEGIQUE
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Général d’armée François Lecointre (*)
Chef d’état-major des armées
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Treize soldats français participant à l’opération Barkhane sont morts au combat, le 25 novembre 2019. La nouvelle a résonné si fort dans la France entière qu’elle a vivement interpellé le pouvoir politique. À cette occasion, et dérogeant à sa réserve habituelle, le Chef d’État-major des Armées, le général François Lecointre, s’est exprimé publiquement à plusieurs reprises. Il nous a autorisés à publier des extraits d’un document fondamental signé de sa main, intitulé « vision stratégique ». Nous avions présenté dans le n°93 du 4 février dernier Le soldat XXe -XXIe siècle” sous la direction de François Lecointre
La singularité militaire française.
L’obligation faite aux armées de mettre en œuvre la force de manière délibérée pour protéger la France et de promouvoir ses intérêts fonde la singularité militaire et l’originalité d’une institution à laquelle le destin du pays est lié et qui emporte avec elle une part de la culture nationale.
Cette singularité militaire française est le fruit d’une histoire, d’une ambition, d’un rang, d’un corpus de valeurs et d’une éthique propre. Elle s’exprime, vis-à-vis du reste de la société, au travers de certains principes qui garantissent l’efficacité des armées et leur juste positionnement au sein des institutions de la Ve République, notamment au travers du code de la défense.
La stricte subordination des militaires à l’autorité politique, délégataire de la souveraineté nationale, est induite par le caractère exorbitant de l’usage de la force armée. Elle est la clé de voûte de l’architecture institutionnelle de défense de la France.
La primauté du pouvoir politique s’accompagne d’une exigence de discipline et de neutralité et en contrepoint d’une association étroite des militaires à l’élaboration des décisions qui relèvent d’un champ touchant à l’être même de la Nation.
Le principe de disponibilité s’impose aux armées qui doivent répondre à l’obligation de réagir sans délai face à des menaces existentielles pour la Nation.
Appelées à agir en situation de crise pouvant aller jusqu’au chaos, les armées ont besoin que soit organisée leur autonomie.
Cette aptitude à opérer lorsque tout est désorganisé fait des armées un instrument essentiel de la résilience de la Nation.
Si le principe de la singularité militaire – attaché à l’emploi délibéré de la force – ne fait pas actuellement débat, sa mise en œuvre et sa préservation peuvent générer certaines tensions et fragilités.
Au plan sociétal, le rapport à la guerre et à la mort ainsi que les perspectives d’évolution sur certaines grandes questions d’avenir (nucléaire civil, environnement, intelligence artificielle, éthique…) questionnent les exigences fondamentales liées à la mise en œuvre délibérée de la force légitime.
Au plan national, les axiomes qui sous-tendent les réformes en matière de politique publique et les exigences de la politique économique et industrielle de la France nécessitent d’être conciliés avec les principes qui fondent l’efficacité des armées.
La singularité militaire et son acceptabilité par la société – dont les militaires et leurs proches – sont aujourd’hui questionnées. Il convient d’y apporter une réponse claire pour garantir l’efficacité des armées et la cohérence des forces qui ne sont envisageables que si les liens entre armée et Nation restent forts, dynamiques et assumés.
A partir de l’ambition exprimée par le pouvoir politique en matière de défense, l’autorité militaire, responsable de la conduite des opérations dont elle assure le commandement, élabore un format des armées. Ce travail de mise en cohérence opérationnelle, capacitaire, organisationnelle et humaine est soumis à la validation du pouvoir politique qui décide, en outre et en coordination avec les armées, de sa traduction budgétaire.
La guerre « nouvelle génération».
La guerre contemporaine s’affranchit, toujours plus, des frontières physiques et s’élargit aux champs immatériels, dans une logique de continuité. Dans un contexte de généralisation des comportements hybrides – auxquels ont recours aussi bien les États puissants que les émergents et les entités violentes – la guerre des autres (qu’elle soit ou non dirigée contre nous) nous contraint dans tous les champs.
L’hypersensibilité des opinions et la multiplication des liens transnationaux de toute nature donnent une résonance nouvelle aux conflits extérieurs qui peuvent se répercuter sur notre sol et menacer nos intérêts partout dans le monde. L’immunité sécuritaire sur le sol national s’est estompée. Les conflits extérieurs ne restent pas extérieurs.
Guerres de la volonté et guerres de la nécessité.
Les menaces sont permanentes, simultanées et intégrales, mais d’intensité variable. Les notions de lieu et de temps sont devenues relatives. Les actions de temps court visant à produire des effets de sidération, de neutralisation ou de dissuasion se conjuguent avec des dynamiques de long terme dont l’effet est de modifier les termes du contrat social.
La « vis sans fin » des crises bouscule le cycle classique de leur gestion. La permanence des menaces et leur diversité ne laissent ni le choix du lieu ou du champ de l’action, ni le choix du moment et du type d’ennemi qu’il s’agira d’affronter. Aux guerres choisies se sont substituées les guerres de la nécessité, plus chaotiques.
Pour éviter de subir, l’articulation entre temps court et temps long doit être au cœur de toute réflexion stratégique. Elle impose :
– Une grammaire stratégique de modulation des effets militaires et du tempo des efforts, à même de réguler ces crises à défaut de les résoudre.
– Une intégration planifiée et assumée des moyens et des effets, dans une démarche globale et interministérielle.
Cultivant un rapport privilégié au temps long et à l’anticipation, les armées offrent un cadre propice à cette articulation. Elles reconnaissent qu’un « non agir » – en apparence – peut revêtir les vertus de l’agir.
L’enjeu pour les armées est de trouver un nouvel équilibre entre action et réaction, entre instantanéité et patience stratégique, entre planification et opportunisme stratégique.
Guerres régulières et guerres irrégulières.
Un temps réduite par la technologie, l’imprévisibilité s’accroît de nouveau avec l’émergence d’une guerre sans front, sans champ de prédilection et sans frontières. L’ennemi s’affranchit du cadre classique en provoquant et exploitant les opportunités sur l’ensemble du spectre « dissuasion – agression – transgression », conférant aux guerres de « nouvelle génération » un caractère résolument hybride.
La dissuasion nucléaire demeure l’arme absolue. Elle est recherchée par les États en quête d’un statut de puissance souveraine.
La prolifération en cours, l’évolution des doctrines – dans le sens de l’abaissement du seuil nucléaire, y compris chez nos partenaires et le recours à des combinaisons technologiques nucléaire-numérique peu traçantes, sont susceptibles de bouleverser la dialectique héritée de la guerre froide. La doctrine française fondée sur la stricte suffisance et la légitime défense est mise au défi.
L’agression par l’usage désinhibé de la force est redevenue pour certains pays une norme de l’action militaire, quand la violence est le seul horizon de l’action terroriste. Dans certains champs cependant, force et violence tendent à se confondre et permettent aux acteurs d’évoluer dans une zone grise où la question de la légitimité de l’action militaire se pose.
La transgression permet de transposer la « friction » et l’incertitude dans une multitude de champs classiquement tenus à l’écart de l’affrontement guerrier (champs cyber, spatial, économique…).
Elle brouille la distinction entre guerre et paix, enfreint les règles communément admises, évolue sous nos seuils de détection technologique et hors de nos référentiels intellectuels.
Dans sa forme ultime, la transgression s’inscrivant dans le long terme peut devenir altération en s’attaquant au référentiel de valeurs communes, jusqu’à en modifier la nature profonde.
Les évolutions de la conflictualité posent la question de la résilience de nos armées et de la capacité de résistance de nos sociétés à la violence et aux ingérences. Elles nous imposent de poser un regard introspectif sur notre manière d’appréhender la guerre et ses multiples acceptions. Afin de conquérir la liberté d’action dans un contexte chaotique, il est indispensable de développer une vision claire de ses intérêts propres et de ses contraintes, associée à l’agilité des organisations et des esprits, pour saisir les opportunités stratégiques.
La seule véritable limite à l’agilité tient aux impératifs éthiques dont la transgression conduirait à la négation du pacte de valeurs commun qui fonde l’unité nationale et inspire l’action des armées.
La place du soldat dans la cité.
La guerre n’est pas étrangère à la paix. Elle n’a de sens que dans la perspective de la paix ! Cette réalité est cependant difficilement appréhendée, tant individuellement que collectivement, dans nos sociétés libérales qu’il faut incessamment convaincre que la défense et la sécurité ont un prix. On veut la sécurité sans l’affrontement. On accepte la mort si elle est lointaine. Quand l’affrontement devient inévitable, on imagine qu’on peut, à sa guise, le modéliser, le techniciser intégralement, le déléguer à d’autres, et finalement le distancier.
Une telle illusion est porteuse de risques. Hostilité envers l’institution militaire et dérives dans son emploi résultent de l’absence de questionnements sur le sens de l’action militaire et la place de l’armée. Ce questionnement est indispensable pour comprendre la singularité des armées et ce qui les différencie des forces de l’ordre.
Le lien par le territoire et la population.
La présence des armées sur le sol national à travers les postures permanentes, la distribution des emprises et les déploiements opérationnels participent de la vitalité du lien. Les armées sont un acteur à part entière de la vie économique, industrielle et associative et répondent aux exigences politiques en matière d’aménagement du territoire.
Tout l’enjeu pour les armées est de ne pas se laisser entraîner, situations d’urgence mises à part, vers une « permanence généralisée », au sens d’un recours systématisé aux militaires pour pallier les difficultés des acteurs publics dans l’exécution de leur mission. Il s’agit au contraire d’assumer une forme de discontinuité, en fonction de la situation, qui seule permet de conserver intacte la notion d’ultima ratio.
Le lien par les politiques publiques.
La politique publique vise la défense de l’intérêt général et exprime une volonté collective qui s’inscrit dans le temps long. Elle ne ressort pas des logiques économiques et financières de court terme et vise la satisfaction du bien commun.
Au cœur des responsabilités régaliennes de l’État, la satisfaction du besoin des armées nécessite un engagement de long terme de l’État qui se traduit par des Lois de programmation militaire. Celles-ci, par leur durée et leur chaînage, soulignent l’exceptionnalité du fait militaire.
Le lien par les valeurs.
Émanation de la nation, les armées partagent avec elle un socle commun de valeurs qu’elles ont pour mission de défendre ou de promouvoir et qui inspire leur façon de combattre. Parce qu’elles sont dépositaires de la violence légitime, elles ont également cultivé un corpus de « valeurs à fin d’action » relatives à l’acceptation du sacrifice et à l’éventualité de devoir donner la mort, sur ordre.
La force du lien dépend de notre capacité collective (armée et société) à accepter la dialectique des valeurs et les complémentarités qui en découlent : collectif et individu ; communauté et unité ; diversité et égalité ; virilité et mixité, neutralité et engagement politique et syndical.
L’enjeu pour les armées est de permettre aux jeunes générations de comprendre et de partager les valeurs qui fondent leur action et d’intégrer les évolutions sociétales sans dénaturer la profession militaire. Il ne peut y avoir de transposition systématique du référentiel civil dans les armées mais les armées ne peuvent pas être indifférentes aux changements à l’œuvre dans la société sous peine de distanciation et d’incompréhension mutuelle.
Les armées incarnent la devise républicaine. La défense de ces valeurs sous-tend systématiquement l’action militaire française et fonde sa légitimité. Tout malentendu sur le sens de ces valeurs ou dérive éthique de la part des armées serait de nature à rompre le lien.
Les armées ont intégré de manière exemplaire les valeurs républicaines dans leur fonctionnement. La liberté s’exprime à travers l’autonomie accordée à chacun dans l’exercice de sa mission de chef ou de soldat pleinement responsable. L’égalité est vécue sous l’uniforme et se révèle à travers la valorisation du mérite. La fraternité se forge dans la perspective du combat et par le sang versé.
**************************(*)Général d’armée François Lecointre
Le général d’armée François Lecointre chef d’état-major des armées est Saint-cyrien de la promotion « Général Monclar » (1984 -1987).
Il sert principalement au 3e régiment d’infanterie de marine à Vannes, et au 5e régiment interarmes d’outre-mer à Djibouti de 1991 à 1993.
Il a connu de nombreuses expériences opérationnelles, en République Centrafricaine en 1989, lors de la Guerre du Golfe en 1991, en Somalie en 1993, au Gabon puis au Rwanda en 1994, à Sarajevo en 1995. C’est lors de cette mission effectuée sous mandat de l’ONU qu’il monte à l’assaut le 27 mai 1995 avec le lieutenant Bruno Heluin et ses hommes pour reprendre le poste du pont de Vrbanja. Il sera projeté en Côte d’Ivoire en tant que chef de corps avec son régiment lors de l’opération Licorne à l’hiver 2006.
Breveté de l’école de guerre en 2001, il sert durant quatre ans à l’état-major de l’armée de Terre, comme rédacteur des interventions du chef d’état-major, puis au bureau de conception des systèmes de forces. Après son temps de commandement de chef de corps, il est stagiaire au centre des hautes études militaires et auditeur à l’institut des hautes études de la défense nationale de 2007 à 2008, puis il assure la direction de la formation de la 58e session du centre des hautes études militaires des études. De 2009 à 2011, il sert au cabinet militaire du ministre de la Défense.
Le 1er août 2011, promu officier général, il prend la tête de la 9e brigade d’infanterie de marine, à Poitiers, pendant deux années. Il est engagé au Mali à la tête de la première mission européenne de formation de l’armée malienne de janvier à juillet 2013.
Le 1er août 2013, il retrouve l’état-major de l’armée de Terre comme chargé de mission, puis aux fonctions de sous-chef d’état-major « performance-synthèse » de 2014 à 2016. Il est promu général de division le 1er janvier 2015.
Depuis le 1er août 2016, il occupe les fonctions de chef du cabinet militaire du Premier ministre. Il est élevé aux rang et appellation de général de corps d’armée le 1er mars 2017.
Le 19 juillet 2017, en Conseil des ministres, le général de corps d’armée Lecointre est élevé aux rang et appellation de général d’armée, et nommé chef d’état-major des armées à compter du 20 juillet 2017.
Prochain numéro d’ESPRITSURCOUF,
le 127 paraitra le lundi 16 décembre
ESPRITSURCOUF
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