LETTRE OUVERTE A JEAN-YVES LE DRIAN

 Richard Labévière
Rédacteur en chef

Monsieur le Ministre,

Nos premiers mots veulent s’inscrire, au-delà des félicitations convenues, dans une perspective d’espoir en vous souhaitant, d’ores et déjà, une pleine réussite dans vos missions au service de la France. Vous êtes, désormais, en charge de notre politique extérieure, comme vous fûtes responsables de nos armées avec une certaine réussite. Par conséquent, il s’agit maintenant de vous soutenir dans l’intérêt de notre pays, selon le vieil adage français my country first…

La « Meute » a enchaîné les désastres

Cela dit, vous n’êtes pas sans savoir que notre diplomatie est mal, extrêmement mal en point depuis son dernier sursaut gaullien, magnifiquement joué par Dominique de Villepin devant le Conseil de sécurité des Nations unies, le 13 février 2003. Malheureusement, cette charge héroïque s’est vite perdue dans les sables du renoncement, du conformisme, sinon de l’indignité… Au lendemain du G8 d’Évian (juin 2003) – que nous avons qualifié de « Grand Retournement » (1) – nous avons assisté à l’émergence d’une école française néoconservatrice (la « Meute » ou la « Secte », selon les différentes appellations en cours au sein même du ministère des Affaires étrangères), surgeon de sa racine mère américaine.

Rompant avec la filiation gaullo-mitterrandienne – multilatéralisme, Europe-puissance et respect du droit international –, la Meute a non seulement vidé les différentes directions du Quai d’Orsay de leurs experts et expertises au profit de courtisans et d’approches idéologiques et morales, mais elle a aussi enchaîné les désastres : désaffection à l’égard de l’Europe, alignement sur les États-Unis et Israël, tensions avec la Russie, contresens et échecs au Proche-Orient, diplomatie d’exclusion, décalage avec l’Afrique, absence de politique étrangère en Asie ainsi qu’en Amérique latine.

Avouez que cela fait beaucoup, sans compter que vos prédécesseurs les plus médiatiques – Bernard Kouchner et Laurent Fabius –, qui ne se sont pas beaucoup intéressés aux mécanismes du « Département » (les diplomates appellent ainsi leur ministère), ont largement contribué aux coupes drastiques de nombreux budgets, notamment ceux de la coopération internationale et du développement touchant à l’influence, au soft/smart power, à la francophonie et aux coopérations culturelles ! Face à cet état des lieux des plus préoccupants, on ne peut que souscrire à l’appel du Club des Vingt (2) préconisant une refondation de notre outil diplomatique nécessitant une sérieuse remise à l’écoute du monde, afin de retrouver les chemins d’un réalisme rénové.

L’Otan, une alliance de dupes

Bien sûr, il s’agit d’abord de restaurer les raisons cartésiennes fondatrices : l’indépendance – la France d’abord, mais pas la France seule – ; dialoguer avec ceux qui comptent et pas seulement avec ceux qui plaisent ; partir du monde tel qu’il est et tel qu’il change ; construire une politique étrangère mondiale et mener son action en particulier dans le cadre d’un projet européen – lui aussi – rénové.

À cet égard, il faut bien acter que le moteur franco-allemand ne fonctionne plus et que Madame Merkel prend des décisions unilatérales – et pas seulement sur le plan économique – en matière d’énergie, de politiques migratoires et de sécurité. Plus que jamais, une Union européenne à 27 (après le Brexit) reste divisée sur le Brexit justement, sur l’Ukraine, la Syrie et la Palestine, notamment. Ne parlons pas de l’« Europe de la défense » – dont les progrès devaient suivre le retour de notre pays dans le commandement intégré de l’Otan – constamment supplanté par une alliance de dupes au service d’intérêts prioritairement américains.

Que faire ? Revenir aux six pays fondateurs ? Relancer un mécanisme de coopérations renforcées ? Stopper les élargissements territoriaux afin de revenir à la consolidation d’institutions plus efficaces et approfondies ? En tout cas, il faudra bien inventer de nouveaux mécanismes, de nouvelles énergies susceptibles de réconcilier les citoyens avec un projet européen que la technostructure bruxelloise a vidé du sens minimal au profit de ressentiments légitimes, hâtivement qualifiés de « populistes ». Aussi immédiat que de grande ampleur, ce chantier prioritaire conditionne notre avenir et il est certainement judicieux d’avoir rebaptisé votre ministère en commençant par les Affaires européennes.

La France doit redevenir médiatrice

Pour le reste, il s’agira d’être très pragmatique, mais ferme, avec Monsieur Trump, foncièrement imprévisible et qui pourrait être prochainement « empêché ». Signifiez bien à la Meute qu’une France – alliée des États-Unis – ne doit pas toujours s’applaventrir devant eux ! Quant à nos rapports avec la Russie, sans naïveté ni idéologie, ils devront assurément être reconsidérés dans un nouvel esprit libéré de l’antisoviétisme primaire qui inspire encore nombre d’élites françaises et européennes.
Aux Proche et Moyen-Orient, et notamment en Syrie, la diplomatie française a tout faux et, comme l’affirment de nombreux responsables politiques locaux : « Elle est sortie de nos écrans radar ! » Fermée en mars 2012 par Alain Juppé, l’ambassade de France à Damas doit être impérativement et rapidement rouverte ! Hors jeu des processus d’Astana et de Genève – où la Russie et l’Iran font l’Histoire –, la France doit redevenir médiatrice et ne plus coller à l’Arabie saoudite dans l’espoir d’improbables contrats commerciaux.

À cet égard, Monsieur le Ministre, permettez-nous d’exprimer une inquiétude récurrente – depuis les velléités hollandaises de vouloir « punir » militairement la Syrie en septembre 2013 –, d’autant qu’Emmanuel Macron a répété à plusieurs reprises qu’il restait favorable à une intervention militaire en Syrie. Comme ancien patron des armées, vous savez mieux que quiconque qu’une nouvelle guerre « occidentale » au Proche-Orient serait désastreuse et qu’elle ajouterait de nouveaux malheurs aux tragédies en cours.

Monsieur le ministre, on se souvient avec bonheur de votre engagement des années 1980 dans la belle ONG Bretagne-coopération internationale. Proche des clubs de Jacques Delors, vous étiez alors plutôt pro-palestinien et en faveur de la recherche d’une solution juste, équitable et durable au Proche-Orient. Nous espérons, de tout cœur, que vous restez fidèle à ces engagements passés. Nous savons aussi que vos amis bretons les plus proches vous ont surnommé affectueusement le « saumon rose » parce que vous savez habilement remonter les courants.

Notre douleur et nos espoirs

Dans l’immédiat, nous souhaitons ardemment que vous remontiez celui du « Département » afin de mettre la Meute hors d’état de nuire pour que votre ministère se remette au service des vrais intérêts et valeurs de notre pays. Que vous remontiez aussi le courant qui nous a exclus des Proche et Moyen-Orient et qui nous affaiblit en Méditerranée et en Afrique, dans nos voisinages de proximités stratégiques vitales.

Monsieur le Ministre, nos meilleurs vœux vous accompagnent et, très modestement, veulent vous soutenir pour la France que nous aimons, mais pour laquelle nous ressentons depuis trop d’années une grande douleur. Celle-ci est surtout imputable à la politique étrangère menée par vos prédécesseurs – Bernard Kouchner et Laurent Fabius – qui n’ont pas défendu les intérêts de notre pays. Vers la fin de L’Espoir, André Malraux écrit : « La mort n’est pas une chose si sérieuse, la douleur, oui… »
Kenavo, Monsieur le Ministre, et bon vent. Nous sommes là, dans le phare de Locronan !

 

Richard Labévière

 

(1) Le Grand Retournement – Bagdad/Beyrouth, Richard Labévière, Éd. du Seuil, 2006.
(2) Présidé par l’ambassadeur Francis Gutmann, le Club des Vingt réunit d’anciens ministres des Affaires étrangères, des diplomates et des spécialistes des relations internationales, parmi lesquels Hervé de Charette, Roland Dumas, Bertrand Dufourcq, Francis Gutmann, Gabriel Robin, le général Henri Bentegeat, Bertrand Badie, Denis Bauchard, Claude Blanchemaison, Hervé Bourges, Rony Brauman, Jean-François Colosimo, Jean-Claude Cousseran, Régis Debray, Anne Gazeau-Secret, Jean-Louis Gergorin, Renaud Girard, François Nicoullaud.