Zones hors-contrôle,
un pouvoir aveugle et impuissant : pourquoi ?

Xavier Raufer (*)
Criminologue

On peut sans fin s’indigner de voir des enseignants poignardés à mort ou égorgés ; des centre-ville, désormais, ravagés ou incendiés ; Grenoble, Marseille, Nantes (parmi d’autres) devenir des champs de tir. C’est stérile : en défoulant les indignés, cela prolonge même le système pervers coupable du présent chaos. Ou bien, on peut tenter de diagnostiquer, ce que je fais ici.

 

Le désordre mondial des trois dernières décennies, la révolution numérique, ont provoqué la mutation des doctrines politiques de la Guerre froide. Comme le cinéma génère alors des clowns cruels, le libéralisme et le conservatisme ont vu surgir leurs doubles terrifiants : néo-conservatisme aux États-Unis, néolibéralisme en Europe.

L’incarnation du néolibéralisme en France, c’est Macron et le macronisme ; en Grande-Bretagne, le « conservatisme » de Liz Truss, tout comme le « travaillisme » de Keir Starmer – deux faces de la pièce néolibérale. À Londres, cette doctrine a récemment suscité un livre éclairant The invisible Doctrine : the secret story of neoliberalism (Penguin). On y lit ceci : « Le néolibéralisme… est une bombe à neutrons politique. Les structures extérieures de la politique – élections, parlements – subsistent, mais suite à l’irradiation des forces du marché, il reste peu de pouvoir politique derrière ces façades. Le pouvoir réel se déplace vers d’autres forums, inaccessibles aux citoyens ordinaires »… Résultat ? « L’écrasement du choix politique ».

Ce livre dévoile la volonté fanatique des néolibéraux de démanteler l’État-nation et de lui substituer un anomique État-marché, où tout le régalien est massacré au profit d’une idéale et libertarienne fluidité. La feuille de route du renard dans le poulailler. 

Pour imposer l’horreur sociale, les néolibéraux font dans le féroce : en Grande-Bretagne, pour écraser toute protestation, Liz Truss, première ministre « conservatrice »- ultralibérale virée en 2022 au bout de 49 jours pour désastre financier, lance d’emblée au Parlement un Public Order Bill « le plus répressif des temps modernes ».

Cette loi sur l’ordre public permet depuis au néolibéral-« travailliste » Keir Starmer d’incarcérer tout critique sur les réseaux sociaux ; d’abord sur les crimes des migrants clandestins. En France bien sûr, c’est la poigne de fer macroniste sur les grands médias d’information, la répression pointilleuse des identitaires et le lynchage assumé des Gilets Jaunes.

Conclusion de The Invisible Doctrine : « Lorsque l’épais réseau d’interactions nous liant à l’État est dépouillé, ne restent que les pires aspects de son pouvoir : la coercition, l’oppression. L’État devient notre ennemi. »

Cet ennemi est-il invincible ? Non car toujours plus, il sombre dans l’aveuglement et l’autisme politique. Voici pourquoi et comment :

  • Michel Maffesoli définit ce système comme infosphère : symbiose de ceux qui ont le pouvoir de FAIRE (Dirigeants politiques, grands patrons) et de DIRE (grands médias). Ce monopole de l’information hypnotise l’opinion, permettant au pouvoir néolibéral de la conduire là où elle refuse d’aller (de l’État-nation à l’État-marché).
  • Mais la symbiotique infosphère enferme ces dirigeants politique-finance-médias en une étouffante bulle ; Martin Heidegger la nomme « Sphère des évidences courantes ». Rien d’extérieur à cette bulle formatée par les médias-serviles n’est plus admissible à nos dirigeants. Ce qui offusque leur vision-du-monde est occulté par les médias, qui dévaluent par exemple en « faits-divers » le réel criminel. Ce choquant réel-tangible, nos dirigeants l’expulsent violemment dans la langue même de leur colonisateur mental (« Fake News »… « Brainwashing »…).

Inexorablement, le réel cesse-t-il ainsi d’être pour eux tangible, donc prévisible.

  • Ce phénomène d’auto aveuglement est d’ailleurs un classique du légendaire européen : la méchante reine de Blanche-Neige exige de son miroir qu’il la déclare la plus belle ; s’il en va autrement, elle sombre dans une frénésie homicide.
  • Ainsi, le pouvoir auto-intoxiqué dérive de surprise en choc, toujours plus secoué…effaré de ce qu’il advient… Réagissant à ces « surprises » par d’ineptes bricolages (interdire les couteaux… l’accès à l’Internet) … Toujours plus dépendant des médias serviles pour vanter les futilités qu’il promeut en « solutions » brillantes : la bulle devient plus étanche ; l’étouffement s’aggrave.

Ce pouvoir politique n’a ni prévu la guerre Ukraine-Russie… La coagulation de l’Eurasie en un centre géopolitique majeur… ni le tsunami de cocaïne, ni la criminalisation des zones hors contrôle des métropoles. RIEN. 

Idem ou pire à l’échelle de l’Union européenne. 

Régalien : d’illusions en lubies propagandistes, cette bourgeoisie néolibérale (Bobo) sombre dans des crises croissantes. Karl Marx l’avait prédit « Tous les liens complexes unissant l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié, ne laissant subsister, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du paiement au comptant. Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité traditionnelle, dans les eaux glacées du calcul égoïste ».

S’extraire de la mortelle éteinte néolibérale, c’est éviter la noyade « dans les eaux glacées du calcul égoïste ». Salutaire perspective.

 

Article paru initialement dans Atlantico (N°19), en juin 2025.


(*) Xavier Raufer, criminologue, est directeur d’études au pôle sécurité-défense du Conservatoire National des Arts et Métiers. Il est Professeur associé à l’institut de recherche sur le terrorisme de l’université Fu Dan à Shanghaï, en Chine, et au centre de lutte contre le terrorisme, la criminalité transnationale et la corruption de l’Université Georges Mason (Washington DC). Directeur de collection au CNRS-Editions, il est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés à la criminalité et au terrorisme, répertoriés dans la rubrique LIVREd’ESPRITSURCOUF.