EUROPE :
LES LIGNES BOUGENT


Général (2S) Alain Bouquin
Président du G2S
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Entre des réflexes nationaux vivaces (souverainistes) et des appels à une plus large mutualisation de certains domaines régaliens, le Général Bouquin s’interroge sur ce que pourrait être une Europe de la défense. Il ne s’agit évidemment pas de se lancer dans de la politique fiction, mais d’éclairer les nombreuses prises de position ou  initiatives récentes ayant trait à la Défense européenne. Il n’est pas toujours évident d’en comprendre les attendus ou les enjeux.

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Pour éclairer l’avenir, il nous a paru nécessaire de fixer les contours de ce nouveau paysage et de tirer les enseignements majeurs qu’il permet d’envisager.

En premier lieu, plusieurs déclarations récentes de hautes autorités politiquessont à mentionner car elles éclairent d’un jour nouveau la problématique de « Europe et Défense ». Mises bout à bout, elles semblent indiquer que les lignes vont bouger et qu’un nouvel équilibre est en gestation…

Ils causent, ils causent…


Le président américain Donald TRUMP, qui souffle le chaud et le froid dans ce domaine comme dans tant d’autres, paraît prendre ses distances vis-à-vis de l’OTAN. Il donne l’impression de ne plus considérer l’engagement des Américains au profit de leurs alliés européens comme relevant de l’automaticité prévue par les traités… Basculant ses priorités militaires sur l’Asie et le Pacifique, l’Amérique sera plus économe des moyens qu’elle acceptera de dédier à la sécurité de l’Europe. Elle les consentira en proportion de ses seuls intérêts, créant l’inquiétude des ex-pays du bloc soviétique qui ont voulu rallier l’OTAN face aux déstabilisations expansionnistes de la Russie.

Pour leur part, certains partis allemands, approuvés par la Chancelière Angela MERKEL, évoquent le transfert à l’Union Européenne du siège français au conseil de sécurité de l’ONU. Hypothétique, car nécessitant une politique étrangère et de sécurité véritablement commune, cela ne serait pas sans conséquence en termes de diplomatie et de défense sur l’Union.

De son côté, le Président français Emmanuel MACRON, en évoquant une « armée européenne », a surpris de nombreux experts et suscité divers commentaires. La  formule utilisée relève davantage d’une vision à long terme que d’un projet immédiat, mais elle a le mérite de fixer un niveau d’ambition. Il a par ailleurs commandé à Louis GAUTIER, ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, un rapport portant sur les enjeux de la défense de l’Europe. Ce rapport, qui vient de lui être remis, devrait servir de  réservoir d’idées à proposer aux partenaires de la France.

Enfin le contexte du BREXIT, même si de part et d’autre de la Manche on affirme que rien ne va changer en matière de défense,  génère une incertitude palpable. Les partenariats mis en place (Lancaster House en particulier) résisteront- ils aux difficultés croissantes que la sortie du Royaume-Uni de l’Union va provoquer ? Il semble vital pour nos forces, mais également pour notre industrie, que les programmes déjà lancés puissent aller à leur terme, en particulier ceux concernant les missiles et la guerre des mines.

La bombe française sur la table


Avec la sortie prochaine du Royaume-Uni de l’Union, la France restera le seul pays de l’UE à la fois doté d’une capacité de dissuasion nucléaire et membre permanent du conseil de sécurité de l’ONU. Cette situation nouvelle est à mettre en perspective avec la décision récente des États-Unis, puis de la Russie, de suspendre leur participation au traité dit des FNI (forces nucléaires de portée intermédiaire).

La  base de l’ile longue abrite les sous-marins nucléaires lanceurs d’engin français.
Photo Google earth.

Sur la base de ces constats,  plusieurs idées plus ou moins iconoclastes ont été mises sur la table. Elles visent peu ou prou à mutualiser, au profit de l’Union, les responsabilités actuellement détenues au niveau national par la France…

Ces propositions suscitent à ce stade plus d’interrogations que de certitudes, des interrogations qui peuvent d’ailleurs se résumer en une seule question, très simple : la dissuasion française a-t-elle un avenir européen ? La sensibilité du sujet, mais surtout son manque de maturité manifeste nous force à reconnaitre l’impossibilité, pour le moment, d’une esquisse de réponse sérieuse à cette question.

Il est utile, dans un second temps, de passer rapidement en revue les principales décisions récentes, d’en décrypter les contenus et d’en évaluer la portée.

Ils agissent, ils agissent…


L’initiative européenne d’intervention (IEI) est un nouveau dispositif dont la France est à l’origine. Il vise à mettre en œuvre une réelle capacité d’intervention des Européens (anticipation stratégique, planification, appui aux opérations, RETEX…). Ce n’est pas la première fois que les Européens essaient de mieux structurer leurs processus et structures opérationnels, mais cette tentative bénéficie d’un soutien fort de plusieurs nations de poids…

La Coopération structurée permanente (CSP) est une initiative communautaire qui repose sur un mécanisme permettant de mieux construire des projets communs. Elle renforce  l’implication des États membres par le développement de projets concrets, en particulier dans  le domaine capacitaire.

La mise en place du Fonds européen de défense (FED) est également un instrument d’origine communautaire. Il est destiné à assurer sur la durée un soutien budgétaire aux efforts de recherche et de développement (R&D) de défense des Européens ? Il succède à des dispositifs antérieurs de moindre portée. L’effort consenti par le FED est significatif ; les chiffres parlent d’eux-mêmes : le PADR (Preparatory Action on Defence Research) couvre la période 2017-2019 avec un financement de 90 millions d’euros ; le programme EDIDP (European Defence Industrial Development Program), bénéficiera de 500 millions d’euros sur 2019-2020 ; le FED devrait pour sa part se voir consacrer plus de 13 milliards d’euros sur 2021-2027…

La progression des crédits consentis est impressionnante et semble consacrer une volonté nouvelle de soutenir avec vigueur une politique de R&D de défense en Europe. Elle devrait également constituer un outil puissant pour soutenir la structuration d’une base industrielle technologique de défense (BITD) européenne.

Ne pas oublier le lancement de nombreux projets de coopérationsur des programmes d’armement initiés avecl’Allemagne: MGCS (Main Ground Combat System), pour remplacer à terme les chars de bataille Léopard et Leclerc ; SCAF (système de combat aérien du futur), programme articulé autour des plateformes de combat qui succéderont au Rafale, pilotées ou « dronisées » ; MAWS (Maritime Airborne Warfare System), la future patrouille maritime ; CIFS (Common Indirect Fire System), le canon du futur ; le drone MALE RPAS (Medium Altitude Long Endurance – Remotely Piloted Aircraft System).  On a même évoqué côté allemand la réalisation d’un porte-avions commun…

SCAF : le futur avion de combat franco-hispano-allemand est prévu entrer en service en 2040.
(Dessin Dassault Aviation).

La mise en place de ces projets de coopérations et le financement de leurs études préliminaires peuvent à juste titre être considérés comme des succès politiques. Ces coopérations consacrent une bascule : après des années de projets communs avec les Britanniques, c’est désormais l’Allemagne qui fait figure de partenaire privilégié !

Succès éphémères ?


Une certaine prudence doit cependant rester de mise : l’expérience montre qu’une coopération en matière d’armement reste toujours un parcours du combattant aux conclusions incertaines…La conjonction de ces interventions et de ces initiatives montre que les lignes sont en train de bouger. Il convient d’en dégager les grandes tendances.

Car, derrière cette « analyse de textes » forcément délicate  se dessine une question de fond : cette conjonction d’initiatives lourdes et de réorientations majeures doit-elle être interprétée comme le signal d’un nouvel élan pour la construction d’une défense européenne ?Et si oui, peut-on raisonnablement penser que cet assemblage a de meilleures chances d’aboutir que les tentatives antérieures ?…

À l’heure où le projet européen a semblé être violemment remis en cause, l’idée selon laquelle le sujet de la défense, parce qu’il est existentiel, est le meilleur vecteur de la construction européenne reste sans doute  pertinente… Une suite de projets concrets, plutôt bien conçus, est aujourd’hui la traduction de cette tentative. Mais si pertinentes soient-elles, l’empilage des initiatives, sans volonté politique, sans consensus entre les nations, et surtout sans soutien démocratique, ne pourra sans doute pas atteindre les objectifs fixés.

Le sentiment qui domine est plutôt celui d’un foisonnement assez dispersé que celui d’une stratégie clairement définie,  partagée entre les partenaires et qui se déclinerait en actions coordonnées… La volonté conjointe de définir une stratégie commune, aux implications politique, diplomatique et militaire, pour défendre des intérêts collectifs, reste mal perceptible. Cela est dû au fait que les États européens ne partagent pas les mêmes attentes vis-à-vis de la construction européenne. Au bilan, on paraît se contenter, comme on le fait depuis plusieurs décennies, par facilité ou par impuissance politique, de traiter la question de la défense européenne « par le bas » : coopérations d’armement bi- ou multilatérales, structures militaires de dimensions variables allant de la brigade au corps d’armée, exercices conjoints, soutien financier à la R&D de défense…

Alors, véritable révolution des mentalités, des objectifs et des ressources vers une construction politique ambitieuse ? Ou simple tentative de réaménagement des dispositifs existants pour redynamiser un processus qui s’essouffle ?…

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* Général de corps d’armée (2S) Alain Bouquin

Saint-Cyrien de la promotion général ROLLET, il a participé à plusieurs opérations extérieures notamment au TCHAD et en République de CENTRAFRIQUE (1984, 1986, 1988 et 1989) ainsi qu’au KOSOVO en 2001.Successivement secrétaire général du Conseil des systèmes de forces, commandant de la Légion étrangère, adjoint au directeur de la stratégie de la Direction générale de l’armement, directeur du SASF (Service d’architecture des systèmes de forces), il termine sa carrière militaire comme inspecteur de l’armée de terre. Il quitte le service actif le 1
er juillet 2015 pour rejoindre le groupe Thales au sein duquel il occupe les fonctions de conseiller défense (terre).Il est président du G2S.

Cet article fait partie du dossier n°24 réalisé par Le Cercle de réflexions du G2S «  EUROPE et DEFENSE » publié en juin 2019 et consultable sur : http://www.gx2s.fr/

Le G2S  est répertorié dans la rubrique THINK TANKS de la « Communauté Géopolitique, Économie, Défense et Sécurité » d’ESPRITSURCOUF

Association selon la loi de 1901, le G2S est un groupe constitué d’officiers généraux de l’armée de terre qui ont récemment quitté le service actif.
Ils se proposent de mettre en commun leur expérience et leur expertise des problématiques de défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, pour donner leur vision des perspectives d’évolution souhaitables de la défense.


Bonne lecture et rendez-vous le 29 juin 2020
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