UKRAINE,
STATION SPATIALE INTERNATIONALE
ET VOLS HABITÉS
Yves Robins (*)
Expert en aérospatiale
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Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, on a pu entendre plusieurs interrogations sur le devenir de la station spatiale internationale. Y travaillent et cohabitent actuellement deux cosmonautes russes, quatre américains et un allemand.
On peut imaginer que l’ambiance de ce huis-clos spatial doit être plutôt particulière, même si la routine du programme technique de chacun doit (opportunément) laisser peu de temps aux échanges géopolitiques. Et au fil des semaines, des relations d’estime et de sympathie ont certainement dû se créer entre ces professionnels de l’espace. Finalement, les choses se passeront comme prévu et, après un an dans l’espace, l’astronaute américain Mark Vande Hei embarquera le 30 mars prochain dans la capsule Soyouz arrimée à la station et redescendra dans le Kazakhstan avec ses deux collègues russes Pyotr Dubrov et Anton Shkaplerov.
Entretemps, trois autres cosmonautes russes ont été acheminés le vendredi 18 mars dernier pour prendre une relève qui s’annonce « diplomatiquement » délicate.
Seront-ce les derniers cosmonautes russes à travailler à bord de la station ? Probablement pas, car, comme l’indiquait il y a quelques jours, Joel Montalbano, le directeur du programme de la station pour la Nasa, « L’ISS (la Station Spatiale) a été conçue sur le principe de l’interdépendance : il ne s’agit pas d’un processus dans lequel un groupe peut se séparer de l’autre. À l’heure actuelle, il n’y a aucune indication que nos partenaires russes veuillent faire les choses différemment. Donc nous prévoyons de continuer les opérations comme nous le faisons aujourd’hui ». Il a par ailleurs confirmé que l’échange prévu pour l’automne (un cosmonaute russe envoyé dans l’ISS avec un vaisseau SpaceX, et un astronaute de la Nasa avec un Soyouz) était toujours d’actualité.
Depuis le début du projet ISS, les Russes ont joué un rôle important dans le fonctionnement de la station spatiale et les Occidentaux auront bien des difficultés à se passer d’eux. Notons qu’indépendamment des services achetés ou échangés de transport d’astronautes, le vaisseau russe Soyouz fut le seul à assurer la fonction de chaloupe de sauvetage pour tous les équipages de l’ISS entre 2001 et 2020.
Il faut tout d’abord rappeler que le calculateur central de la station est russe. Sans le support technique de leur fournisseur, les Occidentaux vont devoir tirer parti des redondances qui avaient été prévues pour faire fonctionner le tout sans risque.
La question des re-boosts
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Le deuxième problème est le plus souvent cité, car le plus spectaculaire, même si, à terme, il devrait pouvoir être résolu sans crise majeure. La station spatiale vole à une altitude où l’atmosphère terrestre crée encore une traînée, ce qui nécessite des re-boosts réguliers pour « remonter » son orbite. La station fonctionne en orbite terrestre basse à plus de 400 km d’altitude, avec une masse de plus de 430 tonnes. A cette altitude, en fonction de l’activité solaire, la durée de vie orbitale de la station (le temps qui s’écoule avant que la station ne rentre naturellement dans l’atmosphère du seul fait de la traînée atmosphérique) est d’environ un à deux ans sans re-boost. Faute de quoi elle retombera naturellement sur Terre.
Depuis le début, c’est aux Russes que revenait la mission de remonter régulièrement la station sur son orbite, grâce à un cargo spatial nommé Progress. Selon une procédure parfaitement rôdée, le cargo venait s’amarrer à la station, livrait tous les approvisionnements qu’il avait emporté dans sa soute, allumait son moteur et utilisait son carburant pour « remonter » la station sur son orbite. Une fois vide, Progress quittait la station et allait se désintégrer dans l’atmosphère. Et ceci, jusqu’à l’arrivée du cargo suivant.
Depuis l’invasion de l’Ukraine, plusieurs déclarations sur les réseaux sociaux du chef de l’Agence spatiale russe Roscosmos, Dmitry Rogozin, font planer la menace d’un retrait des cargos Progress. L’agence russe a rapatrié les 87 membres de son personnel détaché en Guyane ; beaucoup de lancements de satellites occidentaux par des lanceurs russes vont certainement être annulés et on voit mal la poursuite de ces missions.
Dans les années 2010, les Européens avaient construit cinq vaisseaux cargo/remorqueurs similaires ATV qui fonctionnèrent parfaitement, mais le programme fut arrêté… car les Russes pouvaient le faire.
Reste Cygnus. Un cargo spatial américain, à la construction duquel participent Northrop et Thalès, qui achemine régulièrement deux tonnes d’approvisionnement à la station. Avant l’invasion russe, la Nasa avait prévu une tentative expérimentale de reboost de l’ISS par le Cygnus qui est amarré actuellement. Elle s’apprête à procéder à cet essai et à valider toute la séquence. En théorie, Cygnus pourrait donc prendre la relève de Progress.
Seule ombre au tableau : Cygnus est envoyé vers la station par un lanceur nommé Antares, dont le premier étage est … russe, et les moteurs … ukrainiens. Il reste deux Antares en stock ; de quoi tenir un an et demi. Ariane 5 n’est plus disponible. Ariane 6 ne sera pas disponible avant un moment. Il faudra donc peut-être adapter Cygnus à un lanceur comme le Falcon 9.
Condamner l’ISS
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Troisième problème : dans l’éventualité, qui n’est pas évoquée aujourd’hui, d’un désengagement russe de l’ISS, que faire de Zvezda, la partie russe de l’ISS ? Le module Zvezda comprend une partie des équipements de vie de la station et permet d’héberger deux membres d’équipage. C’est le centre structurel et fonctionnel de la partie russe de la Station. Qui peut prédire jusqu’où iront la crise et les sanctions ? La Russie pourrait très bien décider de séparer Zvezda du reste de la station, mais le problème serait de désarrimer un complexe orbital et de couper des câbles qui n’ont jamais cessé d’être rajoutés depuis 20 ans. Une opération très difficile… quasi impossible.
A terme, c’est certainement l’avenir de la station spatiale internationale qui va devoir être repensé. Il avait été prévu de garder l’ISS en vie jusqu’en 2030, et de la laisser se désintégrer en 2031, mais, sans sa composante russe, les Occidentaux, c’est-à-dire les Américains dans ce cas-ci, jugeront-ils qu’il vaut mieux refermer l’écoutille de l’ISS pour la dernière fois dans cinq ou six ans et mettre toute son énergie dans une nouvelle station privée comme les projets Axiom, Starlab ou Orbital Reef ?
Après 2030, i’ISS devrait en effet être remplacée par une ou plusieurs stations orbitales privées. Dans tous les cas, la Nasa sera le client principal des stations privées qui pérenniseront la présence américaine sur orbite basse, pour ne pas la laisser aux seuls pays concurrents (Chine, Russie).
Et l’Europe dans tout ça
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Dans l’immédiat, il va être compliqué de continuer à coopérer « comme si de rien n’était ». L’Agence spatiale européenne (ESA) a annoncé jeudi dernier avoir acté la suspension de la mission russo-européenne ExoMars et avoir entamé la recherche d’alternatives pour le lancement de quatre autres missions en raison de l’offensive en Ukraine.
Dans un livre passionnant qui vient de paraître (Le Vol spatial habité, un choix structurant pour l’Europe, Ed. Skyshelf), le spécialiste français Philippe Coué montre clairement que tant que l’Europe n’aura pas développé une capacité autonome en matière de vols habités, elle restera soumise aux incertitudes générées par la situation géostratégique mondiale.
Même si ce livre a été écrit peu de temps avant la crise ukrainienne, on comprend vite que cette dernière met encore plus en lumière la nécessité d’une impulsion politique vers une souveraineté spatiale européenne. Pour l’Europe, l’exploration spatiale doit maintenant être vue sous un angle qui englobe un futur lanceur réellement compétitif, et donc réutilisable, un véhicule ayant la capacité d’emporter un équipage qui aurait comme destination première une station spatiale post-ISS en coopération internationale, et le tout dans une approche commerciale.
Or l’Europe peine à développer sa dernière pièce du puzzle, celle d’un accès autonome à l’espace pour l’explorer et l’habiter. Cette situation est paradoxale alors qu’elle maîtrise déjà toutes les technologies pour s’émanciper. Elle a démontré qu’elle possède toutes les pièces du puzzle technologique : lanceur, transporteur, vaisseau … La crise actuelle contribuera-t-elle à lui forger cette volonté politique de rejoindre ceux qui feront l’astronautique de demain et les « influenceurs » du cosmos d’après demain ?
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(*) Yves Robins, diplômé de l’Université libre de Bruxelles, après quarante ans d’expérience, d’abord comme haut fonctionnaire européen, puis comme cadre supérieur dans l’industrie aérospatiale française (chez Dassault Aviation), exerce aujourd’hui sur la scène bruxelloise une fonction de conseil stratégique auprès de l’industrie aéronautique et de défense européenne. |
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