ESPIONNAGE :
LES ÉTATS-UNIS ET LA BOMBE FRANÇAISE

.Joseph Le Gall (*)
Ancien officier de renseignement

.


Des documents secrets américains déclassifiés, couvrant la période de février 1946 à juin 1987, nous démontrent (on s’en doutait un peu) que les services de renseignement américains ont espionné pendant près de quarante ans le programme nucléaire français. Par la suite, ils ont bénéficié du soutien du New Zealand Security Intelligence Service (NZSIS).
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Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis et le Royaume-Uni décident secrètement de fusionner leurs programmes nucléaires respectifs. L’accord stipule que les travaux de recherche ne doivent pas être divulgués à un pays tiers, y compris à la France. Les deux alliés savent que la France ne tardera pas à rattraper son retard en la matière, mais ils ne souhaitent pas lui faciliter la tâche…

En 1946, le général de Gaulle crée le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) pour effectuer des recherches sur l’énergie nucléaire à des fins civiles et militaires. En 1954, en pleine guerre froide, sous l’impulsion de Pierre Mendès France, président du Conseil,  la France lance un programme de recherche nucléaire militaire.

Dès son retour au pouvoir en 1958, le général de Gaulle estime que la France, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, doit disposer de l’arme atomique afin de conforter sa place parmi les cinq grands.

De Gaulle dote la France de l’Arme atomique


Le 13 février 1960, la première bombe A française (« Gerboise bleue ») est testée à Reggane, dans le Sahara algérien. De novembre 1961 à février 1966, 13 tirs en galerie seront réalisés dans le Hoggar.
Contrainte de mettre fin aux essais nucléaires dans le Sahara, suite aux accords d’Évian, la France va construire en Polynésie, dès 1963, le Centre d’Expérimentations du Pacifique (CEP).

Le 7 mars 1966, le général de Gaulle, récemment réélu, annonce au président américain Lyndon B. Johnson le retrait de la France du commandement militaire intégré de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN).  Entre 1966 et 1974, la France va effectuer dans le Pacifique 46 essais atmosphériques sur les atolls de Mururoa et Fangataufa.Entre 1975 et 1996, elle procédera à 147 essais souterrains dans les sous-sols et sous les lagons des atolls de Mururoa et Fangataufa.

Les documents secrets américains déclassifiés concernent plus de 30 rapports (référencés de 1 à 30 dans le texte), initialement classés « Top Secret », rédigés par les diverses agences de renseignement, dont la CIA, le State Department intelligence, le Manhattan Engineer District’s Foreign Intelligence Section, l’U.S. Pacific Command intelligence, le Strategic Air Command intelligence, etc. Cinq dossiers, de 2 à 30 pages, intitulés The French Nuclear Weapons Program,  regroupent les informations concernant les années 1959, 1960, 1964, 1974 et 1976 (plusieurs passages sont censurés).

Parmi ces documents, des rapports de mai 1963 et novembre 1964 sont consacrés à la construction du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), aux programmes de la bombe nucléaire AN-11 devant équiper les avions Mirage IV et du missile mer-sol balistique stratégique (MSBS) devant équiper le premier sous marin nucléaire français, le SNLE « Le Redoutable ». A la lecture de ces documents on apprend que dès 1946, l’Office of Strategic Services (OSS), ancêtre de la CIA, et le Manhattan Engineer District’s Foreign Intelligence ont réussi à infiltrer le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), créé un an plus tôt.

Prise par la caméra d’un satellite militaire KH-7 ,
photographie de l’atoll de Mururoa et des installations militaires françaises.
Photo USAF

Après qu’en 1958 le général de Gaulle ait décidé de doter la France de l’arme nucléaire, les Etats-Unis vont, en vain, faire pression sur la France pour qu’elle y renonce. Dès lors, ils vont demander à leurs services de renseignement de suivre de près l’évolution du programme nucléaire français. Nom de code : opération « Burning Light » (« Lumière brûlante ») 

L’opération « Burning Light »


En 1959, la CIA va orienter ses recherches sur les capacités de la France à produire de l’uranium enrichi et du plutonium. Un calendrier prévisionnel des essais sera établi. En 1960, l’explosion de la première bombe A française (« Gerboise bleue ») au Sahara sera surveillée avec les moyens de Air Force Technical Applications Center (AFTAC Center) grâce à des stations au sol implantées au Mali, au Niger ou en Libye.

Après le Sahara, l’opération « Burning Light » va se poursuivre dans le Pacifique durant les expérimentations françaises à Mururoa et Fangataufa. L’effort de collecte et d’analyse impliquait les diverses agences de renseignement américaines, avec l’aide de l’US Navy et de l’US Air Force. De son côté, la CIA va recueillir d’importants renseignements par la recherche ouverte, mais aussi et surtout grâce à des sources humaines recrutées par ses agents en France, et aux rapports d’écoutes de la National Security Agency (NSA). D’importants moyens seront déployés sur zone. Des bâtiments ELINT (Electronic Intelligence) et SIGINT (SIGnals INTelligence) seront utilisés pour l’interception des communications radio COMINT (communications intelligence), permettant ainsi aux américains de connaître à l’avance la date et l’heure des essais…

La CIA bénéficiait aussi de l’imagerie satellitaire fournie par AFTAC / Air Force satellites (satellites espions militaires KH-7), lesquels lui ont permis d’observer les installations d’enrichissement et les sites d’essais de Mururoa et Fangataufa. Un document Top Secret de décembre 1964 relate le projet   « Whale Tale »  (utilisation par la CIA d’un avion espion U-2 depuis un porte avions). Ainsi, le National Reconnaissance Office (NRO), créé en septembre 1961, a organisé au profit de l’Agence de renseignement américaine plusieurs vols de reconnaissance d’avions espion U-2 au-dessus de Mururoa et Fangataufa. Par la suite,  ces  missions de surveillance seront réalisées par des avions KC-135 du Strategic Air Command.

La campagne de tir de 1966


En juillet 1966, la France va procéder à ses premiers essais nucléaires dans le Pacifique. Nous sommes quatre mois après que le général de Gaulle ait annoncé le retrait de la France du commandement militaire intégré de l’OTAN.

Pour observer cette première campagne de tirs, les américains ont déployé d’importants moyens navals et aériens. Dès le mois de juin, les bâtiments français de la « Force Alfa » vont observer de nombreuses intrusions de navires de recherche de l’US Navy et d’aéronefs de type KC 135 dans la zone d’exclusion : – le 12 juin, le navire de renseignement (ELINT) USS Belmont (GTR-4) et l’USNS Richefield (T-AGM-4), un Missile Range instrumentation Ship,
– le 30 juin et le 1er juillet, la présence d’un sous-marin nucléaire est signalée,
– le 1er juillet, le KC-135 USAF 9146 est identifié par un avion Étendard du porte-avions Foch, à 150 nautiques de Mururoa. Le lendemain, un autre appareil non identifié est repéré.

L’USNS Richfield, un familier des eaux environnantes de Mururoa et de Fangataufa.
Photo US navy.

Le 2 juillet, en présence du ministre des armées, Pierre Messmer, a lieu le premier tir aérien « Aldébaran » sur l’atoll de Mururoa.

Le 3 juillet, le KC-135 USAF 12674 est contraint de se poser d’urgence sur l’aéroport de Tahiti. Son équipage est muni de dosimètres…
Le 9 juillet, l’USNS Richfield va de nouveau violer la zone d’exclusion.
Le 19 juillet, a lieu le tir aérien « Tamouré ». Il s’agit d’une bombe AN – 11 larguée au large de Mururoa par un Mirage IV. Une heure après l’explosion, le KC-135 USAF 9164 et l’USNS Richfield sont repérés sur zone.

Le 10 septembre,  le  général de Gaulle doit assister depuis le croiseur De Grasse au premier tir sous ballon « Bételgeuse ». A J-2, les Etats-Unis vont annoncer qu’ils viennent de lancer la capsule spatiale Gemini XI ; ils sollicitent le concours de la marine française pour un repêchage dans le Pacifique. S’agit-il d’une diversion pour justifier la présence du Richfield et d’avions de surveillance ? On peut le penser, car la capsule Gemini XI lancée le 12 septembre va amerrir le 15 dans l’Atlantique, à 700 km à l’Est de la Floride, à moins de 5 km du point initialement prévu !

La veille du tir, l’USNS Richfield est de nouveau repéré sur zone, ce qui irritera fortement le général de Gaulle. Cette présence conduira à reporter le tir, officiellement pour cause de mauvais temps…Il aura lieu le 11 septembre, avec succès.

A partir de 1968, deux avions KC-135RS de la 55th SRW (Strategic Reconnaissance Wing) seront spécialement détachés à Hickam Air Force Base à Pearl Harbor (Hawaii) pour l’opération « Burning Light ». Ces appareils équipés en version EC-135N sont dotés de senseurs permettant d’enregistrer après chaque essai atmosphérique la signature de la bombe :impulsions électromagnétiques (IEM),rayonnements, prélèvements de particules dans l’atmosphère, etc.). Toutes ces données sont ensuite analysées par les scientifiques américains du Los Alamos Laboratory. Ces aéronefs effectueront 15 missions en 1968, 13 en 1970 (pas de tirs en 1969) et 2 en 1971, dont l’une se terminera tragiquement.

Cyrano, c’est le surnom donné par quelques aviateurs français à ce KC 135, en raison de l’enflure de son nez, modifié pour recevoir nombre de senseurs top secret
Photo USAF

La disparition de L’USAF 61-0331


En juin 1971 doit avoir lieu le tir « Encelade ». Cet essai est très important car il concerne le programme MR-41 destinés à équiper le premier SNLE « Le Redoutable » (prévu pour être admis au service actif en décembre 1971).

Pour surveiller ce tir, c’est l’avion USAF 61-0331 commandé par le colonel Billy L. Skipworth qui est prévu. L’appareil était à l’origine un Boeing KC-135 TRIA (Telemetry Range Instrumentation Aircraft), rattaché au Space and system office (SAMSO) pour le programme Appolo. L’avion a été spécialement modifié en version EC-135N pour effectuer des missions de renseignement lors des essais nucléaires atmosphériques à Mururoa et Fagantaufa.

Le 12 juin,  l’avion survole la zone de Mururoa.  Aussitôt après le tir « Encelade » effectué sous ballon, il va effectuer ses relevés. A bord se trouvent 12 scientifiques civils spécialement embarqués pour la mission, notamment Thomas R.Connor du Los Alamos Laboratory (laboratoire de recherche nucléaire), Edward M. Slagel de Westinghouse corporation de Baltimore et Allen Moriflette d’AVCO corporation de Wilmington. A l’issue de sa mission, l’avion va faire une escale technique aux Samoa américaines, probablement pour décontamination et plein de carburant.

Le 13, l’appareil quitte Pago Pago pour rejoindre sa base à Pearl Harbor. Alors qu’il se trouve à 113 km des côtes hawaïennes, il va s’abîmer en mer. Il n’y aura aucun rescapé parmi les 12 membres d’équipage (militaires) et les 12 passagers civils. La cause de l’accident n’a jamais été révélée.
Les données du tir « Encelade » seront perdues pour les américains.

Après la disparition inexpliquée de cet aéronef, les vols d’avions EC-135N vont reprendre jusqu’à la fin des essais aériens. Un document TOP Secret de CINCPAC Command (Commander-in-Chief, US Pacific Command) de 1973, relate les activités de renseignement de l’USNS Wheeling (T-AGM-8 – Missile Range Instrumentation Ship) sous le nom de code « Pock Mark », en relais avec un avion EC-135N, avec l’aide d’hélicoptères SH-3 Sea King opérant depuis l’USNS Corpus Christi Bay (T-ARVH-1).
En 1974, dernière année des essais atmosphériques, c’est l’USNS Huntsville (T-AGM-7) qui a assuré cette mission.

Fac-similé du message de SAMSO

4950 th Test Wing operated 61-0331 for the Space and Missile System Office (SAMSO).
The aircraft deployed routinely to the « Burning Light » Task Force located at Hickam Air Force Base Hawaii to monitor French atmospheric nuclear test conducted at their Center d’Experimentation du Pacifique (CEP) including Polynesian blast sites at Fangataufa and Mururoa Atols.
61-0331 disappeared on 13 June 1971 while returning to Hawaii after observing the French Encelade atmospheric nuclear test at Mururoa.
The aircraft was enroute from Pago Pago to Hickam Air Force Base. All 24 crewmembers were lost, 12 of them civilians.

Les informations relatives à la mission et à la disparition de l’USAF 61-0331 proviennent des recherches effectuées par l’auteur. Elles ne figurent pas dans les documents déclassifiés américains.

L’implication de la Nouvelle-Zélande


Selon le chercheur universitaire américain Jeffrey T. Richelson, spécialiste des questions stratégiques auprès de National Security Archive à l’université George Washington, les opérations de surveillance des activités nucléaires françaises dans le Pacifique, commencées vers 1966, se sont poursuivies dans les années 1990 lors des essais souterrains. Des renseignements sur les mesures sismiques et les relevés géologiques de l’atoll de Mururoa ont été recueillis. Jeffrey T. Richelson affirme qu’une partie des observations était menée par la Nouvelle-Zélande, en coopération avec les Etats-Unis.

Dès 1970, la Nouvelle-Zélande et l’Australie sont à la tête des pays du Pacifique réclamant la fin des essais nucléaires français en Polynésie. En 1972, les mouvements pacifistes et antinucléaires s’organisent en Nouvelle-Zélande.  En 1973, deux frégates néo-zélandaises vont franchir la limite interdite des 60 milles (111 km) autour de Mururoa. En 1983, la Nouvelle-Zélande est représentée à la Conférence du Nuclear Free and Independant Pacific (NFIP). Durant l’été 1985, le gouvernement français est informé que Greenpeace se prépare, depuis la Nouvelle-Zélande, à envoyer le « Rainbow Warrior » perturber la campagne de tirs à Mururoa. Le 10 juillet, une équipe de nageurs de la DGSE va couler le navire dans le port d’Auckland.

A partir des années 1990, c’est le New Zealand Security Intelligence Service (NZSIS) qui, dans le cadre de l’United Kingdom – USA Security Agreement  exercera les activités de surveillance au profit de la CIA, de la National Sécurity Agency (NSA) et du National Reconnaissance Office (NRO).

C’est le Government Communications Security Bureau (GCSB) qui était chargé des écoutes au sein du réseau ECHELON, grâce aux stations de Waihopai (interception de communications par satellite) et de Tangimoana (interception des communications radio).

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(*) Joseph Le Gall a servi 27 ans à la Direction de la protection et de la sécurité de la défense. Officier de renseignement, il a occupé diverses fonctions en France, outre-mer et à l’étranger. De 1999 à 2005, il est Délégué général de l’ACORAM (association des officiers de réserve de la Marine). De 2006 à 2015, membre de la rédaction de la revue MARINE & OCEANS éditée par l’ACORAM,  il est l’auteur de plusieurs articles sur la défense, le monde maritime et le renseignement. Il est actuellement président délégué de l’ANASSA (Association Nationale des Anciens des Services de Sécurité des Armées). Il a publié plusieurs ouvrages, dont  « 1914-1918 : La Guerre secrète » publié dans le cadre du Centenaire (2015) , et « L’Histoire des services de renseignement et de sécurité de la défense, du SR Guerre (1872) à la DRSD » (2016) et récemment en 2020, l’ouvrage que nous présentons dans notre rubrique LIVRE du n°139 du 1er juin  « Kennedy, la CIA et Cuba : Histoire secrète »
Il a réalisé pour espritcors@ire un important dossier sur « Le renseignement français »

Bonne lecture et rendez-vous le 27 juillet 2020
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