La place de la religion
dans un monde de divergences

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Théodore Rayane (*)
Étudiant en relations internationales

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Rayane Theodore, pour Espritsurcouf, a interviewé David Vauclair, professeur à l’ILERI (Institut Libre des Études en Relations Internationales et Sciences Politiques) au sein du campus de Paris. Ancien professeur à Boston University (jusqu’à juin 2022), David Vauclair est spécialiste des religions.
Il est l’auteur de deux ouvrages, parus aux éditions Eyrolles : Judaïsme, christianisme, islam : points communs et divergences : Points communs et divergences (2016) et Géopolitique des religions et des spiritualités (2021).
L’entretien a été réalisé peu de temps avant les évènements dramatiques du mois d’octobre.

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Après une mondialisation féroce qui a entrepris de réorganiser l’ordre mondial et de chambouler les cultures et religions des individus. Beaucoup ont l’impression qu’il y a un renouveau du phénomène religieux et que les religions reprennent de la vigueur à travers différents processus. Qu’en pensez-vous ?

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David Vauclair :

Lorsqu’on réfléchit aux questions de mondialisation, on réfléchit souvent d’un point de vue occidental, et en tant qu’occidental nous pouvons constater qu’il y a une sécularisation importante :  les religions ont été beaucoup séparées de l’ordre politique. Toutefois, lorsqu’on pose cette question à des individus de différents pays du globe, ils pensent que la religion a toujours une place importante.

Quand on est français, et qu’on fait partie d’un pays assez athée et agnostique, on se retrouve avec un grand nombre d’individus peu mobilisés par les religions et les questions de spiritualité. Toutefois, ce n’est pas du tout la norme. Habituellement, ce dont on parle lorsque le fait religieux est évoqué, ce n’est pas tant le retour du religieux, ressenti par une minorité de pays, mais une déprivatisation du religieux. Les religions sont à nouveaux plus publiques que ce qu’elles pouvaient l’être précédemment. C’est justement cette déprivatisation qu’il est intéressant de suivre car on peut voir que la vision est davantage considérée comme une part importante de tout à chacun. Ce paradigme-ci peut permettre à beaucoup de gens d’exprimer leur religion différente.

Paradoxalement, même si la religion se déprivatise, elle est moins profonde dans la manière d’être vécue. Effectivement si on prête attention à la connaissance religieuse des croyants, cette connaissance a tendance à être plus superficielle qu’elle ne l’était. Par exemple, si on demande aux gens croyants (en Occident plus particulièrement) la signification d’une quelconque fête religieuse ou une question sur le contenu d’un livre religieux, ces derniers seront moins en capacité de répondre. Ceci est notamment lié à la présence des religions en ligne où l’on remarque une transformation de ce que sont les religions (les plus connues).
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Dans votre ouvrage, vous abordez souvent la vision du monde de Samuel Huttington qui est, je le rappelle, un professeur américain ayant entrepris de diviser le monde selon des aires culturelles. Dans son livre Le choc des civilisations, il prend appui sur la guerre en ex-Yougoslavie pour montrer que les pays du globe vont s’identifier bien plus à leur civilisation ou religion qu’à des frontières étatiques. Même si son livre date d’un vingtaine d’années, pensez-vous qu’aujourd’hui les guerres sont le fait majoritairement de différends religieux ?David

 

Vauclair :

Je ne pense pas que les guerres sont majoritairement le fait de différends religieux, même si l’élément religieux est devenu beaucoup plus important. Quand on regarde la grande majorité du temps, les instincts guerriers seront souvent mobilisés par des questions économiques et politiques. L’aspect religieux va permettre une mobilisation bien plus importante et une radicalisation. Néanmoins, ceci dépend du genre de conflit, car dans une guerre, les religions peuvent être apaisantes ou abrasives. Ce qui est intéressant par rapport à 1996 (moment où Huttington publie son ouvrage), il nous fait remarquer que les aspects culturels et religieux vont être plus mobilisateurs et que désormais l’étendard sous lequel nous allons nous rassembler sera plus prédominant qu’auparavant.

Mais le fait que cette question religieuse correspond à une réalité des conflits, nous pouvons y éprouver un certain nombre de doutes. Par exemple, la guerre en Ukraine laisse place à des affrontements entre orthodoxes. Ce qui est intéressant toutefois est qu’il va y avoir une mobilisation au travers d’une orthodoxie russe et d’une orthodoxie ukrainienne. La religion, dans ce cas-ci, permet d’être moteur d’un instinct guerrier.
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Peut-on alors dire que les religions sont parfois un prétexte pour le déclenchement d’une guerre ?

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David Vauclair :

Je ne sais pas s’il est possible de citer actuellement une guerre où le prétexte du conflit est religieux. Le cadre est habituellement économique ou politique.

Si nous prenons l’exemple du conflit irlandais qui a laissé place à des affrontements entre protestants et catholiques, les individus et acteurs de ce conflit ne vont pas se disputer véritablement sur la religion ou un point théologique, c’est plutôt une focalisation sur une redistribution de ressources ou de pouvoir.

Dans beaucoup de conflits, le religieux n’arrive qu’après d’autres points de divergences et de discordes. La religion ne va pas créer autant d’oppositions que nous pourrions le penser. Si nous prenons l’exemple de l’opposition très connue, reconnue et lointaine entre chiite et sunnite : outre les divergences religieuses, il y a des réalités fortes dépassant le cadre cultuel.

Les décisions politiques et géo-stratégiques sont prises en suivant l’intérêt des Etats, l’Iran ou l’Arabie Saoudite pour ne situer que ceux-là, plutôt que pour des questions religieuses. Mais effectivement dès qu’il y a une tension, la religion va venir appuyer cette dernière. Si l’on regarde les conflits uniquement dû à des problématiques religieuses, nous pouvons remarquer que l’acteur est très souvent Al-Qaïda ou Daech. Il y aura dans ce cas-là une vraie mise en avant du religieux.

Dans l’ensemble des autres guerres, il faut donc apporter une certaine forme de nuance. Par ailleurs, cette revendication du fait religieux est à prendre en considération davantage que pendant la Guerre froide. Avant les années 90, il n’y avait que très peu de revendications religieuses. En Afghanistan, ce sont les moudjahidines qui vont s’opposer aux soviétiques.

Ensuite, à la suite de la chute de l’Union Soviétique, ces premiers deviennent affiliés à des formes religieuses. Cela signifie donc qu’avant 1990, les combats se font selon un idéal politique ou idéologique et puis après il y a une réorientation vers un cadre religieux. Est-ce que véritablement le conflit a changé ?

Pour revenir à votre première question, si l’on regarde une carte du monde nous pouvons constater que la plupart des conflits sont des guerres civiles et n’opposent plus deux Etats. Et dans ce côté de guerre civile, généralement les groupes politiques se déchirent autour d’une distribution du pouvoir et d’un accès plausible à avoir accès aux ressources de l’Etat. Les exemples du Yémen et du Sud-Soudan nous le confirment.

           

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Le meilleur exemple ne serait-il pas la guerre civile au Liban ?

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David Vauclair :

Lors de cette guerre, nous avons pu remarquer que le levier est plutôt social que religieux. Les individus qui vont soutenir le Hezbollah, le font-ils parce qu’ils sont chiites ou parce que le Hezbollah les soutient socialement et leur donne une place au sein de la société ?

En effet, une personne venant d’un milieu pauvre et trouvant un acteur, se revendiquant religieux, pouvant la faire accéder à des ressources économiques n’aura d’autre choix que de s’adonner à lui. Toutefois, le motif religieux n’est pas le premier. Au Liban, il y a des logiques d’alliance et de soutien mutuel qui correspondent beaucoup plus à des réalités socio-économiques qu’à un aspect religieux qui prévaudrait. Il ne faut jamais oublier que l’expression sociale d’une foi (ce dont est le fait religieux) vient d’individus et que ces derniers suivent leur religion mais sont aussi animés par d’autres motivations.

L’essentiel des actions quotidiennes d’une personne vont être motivés par d’autres facteurs, indépendamment qu’on puisse avoir une foi profonde.

Si je dois me servir de votre exemple, outre le fait que vous avez probablement une foi constitutive de votre personne et vous animant au quotidien, les différentes activités dans la journée que vous allez faire dans la journée résultent en partie de motivations professionnelles, financières ou personnelles.

On ne peut donc pas poser le fait religieux comme prépondérant dans toutes les guerres, cela en devient insolvable. Il faut donc le considérer comme une réalité humaine parmi d’autres. Par ailleurs, cet aspect religieux peut aussi être considéré dans un cadre nationaliste, à l’instar de la Pologne ou l’Indonésie.

Rajoutons enfin le point qui amène à réfléchir sur la manière dont on se perçoit en tant que religieux.

Nous pouvons donc voir qu’il y a plusieurs catégories selon lesquelles on peut placer les divers niveaux de religiosité mais qui ne signifient pas une potentielle action religieuse forte.

Pour le dire différemment, le pape est évidemment catholique mais est-il représentatif des catholiques ? Institutionnellement il l’est, mais dans la réalité de la vie catholique il l’est beaucoup moins. En effet, sur le plan français, la meilleure représentativité des catholiques serait une dame âgée allant à l’église 2 fois par mois. Ceci entraîne un décalage et pose la problématique de la représentation du cadre religieux. En se focalisant sur la facteur religieux, on peut ignorer d’autres aspects du conflit sûrement bien plus moteurs et autrement importants que l’aspect religieux.
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Dans une société internationale globalisée, le monde arabo-musulman a créé plusieurs organisations religieuses avec comme but la promotion et la diffusion de l’islam ou bien encore la représentation et la défense des intérêts musulmans. Les moyens mis en place sont-ils efficaces pour l’acceptation de l’islam dans un cadre interreligieux et dans une volonté de coopération internationale ?

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David Vauclair :

L’islam est une religion majeure avec beaucoup de pratiquants et une masse assez importante qui, en plus, n’est pas aussi hiérarchisée que le catholicisme. C’est aussi une religion prosélyte, au même titre que le christianisme et le bouddhisme. Son but est de convaincre mais elle n’impose par pour autant sa conviction. Il y a une volonté par l’islam et ses acteurs, de construire un processus viable et commun, de tisser des ponts et des liens. Dans le même temps, il y a des cercles volontaires pour une conversion aussi universelle que possible pouvant résulter à des tensions. Ceci dépend également de la branche de l’islam concernée et de la région donnée.
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La Mecque – Ouest de l’Arabie saoudite – Source : Pixabay

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Fin 2010, a explosé l’affaire de la crèche Baby Loup ouverte dans le 78. Une puéricultrice ayant participé à la création du lieu est licenciée en raison du port de son voile, contraire au règlement intérieur de la crèche. Cette affaire a donné lieu à plusieurs divergences politiques et juridiques. C’est aussi le symptôme d’un débat sur la laïcité qui enflamme les débats et est très souvent au cœur d’élections. Les enjeux auxquels la laïcité a dû faire face avec le catholicisme sont-ils les mêmes que ceux présentés par l’islam ces dernières années ?

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David Vauclair :

C’est une question difficile, je répondrai tout d’abord oui et non. Dans une premier temps, le cadre est similaire : c’est une séparation entre l’Eglise et l’Etat et de la place de la foi par rapport à la société civile. Toutefois, la société a changé et l’islam n’a pas la place que le catholicisme avait. C’est une religion en 1905 qui, de très loin, est la religion majoritaire en France depuis plus d’un millénaire. Tandis que l’islam est une religion qui reste très largement minoritaire par rapport à l’essentiel de la population, la place des deux religions est donc différente. Il y a aussi un contexte historique. Le catholicisme est intrinsèque au noyau culturel français et son identité, alors que l’islam apparaît comme un héritage colonial lié à une forme d’immigration, composante de l’histoire française mais beaucoup plus récente. Les réactions sont alors différentes.

Le Vatican à Rome – Source : Pixabay

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En 1905, le cœur des lois mises en place résultait d’une volonté politique forte de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Aujourd’hui, les débats sur la laïcité sont beaucoup plus tournés vers le social et la place de la religion dans la société avec une relative intolérance du peuple français par rapport à cette expression là. Et ce, au contraire des Américains qui ont une sensibilité moins forte et qui n’oseraient pas exprimer leur foi religieuse si on la leur demande.

En France, la sensibilité peut s’exprimer par les débats politiques, l’histoire du pays, le métissage du peuple français. En effet, mettre sa foi en avant peut amener à une séparation du fait que l’identité est constituée en partie par la religion, il y a alors des chances de dispute. Le cadre est donc différent. L’adaptation des lois est aussi liée à une représentation de la société et nous avons à partir de ce moment-là une multitude de questions sous-jacentes, c’est-à-dire la place de chacun dans la société et la gamme de neutralité et de liberté que nous pouvons avoir. Effectivement, il est naïf de penser qu’un habit est autre chose qu’une représentation extérieure de ce que nous sommes. Un message est envoyé selon notre accoutrement, de manière volontaire ou involontaire. Si j’arrivais habillé comme un punk, en tant que directeur de l’ILERI, votre perception de ma personne et de ma parole serait différente que si j’étais habillé classiquement (avec une chemise). À partir de ce moment-là, les aspects sociaux ressurgissent et les lois de la laïcité, indispensables à la vie démocratique du pays, vont prendre un impact.

De plus, il ne faut pas oublier que la laïcité n’est pas un principe qu’on trouve en France. La Turquie et l’Inde sont des pays laïques, même si ces dernières années plusieurs coups sont portés à la laïcité dans ces pays. D’autres pays ne sont pas laïques, mais séculaires ou sécularistes, et amènent néanmoins une apparence laïque à la vie politique du pays. C’est le cas aux Etats-Unis, où le sécularisme jeffersonien est à la base de la constitution américaine, résultant d’une séparation ferme entre l’Eglise et l’Etat.

Dans tous les pays qui se veulent laïques, on va avoir des questions très différentes, mais similaires, sur la séparation entre l’Eglise et l’Etat, notamment en constatant les cas indien, turque ou mexicain. En réfléchissant donc à l’affaire Baby Loup et à toutes celles qu’il y a eu entre 2004 et 2015, ce sont différentes affaires qui relèvent plutôt de questions sociales avec notamment la place de la religion dans la société civile, puis une réalité qui soit une réalité égale. Finalement, en constatant, il n’y a pas d’évolution des lois de la laïcité depuis 1905. En revanche, il y a une évolution importante de la présence du religieux dans la sphère publique.

(*) Théodore Rayane, étudiant à l’ILERI (Institut Libre des Études en Relations Internationales), membre de l’association « ILERI Défense », est passionné par la géopolitique, et les cultures et histoires des peuples.

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