POINTIS,
CORSAIRE DU ROI
ET LES FLIBUSTIERS

(*) Christian Fournier
Historien

 « La prise de Carthagène par Pointis en 1697
(2ème partie) »


Résumé de la première partie.
Parue dans le numéro 118 du 12 août 2019.

Vers la fin de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, Jean Bernard de Saint Jean, baron de Pointis, chef d’escadre, obtient de Pontchartrain et du roi Louis XIV la permission de monter une expédition corsaire pour attaquer les possessions espagnoles dans les Caraïbes. L’escadre est de 21 navires et l’effectif est de 4’000 hommes ; elle appareille le 9 janvier 1697. Arrivée au Cap François (aujourd’hui Cap Haïtien) le 4 mars, elle reçoit le renfort de 8 navires flibustiers (1’100 hommes) commandés par le gouverneur du Casse. Pointis a réfléchi avec soin à l’objectif de l’expédition ; ce sera Carthagène des Indes. L’escadre y parvient le 14 avril et se fait touer dans la rade, après la prise du fort de Bocachica qui commande le canal d’entrée. Trois autres forts (ND de la Poupe, Sainte-Croix et Saint-Lazare) qui défendent les approches de Carthagène sont investis et occupés entre le 17 avril et le 21 avril.

Carthagène – 2019

La voie est libre désormais pour attaquer les remparts de Carthagène. Pointis fait approcher au plus près – au risque de s’échouer – des vaisseaux de l’escadre qui canonnent les remparts, eux-mêmes criblés de boulets par l’artillerie espagnole. A terre, Pointis fait ouvrir la tranchée : il est blessé par un canon à mitraille mais continue de diriger le siège en se faisant porter en chaise. Au cours des journées du 21 au 24 avril 1697, on a créé une route à travers bois pour transporter l’artillerie à pied d’œuvre Le vicomte de Coëtlogon établit une batterie (sept pièces de 12, de 8 et de 6) au pied du fort Saint-Lazare pour ‘enfiler’ le rempart de Carthagène ; mais le principal effort est confié à la ‘batterie royale’ (1 pièce de 36 et 5 de 24) qui est placée à 60 toises (120 m) des remparts avec mission d’ouvrir une brèche. Le 28 avril, toutes les pièces sont en mesure d’ouvrir le feu : nombre de pièces ennemies sont démontées et le feu ennemi se ralentit. Les Espagnols ne tentent aucune sortie.

Rade de Carthagène – 1697

Le 29 avril, Pointis fait approcher à nouveau trois vaisseaux pour canonner les remparts, et il fait préparer l’assaut pour le 1er mai. Les ordres sont donnés pour trois vagues d’assaut : grenadiers d’élite, puis tout le corps des grenadiers, puis le bataillon de tranchée et les flibustiers. Du Casse vient prévenir Pointis que la brèche est praticable dès maintenant, et que l’ennemi travaille frénétiquement à la renforcer. Sans attendre l’avis des ingénieurs qu’il avait envoyés au sommet de N.D. de la Poupe pour étudier la brèche, Pointis donne l’ordre d’attaquer immédiatement.

Du Casse, Lévy (Lévis-Mirepoix) et ses officiers des troupes régulières sont à la tête de l’assaut, l’épée à la main ; les grenadiers suivent, plus difficilement : ils se font tirer dessus, ils ripostent puis s’arrêtent pour recharger… Les officiers essaient de se maintenir sur la brèche, mais ils ont beaucoup de pertes ; enfin Lévy rallie les grenadiers qui culbutent les défenseurs.
Du Casse, « moins léger que les autres » et relevant de blessure, manque perdre haleine dans la montée de la brèche mais parvient au sommet avec une vingtaine de volontaires de la côte. Puis toutes les troupes traversent la brèche.
 
Pendant ce temps, le gros des flibustiers, guidé par un parti de ‘nègres’ (soldats noirs, esclaves affranchis) sous le commandement de Patty (un officier de marine), poursuivent l’ennemi le long des remparts jusqu’à la chaussée qui sépare la ville de Carthagène de son faubourg à l’Est nommé Himani. De là, ils « font un feu extraordinaire » sur les Espagnols, dont 800 environ sont en dehors des remparts, car le gouverneur a fait fermer les portes de la ville. Les Espagnols chargent avec furie le long de la chaussée. Lévy et ses grenadiers viennent au secours des flibustiers et font « une grande boucherie ». Dans cette action, le vicomte de Coëtlogon et le chevalier de Pointis sont mortellement blessés. Le bilan de cette attaque est de 60 hommes tués et environ 70 blessés pour les Français, et au moins 150 morts chez les Espagnols.

Pour arriver dans la ville de Carthagène, il reste un dernier rempart à passer. Pointis fait avancer le gros canon de 36 et fait approcher les vaisseaux pour canonner un bastion dangereux. Du Casse, qui connaît l’espagnol, prend langue avec les assiégés qui se disent prêts à capituler à des conditions honorables. Pointis exige des otages avant de discuter des conditions de capitulation. Les otages, hommes considérables de la ville, sont envoyés. Pointis reçoit – ou feint de recevoir – avis de ce qu’un parti de secours de 1’200 Espagnols est en route vers Carthagène en contournant les marécages par l’Ouest et se dirigeant vers la porte de Santa Catalina par la langue de terre qui longe l’océan : il envoie du Casse et les flibustiers reconnaître ce danger – qui s’avèrera inexistant.

Les conditions de reddition sont discutées. Pointis exige que les habitants révèlent où sont leurs trésors. Les conditions sont cependant acceptées, et le 6 mai le gouverneur, comte de Los Rios, sort avec toute sa garnison (plus de 1’600 soldats) à travers une double haie de soldats du roi, de matelots, et de « flibustiers, habitants et nègres ». Par crainte d’échauffourées, Pointis ne fait pas fouiller la garnison. Le problème est maintenant de trouver les richesses cachées des habitants ! Pointis fait publier que les habitants qui se dénonceraient eux-mêmes garderaient 1/10ème de leurs richesses, et que ceux des habitants qui dénonceraient un voisin garderaient 1/10ème des richesses de celui-ci ; quant à ceux qui cacheraient leur argent, des punitions sévères en cas de découverte leur sont promises.

Les richesses affluent à la Consedoria, maison où est installé du Tilleul, trésorier de l’expédition ; elles sont comptées puis expédiées à bord des vaisseaux du roi. Du Casse, qui est maintenant tout à fait en froid avec Pointis, s’offusque de ne pas assister au décompte du butin ; Pointis ignore cette demande. Mais les flibustiers sont mécontents et s’agitent, ils pillent quelques maisons. Pointis ‘lâche du lest’ devant les flibustiers, en récompensant libéralement leurs blessés, en accordant des gratifications substantielles à leurs chefs et aussi à ceux d’entre eux qui se sont montrés les plus valeureux. Les flibustiers restent mécontents et refusent de travailler à l’embarquement des canons espagnols à bord des vaisseaux du roi. Cependant, le 25 mai, tout l’embarquement est terminé et Pointis fait mettre le feu aux mines pour détruire les remparts.

Du Casse proteste auprès de Pointis contre le traitement accordé à ses flibustiers. Le différend sur le partage du butin est de nature fondamentale. Il avait été convenu entre Pointis et du Casse que le partage se ferait ‘homme par homme’, la même part de butin revenant à chacun, qu’il soit soldat du roi, marin du roi, flibustier, habitant ou nègre. Mais part de quoi ?

Chez les flibustiers, la part du gouverneur et du chef d’expédition était habituellement de 30 %, et donc 70 % du butin était à répartir entre les combattants. Pour un butin de 9 millions de £t (montant en Livres tournois de la somme comptée par du Tilleul à la Consedoria) il revenait donc aux combattants 6,3 millions de £t à partager entre d’une part les 4’000 soldats et marins du roi et d’autre part les 1’100 flibustiers, habitants, soldats de l’île et nègres. Soit pour ces derniers, les combattants commandés par du Casse : 6,3 x (1,1/5,1) = 1,4 millions de £t. En fait, du Tilleul avait très probablement sous-estimé la valeur du butin passé par la Consedoria (du Casse par la suite parlera de 20 millions de £t…) et les flibustiers, qui savaient par habitude estimer le butin d’une ville, escomptaient recevoir 2 millions de £t.

Or les accords passés par Pointis avec les services du roi et les armateurs, ses commanditaires, étaient tout autres ! Tout revenait au roi et aux commanditaires, hormis la part des combattants qui était fixée à 1/10ème sur le premier million de Livres tournois et à 1/30ème sur les sommes au-delà. Soit pour un butin de 9 millions : 100’000 £t pour le premier million plus 1/30ème des huit millions restants, d’où, en application des accords passés avec les commanditaires : 367’000 £t à répartir entre les combattants – dont 22 % (1,1/5,1) pour le parti de du Casse, soit 80’000 £t. En fait, Pointis ayant ‘lâché du lest’ aux flibustiers, la part effectivement payée au parti de du Casse a été de 120’000 £t ; mais cette somme était seize fois moins que celle attendue par les flibustiers !!!  

Les flibustiers, fous furieux, se disposaient à attaquer la Consedoria, puis après le transport du butin – ils envisageaient même d’attaquer les vaisseaux du roi. Il a fallu que du Casse leur parle le langage de la raison et il a eu beaucoup de mal à se faire entendre. Sans la fermeté de Lévy, le Sceptre (84 canons) était attaqué lors de son touage de départ dans le canal de Bocachica.

Initialement, Pointis avait eu l’intention de conserver Carthagène au roi de France ; il avait même désigné un gouverneur (Galliffet) ; mais après la prise de la ville une terrible épidémie de ‘vomito negro’ (la fièvre jaune) lui avait fait perdre 800 hommes en quelques jours. Aussi, après avoir remis à du Casse ce qu’il estimait être le montant dû aux termes du contrat, il avait appareillé, laissant du Casse et sa troupe dans Carthagène. Afin de récupérer du butin en compensation de ce qu’ils estimaient leur être dû, les flibustiers se mirent à rançonner, piller, brûler et torturer dans la ville. Ces exactions, tout à fait inhabituelles après un accord conclu entre une ville et ses conquérants, eurent un grand retentissement et contribuèrent à discréditer la flibuste dans l’opinion internationale.

Partie de Carthagène le 25 mai, l’escadre de Pointis – très affectée par la maladie et réduite à dix vaisseaux – rencontra le 7 juin au SE de la Jamaïque une escadre anglo-hollandaise (Neville, 28 vaisseaux) que Pointis, excellent manœuvrier et doté de navires meilleurs marcheurs, parvint à semer. Devant Terre-Neuve le 8 août, Pointis rencontra une seconde escadre anglaise (Norris, 8 vaisseaux) qui n’osa se mesurer à lui. Puis, à 250 nautiques au SSW des Scilly, une troisième escadre anglaise (Harlow, 6 vaisseaux) l’attaqua bravement malgré son infériorité numérique. Après une canonnade de trois heures, l’avantage de vitesse permit encore à Pointis de semer les attaquants.
Arrivant le 29 août 1697, juste après le départ d’une quatrième escadre anglaise (20 vaisseaux) venue l’attendre devant Brest, Pointis put ainsi ramener à bon port l’essentiel de son butin. Le roi et les armateurs commanditaires furent fort satisfaits de ses prises ! Pointis eut l’honneur de faire cadeau à sa majesté d’une émeraude « grosse comme le poing ».

L’affaire ne s’arrêta pas là ! Du Casse, mortifié par le mépris que Pointis avait montré pour ses hommes tout au long de l’expédition, fit appel à l’équité de Sa Majesté à travers les tribunaux du royaume pour obtenir restitution de la part de prise qu’il estimait devoir être due aux flibustiers. Le procès, alimenté par des Mémoires de part et d’autre, eut lieu en 1698 ; mais avant même que la sentence soit rendue Sa Majesté fit libéralement don aux flibustiers d’une somme telle qu’elle mit fin à la procédure et fut à l’origine de la fortune de du Casse.
Au même titre que Pointis, du Casse eut droit à la faveur du roi et continua sa belle carrière (Sainte-Marthe, 1702 ; Velez-Malaga, 1704 ; Baru, 1708 ; siège de Barcelone, 1714). Il mourut en 1715.

Restée célèbre dans les annales maritimes – comme par la suite, en 1743, sera la prise du ‘galion de Manille’ par le Commodore Anson –, la prise de Carthagène est un exemple, peut-être le seul, où un officier de la marine royale s’est joué de flibustiers endurcis, tirant les marrons du feu pour son roi, ses armateurs commanditaires, et « pour la gloire des armes de la France ».

Notes de lecture :
— Pointis (Jean Bernard Louis de Saint Jean, baron de) ; Relation de l’expédition de Carthagène faite par les Français en 1697 ; Publié à Amsterdam chez les héritiers d’Antoine Schelte ; 1698
— Marteilhe (Jean) ; Mémoires d’un galérien du roi-soleil ; La Haye (rééd. Paris, Mercure de France, 1989) ; 1ère éd. Rotterdam, 1757
— Levot (Prosper) & Doneaud Du Plan (Alfred) ; Les Gloires maritimes de la France, notices biographiques sur les plus célèbres marins ; Paris, Éd. A. Bertrand ; 1866
— LV Seguin ; Campagne de Pointis aux Antilles, 1697 – Expédition de Carthagène ; Paris, Mémoire pour la session 1933-1934 de l’École de Guerre Navale ; 1934
— Saumarez (Philip), Log of the Centurion … Lord Anson’s flagship during his circumnavigation 1740-44 ; edited by Heaps (Leo) ; New-York, Macmillan publishing Co, 1973 ; 1ère éd. 1748 — Villiers (Patrick) ; Les Corsaires du Littoral ; Lille, Presses de l’Université Charles de Gaulle – Lille-3 ; 2000
— Villiers (Patrick) ; Pirates, corsaires et flibustiers ; Paris, Éd. J.-P. Gisserot ; 2018
— Grégoire (Vincent) ; L’expédition de Carthagène en 1697 et la fin de la flibuste ; Article dans la revue « Sens-Dessous » ; 2018 n°1

…………………………………………….(*) Christian Fournier

Ingénieur [EP (X’64) et GM (’69)] , une des dernières promotions du Génie Maritime avant fusion dans le corps de l’Armement., MBA Harvard Business School ‘71).
Sa carrière professionnelle s’est déroulée principalement dans l’offshore pétrolier, dans la société EMH qui concevait des « colonnes articulées » [pour le chargement des pétroliers ou le brûlage d’urgence du gaz], lesquelles ont été utilisées principalement en Mer du Nord (champs de Beryl, Frigg, Brent, Statfjord, Maureen).
Dans les dernières années de sa carrière, Responsable de la « Diversification civile ». de la DCN qui obtient le marché de la construction à Brest (1998-2000) de deux plateformes offshore semi-submersibles : Sedco Express et Sedco Energy. 
Depuis sa retraite, il participe à des séminaires d’histoire moderne (XVI°-XVIII°s.) à l’université Paris-Sorbonne (Paris IV)  où il a obtenu en 2009 un master en histoire. 

Le prochain n° 120 d’ESPRITSURCOUF paraitra le lundi 9 septembre,
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