L’OSCE dans la crise du Donbass

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Martin Numa (*)
Docteur en Histoire contemporaine et Relations internationales.
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Alors que les chars russes sont en Ukraine et que les bombardements embrasent la totalité du territoire, publier un article sur les patrouilles de surveillance du cessez-le-feu dans le Donbass peut paraitre complètement dépassé. Mais cet article porte sur cette crise un regard particulier. L’auteur a passé trois ans au Donbass, sur la ligne de front, en mission pour l’OSCE, dont le rôle dans l’affaire est très méconnu, pour ne pas dire ignoré.  Il nous livre ici sa vision du conflit, connotée par son expérience du terrain.

Son témoignage illustre clairement le déphasage entre la perception d’une situation et la réalité. Poutine et les occidentaux fonctionnent avec des logiciels différents qui ne permettent pas des échanges sécurisés. Joe Biden et les dirigeants de l’Europe se retrouvent comme des élèves devant résoudre un problème avec des données fausses. A force de le répéter, il est temps de le prendre en compte : le monde a changé.

Nous retranscrivons la conversation avec l’auteur, enregistrée le 18 février, soit deux jours avant la dégradation brutale de la situation. Nous la publions dans sa forme originale et en conservant le présent de l’indicatif.

A la date de la parution de notre Revue, des opérations militaires russes ont visé divers points du territoire ukrainien.

Nous reviendrons ultérieurement sur le dossier ukrainien avec Martin Numa, au regard de ce qui va se dérouler dans les semaines à venir.

Au préalable, un rappel s’impose : qu’est-ce que l’OSCE ? L’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe est composée de 57 États d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Asie. C’est la plus grande organisation régionale de sécurité au monde. Elle œuvre pour plus d’un milliard de personnes, par le biais d’un dialogue politique et par des activités concrètes sur le terrain. Elle est un acteur essentiel de la sécurité paneuropéenne, en sa qualité de seule institution où la Russie, les États-Unis, le Canada, tous les pays d’Europe et d’Asie centrale, peuvent dialoguer directement dans un cadre multilatéral et sur un pied d’égalité.

L’OSCE est un forum de négociation diplomatique autour d’objectifs et principes énoncés dans l’Acte final d’Helsinki de 1975 et des traités ultérieurs sur ses dimensions sécuritaire, économique, environnementale et humaine. L’OSCE mène des opérations civiles sur le terrain pour prévenir les conflits ou contribuer à leur règlement, pour aider les États à développer des structures démocratiques, pour protéger les droits de l’homme et plus particulièrement les minorités. À la fin de la décennie 2010, ces opérations concernaient plus d’une quinzaine d’États et mobilisaient environ 3 000 personnes.

Avec ses institutions, ses départements spécialisés et son réseau d’opérations de terrain, l’OSCE traite de questions qui influent sur notre sécurité commune : la maîtrise des armements, le terrorisme, la bonne gouvernance, la sécurité énergétique, la traite des êtres humains, la démocratisation, la liberté des médias.  

L’OSCE tient sa place dans les médiations diplomatiques concernant le conflit séparatiste dans le Donbass. Elle est présente sur le terrain par l’action de sa « Spécial Monitoring Mission » (SMM).

Le Donbass entre guerre et paix depuis 2014

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Au regard de ma connaissance de la réalité sur le terrain, je doute que la question du Donbass puisse se transformer en guerre généralisée entre la Russie et l’Ukraine, même si l’on assiste à une série d’opérations militaires, spéciales, ponctuelles et ciblées de la part de la Russie depuis la nuit du 24 février. Pour information, la Russie comme l’Ukraine sont membres de l’OSCE. Tout le monde, me semble-t-il, aurait trop à perdre dans un conflit de haute intensité, y compris les Russes qui commercent avec l’Europe de l’Ouest et de l’Est à très grande échelle. L’économie russe en souffrirait fortement.

Les pays occidentaux aussi. La production gazière étant une arme stratégique, il faut tenir compte du fait que la Russie est le premier fournisseur de gaz de l’UE. Le gaz russe constitue 40% du total des importations dans l’UE. La production intérieure de l’UE en gaz ne représente que 9% de sa consommation.

En outre, il ne faut pas oublier que la Russie est un important producteur de pétrole sur le marché mondial. Près de 11% du pétrole extrait sur la planète est d’origine russe. En cas de guerre majeure il est légitime de se demander si l’envolée du coût du brut ne ressemblerait pas, par certains aspects, à la crise pétrolière consécutive à la guerre du Kippour. L’économie européenne y serait terriblement malmenée alors qu’elle se remet progressivement de la pandémie liée à la COVID 19.

Il n’est vraiment dans l’intérêt de personne que les affrontements armés qui existent déjà, faut-il le rappeler, dans le Donbass depuis 2014, prennent une ampleur inédite ou démesurée. Bien sûr, on peut arguer que des groupes ultras, dans les deux camps, voudraient bien provoquer une conflagration d’ampleur redoutable. Ces groupes politiques sont encore marginaux numériquement. Nous avons eu affaire à certaines de leurs unités de combat positionnées sur la ligne de front, qui nous appelons dans notre terminologie (souvent dictée par des impératifs diplomatiques) la Ligne de Contact ou LoC

Toujours est-il que la crise autour du Donbass s’inscrit dans la continuité de la crise autour de la Crimée.

La Crimée  russe 

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En effet, dans l’affaire ukrainienne, il y a d’abord eu la question de la Crimée, annexée brutalement par Poutine en 2014. Que le coup de force russe en Crimée soit difficile à accepter par l’Ukraine, par les Occidentaux et par l’OTAN est une évidence. Mais pour le Kremlin, la Crimée restera russe ! C’est une affaire entendue et les protestations hypocrites ou sincères de la Communauté internationale n’y changeront rien.

En faisant abstraction de ce qui s’était produit entre 1853 et 1856, cette affaire d’annexion contemporaine de la Crimée est un formidable stimulant pour l’OTAN. C’est aussi un avertissement sans frais pour les pays baltes et d’autres. L’Europe, l’OSCE n’y sont pas les bienvenues, et la SMM n’y a pas déployé de personnels.

Il faut rappeler que la Crimée, qui faisait partie de la Russie, avait été transférée à l’Ukraine par un simple trait de plume de Nikita Kroutchev en 1954. Quant à sa position géostratégique de premier ordre, il suffit de jeter un œil à une carte pour l’apprécier en un instant. D’ailleurs, durant la Seconde Guerre mondiale, les combats pour prendre, défendre et reprendre la Crimée, ont été titanesques, au sens propre du terme, et affreusement meurtriers, relevant de l’épopée dans les annales de l’histoire de la guerre.

L’engrenage impensable

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En dépit des accrochages en recrudescence ces dernières semaines la probabilité d’une guerre entre Russes et Ukrainiens entrainant l’implication en cascade de pays membres de l’OTAN laisse sceptique.

Un bras de fer diplomatique et militaire sans merci est effectivement en cours, et il y a des craintes parfaitement compréhensibles d’une explosion, d’un embrasement généralisé sur la ligne de contact qui, par le jeu des alliances, entraînerait une réaction en chaîne.

Source : BPI (Bibliothèque Publique d’Information)

Il y a de multiples intervenants avec des perspectives et des intérêts différents, divergents voire opposés. Nous restons dans le cadre d’une négociation, hors accords de Minsk. Donc les diverses parties en présence font montre de leur puissance guerrière par des déploiements de troupes, importants ou modestes c’est selon. On voit des livraisons d’armes anti-char ou sol-airs devant la presse et on entend des déclarations plus ou moins enflammées et martiales. Vous comprenez bien que les Polonais, les pays baltes et d’autres ont une histoire pour le moins tourmentée et brutale avec le voisin russe, infiniment plus que les Espagnols ou les Français. Le joug épouvantable du système totalitaire soviétique, une affaire comme Katyn, ou l’exil en 1944, c’est-à-dire, pour parler clairement, la déportation vers les Goulags et la Sibérie de populations des pays baltes, demeurent dans les mémoires. Ces événements douloureux ne sont pas si éloignés de nous que ça. Dès qu’il est question d’Ukraine, qui ne se remémore pas l’abomination que constitua l‘Holodomor ? (Ndlr : Holodomor, ou « extermination par la faim », désigne la grande famine provoquée intentionnellement par Staline en Ukraine en 1932 et 1933, qui fit entre 2,6 et 5 millions de morts).

De mon point de vue, l’OTAN est prête à soutenir un combat jusqu’au dernier soldat ukrainien, mais je vois mal les opinions publiques occidentales accepter les coûts humains et économiques qu’un conflit de haute intensité imposerait de fait. Les armées occidentales sont de formats réduits, presque symboliques et les matériels, même excellents, sont peu nombreux. On ne peut à la fois, par incompétence et clientélisme politique, astreindre les armées à une diète sévère pendant des décennies et prétendre que l’on peut aller à la confrontation armée avec la Russie qui maintient des forces armées significatives.

Les forces en présence

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On parle d’effectifs russes qui atteindraient les 175 000 hommes positionnés le long ou à proximité de la frontière.L’armée russe n’est certes plus l’Armée Rouge de mai 1945, mais elle est puissante, avec des effectifs globaux estimés entre 800 000 et 900 000 personnels, et bien équipée. Elle a montré son savoir-faire contre Daesh au Moyen-Orient. Cependant, elle n’est pas exempte de faiblesses.

Vladimir Poutine ne veut, à aucun prix, d’une entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. Avec la partition territoriale de facto dans les « Républiques  » de Louhansk et Donetsk, l’Ukraine ne pourrait pas prétendre à cette intégration pour des raisons légales, eu égards aux critères de l’OTAN. Mais les traités peuvent être amendés ou considérés comme lettre morte. Et puis la maxime ou le principe J.de La Fontaine qui veut que « la raison du plus fort est toujours la meilleure »est toujours d’actualité dans l’arène des relations internationales.

Nombreux sont ceux qui considèrent que la Russie, tout comme le Pakistan, est affectée par le complexe obsidional. Nul ne peut nier que la Russie primaire ou balbutiante, puis la Russie impériale et enfin les Russies soviétique et post-soviétique ont malmené, parfois avec une épouvantable brutalité, les peuples, les nations ou les pays voisins durant leurs existences. Les Russes ont été des envahisseurs et des colonisateurs car, finalement, des minorités russes sont présentes dans bien des pays de la zone géographique. D’ailleurs l’attribution généreuse de passeports russes aux habitants du Donbass date de plusieurs années maintenant.

Mais de leur point de vue, les Russes mettent en exergue le nombre d’invasions auxquelles ils ont dû faire face au cours de leur histoire, les Mongols et Tatars, les chevaliers teutoniques, les Suédois, Napoléon, la guerre de Crimée, les innombrables guerres avec les Ottomans, la guerre russo-japonaise, la première guerre mondiale, les alliés partie prenante dans la guerre civile,  la Seconde Guerre mondiale, etc.

S’il devait y avoir des buts de guerre russe dans le Donbass, ce serait à la fois d’empêcher l’OTAN de s’établir à sa frontière et de créer un glacis neutre. La question de ladite « Finlandisation » de l’Ukraine est une option stratégique et diplomatique.

Il est possible que le conflit pour le Donbass s’intensifie très sensiblement. Nul ne peut l’exclure. L’Armée ukrainienne s’est considérablement étoffée avec l’aide des Américains, des Anglais, des Canadiens et des Turcs. Elle serait, dit-on, en mesure de reconquérir manu militari le Donbass par une offensive rondement menée. Pour autant, les Ukrainiens sont-ils prêts à affronter quelques 175 000 soldats russes qui, après des manœuvres à portée de canon, peuvent massivement intervenir Ukraine orientale pour empêcher la chute des républiques sécessionnistes ? L’avenir nous le dira.

Sapeurs de la République populaire de Donetsk nettoyant la ligne de contact de la ferraille du champ de bataille, sous la protection toute relative d’une patrouille de la SMM. La patrouille retournera dans la ville de Yasinovata pour escorter un bus de civils (parfois sous les tirs) à l’usine de traitement des eaux. L’autoroute constitue la ligne de contact. A droite, se trouvent les insurgés pro russes ; à gauche, les unités ukrainiennes parfois très motivées politiquement et difficiles à contrôler. Photo ES

Dans le Donbass, la SMM joue un rôle non-négligeable en contrôlant et comptabilisant, certes avec une justesse toute relative, les incidents multiples et quotidiens qui font que le cessez-le-feu reste, le plus souvent, lettre morte depuis des années. Les patrouilles de la SMM déployées sur le terrain constatent des échanges de feux en centaines voire en milliers de tirs d’armes légères, mais aussi des tirs d’artillerie de tout calibre, avec une constance qui montre que ce conflit n’a de « gelé » que le nom. L’artillerie joue vraiment un rôle considérable dans ce conflit localisé et circonscrit à l’heure actuelle au Donbass. Et il est évident qu’en cas d’embrasement généralisé, la puissance de feu russe serait considérable. On frémit d’horreur en pensant aux déluges d’acier qui pourraient s’abattre sur les civils et les belligérants de ce qui est, de mon point de vue, ni plus ni moins qu’une guerre civile, particulièrement fratricide. Comme toujours il y a pléthore d’interventions étrangères, multiformes, discrètes, masquées ou qui prennent place au vu et su de tous. Cette petite guerre d’attrition presque oubliée reste féroce, et nombre d’observateurs remettent en cause le chiffre de 13000 morts, qui serait beaucoup plus élevé.

Trois ans de patrouilles dans le Donbass

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J’ai eu le privilège de conduire des centaines de patrouilles d’observation et, occasionnellement, de médiation de la SMM, généralement constituées de deux véhicules blindés type B6 la plupart du temps, sur la ligne de contact. Étant basé à Donetsk (zone insurgée) nous sommes tenus d’entretenir des relations cordiales mais a minima avec les « groupes armés » du Donetsk People’s Republic ou DPR. Pour moi aucun état d’âme.

L’organisation cependant est, de mon point de vue, plutôt partiale. Elle est dans sa hiérarchie, basée à Kiev, et chez certains « monitors », russophobes et anti-insurgés. Le poids de l’histoire selon moi, et la peur que d’autres conflits dits « gelés » ne soient réactivés par la Russie sont des facteurs dans ces logiques-là. On pense à la Transnistrie parmi d’autres lieux de friction. A ces milliers de patrouilles s’ajoutent de l’imagerie satellite, des cameras statiques, des drones à longue distance/portée de la SMM et ceux mis en œuvre par les patrouilles elles-mêmes. L’OSCE est, par le biais de la SMM, un outil adapté à la collecte d’informations et d’observation de ce conflit.

(A suivre)

Source et légende de la photo en bandeau : Drapeaux de l’OSCE devant le Palais de la Hofburg à Vienne. Photo OSCE/Sarah Crozier

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(*) Martin NUMA est le pseudonyme d’un ancien membre d’une mission de l’OSCE en Ukraine, Diplômé de Défense et Stratégie.

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