L’Ukraine occupée
L’Europe en réunification
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Dominique Dubarry (*)
Expert en Géostratégie
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C’est un déchirement pour l’auteur, grand connaisseur de l’Ukraine. Tout ce qu’il avait décrit et prédit se concrétise dans le malheur. Ce qu’il redoute maintenant, c’est que l’Ukraine ne soit la première pièce d’un puzzle en construction.
Le jeudi 24 février 2022, à 01 heure, le président de la Fédération de Russie émet une déclaration stupéfiante, menaçant les pays occidentaux qui s’opposeraient à sa volonté « de conséquences jamais vues dans l’histoire ». La déclaration est suivie par le franchissement hors de leur frontière de 150 à 200 000 hommes sur terre, mer et dans le ciel. L’encerclement de l’Ukraine commence, avec les chars déjà embusqués dans les deux provinces du Donbass depuis 2015. C’est une remise en cause unilatérale de l’ordre européen après la guerre froide.
Trois pénétrantes se dessinent avec pour objectifs les villes de Kharkiv, Kiev et Odessa, mais le Blitzkrieg prévu rencontre des retards imprévus, les centres névralgiques occupés le soir sont récupérés la nuit suivante par les Forces armées ukrainiennes. Face à la résistance généralisée et inattendue des Ukrainiens, les tirs visent très vite des immeubles d’habitation et les bâtiments administratifs avec bombes de haute précision comme les MLRS du missile GRAD, et des munitions à fragmentation pour apeurer la population dans le chaos et la panique.
La colonne de chars arrêtera sa progression après trois jours, beaucoup de véhicules sont en panne de carburant sous l’œil goguenard de rares passants. Les ravitailleurs étaient-ils peu nombreux ? La résistance aurait détruit autour de 300 chars. Toujours est-il que la logistique russe présente des lacunes alors qu’elle agissait chez les indépendantistes de Louhansk et Donetsk depuis 8 ans.
Un million six cent mille personnes étaient partis vers l’Ukraine ou à l’étranger. Le face à face entre les indépendantistes confortés par la proximité de la 8e armée russe de Rostov s/Don et les Forces armées ukrainiennes aura duré 8 ans, depuis 2015, causant 14 000 morts civils et militaires. Le Donbass était devenu un conflit gelé qui s’est ranimé le 24 février.
Le coup de force était prévisible, il s’annonçait avec le non renouvellement du Groupe de contact trilatéral réunissant l’Ukraine, la Fédération de Russie et l’OSCE initié en mai 2014, mais non renouvelé par la volonté du Kremlin à l’automne dernier. L’OSCE absente, les outrances et provocations se sont multipliées à la frontière. Le 2 mars à minuit, le Chef du Kremlin franchissait le Rubicon, le dépeçage de l’Ukraine commençait, gommant les quelques avancées des Accords de Minsk auxquels s’accrochaient les bons offices franco-allemands qui ont montré leur échec après 8 années d’incompréhension, une escalade d’accusations mensongères vis-à-vis de Kiev, mais qui s’adressaient aussi directement à l’Occident. L’invasion était en marche ouvrant une crise majeure dans l’Est européen ! Pourra-t-elle s’arrêter ?
Le choc va s’appuyer sur deux conflictualités asymétriques avec un militarisme prémédité sur le plan politique par Vladimir Poutine et son délire paranoïaque. Il était persuadé que le pouvoir politique à Kiev allait s’effondrer et qu’un homme de paille pourrait s’y substituer. Son obsession a tourné au délire, accusant 26 fois l’Occident dans son dernier discours. En parallèle, l’occupation sur le terrain visait des sites stratégiques prioritaires, les Centrales nucléaires de Zaporijia, le canal de Crimée qui transporte l’eau à Kakhovka pour la survie de la péninsule, les aérodromes, tours de télévision…La dégradation des relations avec Moscou s’accompagne de désinformation, fausses nouvelles, gros mensonges multipliés à l’infini par les Trolls aux ordres du FSB. Ces cyberattaques permanentes déclenchent une inquiétude et un sentiment d’insécurité permanent et déstabilisateur en Ukraine, mais aussi chez les riverains de la mer Baltique, la Suède, la Finlande et les 3 pays baltes.
Au-delà de l’imaginable
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La guerre est en Ukraine et la peur s’étend aux frontières. La multiplication d’intimidations par les avions Sukhoï SU27 rappelle les sirènes des avions allemands en 1940. Des Ukrainiens sont déjà partis, Le Haut-Commissariat des Nations Unies précise que dix millions d’Ukrainiens ont quitté leur domicile depuis le début de la guerre. Dans les territoires investis, l’occupant tente d’imposer une police administrative appliquant une terreur manifeste auprès de la population qui se voit confisquer ses passeports.
Après le début des hostilités, la disproportion des forces est telle que le grignotage territorial joue en faveur de l’occupant malgré l’encerclement de Kiev, Kharkiv, Marioupol et Odessa qui ne cèdent pas à l’envahisseur. Selon le ministre de la défense ukrainien, Oleksii Reznikov, les occupants russes ont tué plus de civils que de militaires ukrainiens en visant écoles, maternités et hôpitaux.
Une véritable résilience accompagne les Ukrainiens, attitude totalement négligée par le Chef du Kremlin. Les Ukrainiens se battent pour leur liberté, leur dignité comme ils l’avaient fait à Maïdan en 2013/2014. Le pays réaffirme son identité multinationale, il ose le dire bravement, il acte sa « guerre patriotique ».
Cette résilience stupéfie l’Europe et s’accompagne d’une prise de conscience et de la recherche d’une cohésion européenne de la part de l’ensemble des 27 pays, y compris les râleurs habituels polonais et hongrois. Le changement de cap est significatif en Allemagne par les décisions de son nouveau chancelier Olaf Scholz. Il a rempli l’obligation du 2 % du PIB dans l’achat d’armement, avec 100 milliards d’euros d’investissements. Une autre conséquence du conflit concerne le Gazoduc Nordstream 2 acté par la pusillanimité d’Angela Merkel et Poutine. L’opérateur du NS 2 a déposé le bilan le 1er mars, douloureux sacrifice pour les investisseurs, conséquence logique de l’entrée en guerre pour les stratèges. Bonne nouvelle, car l’addition de NS1 et NS2 donnait le monopole de l’approvisionnement gazier en Europe à la Russie.
L’isolement diplomatique de Moscou s’est révélé à l’Assemblée générale de l’ONU le 22 mars 2022, où 141 voix (contre 5) ont condamné l’agression russe, enjoignant le gouvernement de Poutine de « cesser d’utiliser la force en Ukraine ».
La montée paroxystique des tensions lors de déploiements militaires russes va pousser le président Joe Biden à repenser son désintérêt pour l’Europe, alors que la stratégie américaine se concentrait en priorité autour du Pacifique et de la Chine depuis sa présidence.
Outre l’Ukraine
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L’appétence de Poutine pour l’étranger proche n’a plus de limites. Il a imposé la rénucléarisation au président biélorusse Alexandre Loukachenko, le mal élu d’août 2020, avec la présence d’armes nucléaires dites « tactiques ». Depuis l’opération conjointe Zapad de septembre 2016, il semble que les troupes russes restent plutôt présentes pour la protection de Loukachenko que pour menacer l’OTAN !
Malgré sa neutralité, la Moldavie supporte deux charges lourdes : les 2 000 hommes de la 14e armée russe qui depuis 1991 protège la République autonome de Transnistrie sur les bords du Dniestr, et les moldaves russophiles qui demandent leur rattachement à Moscou (Poutine y sera très sensible). Dans ce cas, la Russie occuperait tout le littoral septentrional de la mer Noire sur mille kilomètres.
La Russie poutinienne a déjà occupé 2 provinces de Géorgie en août 2008, en Abkhazie et Ossétie du sud. Beaucoup d’Ossètes étant partis, des passeports russes ont été distribués gratuitement à la population, initiative qui faussera un éventuel référendum après une invasion russe. A moins que l’ombre toujours prégnante du géorgien Staline ne s’y oppose.
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(*) Dominique Dubarry est spécialiste de la commercialisation de produits de défense et de sécurité en Amérique du Nord, dans le nord de l’Europe et spécialement dans les trois pays baltes. Auditeur de l’I.H.E.D.N. et du Centre des Hautes études de l’Armement, il est considéré comme l’un des meilleurs spécialistes français de l’Ukraine et des pays baltes. Il a publié de nombreux ouvrages, dont « Les Rencontres Franco-Baltes » en 2006, et « France-Pays Baltes » en 2010, traduit en lituanien. Il est l’auteur « D’une mer l’autre, de la Baltique à la Mer Noire: la confluence de deux mondes », livre présenté dans la rubrique LIVRES d’ESPRITSURCOUF du n° 92 du 28 janvier 2019 dont il vient de publier une 2ème édition avec la mise à jour de plusieurs chapitres (6 ,8, 10 et 11) |
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