RÉPRIMÉ,
LE CRIME ORGANISÉ S’ADAPTE

;Xavier Raufer (*)
Criminologue
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L’agence européenne de police Europol et le FBI ont réussi le mois dernier un coup de filet planétaire. Un vaste réseau international lié au crime organisé a été démantelé, sept tonnes de cocaïne ont été saisies. L’opération a été réalisée selon un modus operandi inédit, utilisant un maillage informatique et une messagerie cryptée conçue par le renseignement américain. L’auteur s’en réjouit, mais, nous dit-il à travers ses réflexions, ce type d’opération ne peut suffire pour mettre fin aux réseaux criminels.

rois semaines après la chute du mur de Berlin avant Noël 1990, des prostituées venues de Pologne et de Russie arrivaient dans les rues de Paris. La criminalité s’est toujours adaptée aux évolutions du monde avec la rapidité de la foudre. 

On ne pouvait pas détourner d’avion avant l’invention de l’aéronautique. Dès lors que l’humain réalise une invention, la dimension criminelle arrive avec. Tout le monde s’engouffre dans les nouveautés. Il faut être naïf comme les hippies de la Silicon Valley pour s’imaginer qu’avec la révolution numérique tout ira mieux dans le meilleur des mondes.

Il y a une forme de cynisme tranquille des Gafam à propos des piratages. Les groupes de la tech ne considèrent pas le problème comme fondamental. La devise quelque peu anarchique des Gafam est résumée par eux-mêmes de cette manière « move fast and break things » (allez vite et casser les choses). Cette doctrine a eu pour conséquence de construire des ordinateurs plus sophistiqués, mais aussi de rendre possible les piratages de réseaux, voir plus récemment de subtiliser les codes sources de Microsoft.

Photo Pixabay

La mondialisation et la numérisation ont abouti à créer d’immenses trous dans la raquette, comme en témoigne le récent piratage au rançon-logiciel de Colonial Pipeline (début mai, un gang de hackeurs a paralysé la livraison de carburant sur la côte est des États-Unis en s’attaquant à un oléoduc).

Depuis toujours le monde illicite est un parasite du monde licite. Les nouvelles technologies ont permis aux criminels de croire à une certaine impunité. À un moment donné,  il était évident que certains se feraient rattraper, mais il se peut que ce soit seulement les moins malins.

Les limites de la coopération

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Europol est un office de police de coordination de l’Union européenne. Il est basé à La Haye, là où justement cohabitent de nombreux trafiquants… Les forces de police de l’Union y envoient des personnels, spécialisés dans les domaines du terrorisme, du crime organisé et du cyber.

Quant à Interpol, c’est un office dépendant de l’ONU ou 150 pays cohabitent. L’organisme est principalement concentré sur l’encadrement des extraditions. Quand un individu dangereux est recherché, les États envoient une fiche à Interpol pour l’arrêter. On parle alors de coordination de renseignements.

En outre, chaque pays européen conserve sa souveraineté. Ce sont des échanges et de la coordination qui ont lieu. Europol et Interpol n’ont pas le droit d’arrêter quelqu’un, mais seulement de coordonner des polices nationales.

La difficulté à échanger des informations avec les pays qui hébergent le narcotrafic  est énorme. En parlant à leurs officiels, il y a toujours la question sous-jacente de la corruption. Les échanges sont limités par la nature même des choses, car on ne peut pas leur faire pleinement confiance. De manière plus générale, dès qu’il s’agit d’échanger des secrets, c’est le tête à tête qui marche le mieux. Dans l’histoire récente de l’Europe continentale, l’ETA, le plus dangereux des mouvements terroristes indépendantistes du continent, fut vaincu parce que seuls deux pays, l’Espagne et la France, étaient autour de la table.

Tandis que lors des négociations à Bruxelles (27 interlocuteurs), on ne sait pas qui l’on peut mettre dans la confidence. Ce sont les limites de la coopération multilatérale. Europol fonctionne au coup par coup, sur des enquêtes précises et très limitées. La mafia, de son côté, garde bien ses secrets. Comme disaient les mafieux de Chicago, ville de Al Capone : « Three is a crowd » (Trois est une foule).

Des chiffres écrasants

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Il faut féliciter les policiers et les personnes du cyber d’avoir réussi à piéger ces bandits, et d’avoir neutralisé 7 tonnes de coke. Mais on peut parler d’une goutte d’eau dans un océan de trafic.

Photo Pixabay

En économie, la marge des entreprises traditionnelles correspond à 2 ou 3 % de leur chiffre d’affaires. Tandis que dans le commerce des stupéfiants, la marge des trafiquants est constamment au-dessus de 50 %. Dans ces conditions, les richesses accumulées sont telles que le taux de perte peut être important.

Selon le SIRASCO (Service d’Information, de Renseignement et d’Analyse Stratégique sur la Criminalité Organisée), la France consomme chaque mois de 30 à 35 tonnes de cannabis. L’année dernière, toutes les saisies confondues ont représenté 96 tonnes. Ce qui représente un prélèvement sur le trafic 24 à 26 %. 

Rappel : en France, l’impôt sur les sociétés est de 30 %. Ce que l’appareil d’état français prélève sur les trafics internationaux est moindre que l’impôt sur les sociétés. Il faudrait passer à plus de 50 % d’interception pour réussir à endiguer les trafics. Personne n’a jamais réussi à le faire.

Cela fait trente ans que de manière interrompue, 3 pays exportent de 300 à 500 tonnes de cocaïne vers l’Europe par an. Ni les Américains ni personne d’autre n’ont réussi à les empêcher. Dans le cas de la Colombie, les États-Unis ont simplement repoussé les laboratoires au fond de l’Amazonie, pour que la voie d’exportation passe par le bassin Amazonien puis par l’Atlantique. En somme, ils ont déplacé le problème. 

Si on saisit suffisamment de cocaïne, son prix va doubler, et les criminels en pâtiront. Toutefois, ce prix n’a jamais augmenté en trente ans, il a même plutôt baissé.

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(*) Xavier Raufer, criminologue, est directeur d’études au pôle sécurité-défense du Conservatoire National des Arts et Métiers. Il est Professeur associé à l’institut de recherche sur le terrorisme de l’université Fu Dan à Shanghaï, en Chine, et au centre de lutte contre le terrorisme, la criminalité transnationale et la corruption de l’Université Georges Mason (Washington DC). Directeur de collection au CNRS-Editions, il est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés à la criminalité et au terrorisme, répertoriés dans la rubrique LIVRES d’ESPRITSURCOUF.

Il a écrit  “A qui profite le djihad ?”  publié en mars 2021 aux Éditions Cerf, et présenté dans la rubrique LIVRES dans le numéro 164.


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