Médias et armées :
Respect mutuel ou incompréhension définitive ?

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Henri Poncet (*)
Général de corps d’armée (2s)
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Si la relation entre le journaliste et le militaire en activité est maintenant ancienne, le général de corps d’armée (2S) Henri PONCET milite pour son renforcement. Les deux acteurs doivent faire l’effort de se rapprocher pour comprendre, en toute intelligence, leur besoin respectif.

Pierre SERVENT, dans son livre La trahison des médias, nous invitait à une immersion dans les eaux délétères de ce monde qui, à la fois, fascine le chef militaire, mais aussi l’inquiète. Certains, comme le général BIGEARD, ont su habilement l’utiliser. D’autres l’ont soigneusement évité. D’autres enfin en ont souffert, lorsqu’ils n’y ont pas laissé leur carrière.
Le sujet « médias et armées » peut s’aborder par les prismes classiques de la communication opérationnelle, des opérations d’information ou des stratégies de manipulation. Mais il peut être aussi étudié sur le plan de la relation humaine qui régit les rapports entre ces deux mondes.

Entre ces deux personnages, l’un, le chef militaire, qui décide et agit, l’autre, le journaliste, qui observe et commente, se noue cette relation complexe qui pose la question essentielle de la responsabilité.

Et, pourtant, dans l’approche de ces deux métiers, celui des armes et celui de l’information, on pourrait trouver bien des points communs qui devraient rapprocher ceux qui les exercent dans un respect mutuel.

Les points communs


En premier lieu, on ne choisit pas ces métiers par hasard, mais par vocation, souvent, au départ, par référence à certaines images d’Épinal qu’il faut malheureusement accepter de brûler au fil du vécu pour arriver à la plénitude de l’exercice du métier. Cette expérience du vécu confronte à la réalité de la nature humaine dans tout ce qu’elle peut avoir de noble, mais aussi dans ses aspects les plus sombres. Le correspondant de guerre, le journaliste qui couvre les conflits, puisque ce sont eux que le chef militaire est amené à rencontrer, rassemble bien souvent sur le plan humain les mêmes qualités que le soldat sur le terrain : rusticité, prise de risque, détermination, lucidité dans les analyses, mise à distance des évènements, rencontre avec la mort. Chaque année, plusieurs d’entre eux se retrouvent pris en otage ou payent de leur vie leur engagement et leur conscience professionnelle. Il est alors normal que se nouent dans ces situations des relations privilégiées que l’on voudrait de confiance.

Photo Pixabay

En second lieu, on peut penser que les approches éthiques des deux métiers devraient contribuer aussi à rapprocher les deux mondes. La charte d’éthique professionnelle des journalistes (mars 2011) a un petit air de code du soldat ou de règlement des droits et devoirs du militaire, si ce n’est qu’elle traite de l’exercice du métier de journaliste dans sa seule dimension d’information et non de communication, ambiguïté que le chef militaire a souvent du mal à appréhender. Pour en rester à l’éthique, l’un, comme l’autre, sont en permanence à la recherche d’une cohabitation entre l’éthique de conviction, teintée d’un certain dogmatisme qui privilégie avant tout les certitudes morales, et l’éthique de responsabilité qui choisit le bien agir en fonction des situations ou « éthique des vérités singulières » pour reprendre l’expression du philosophe Alain BADIOU.

Ce pluralisme de l’éthique devrait également favoriser la compréhension mutuelle entre les deux mondes.


Le journaliste travaille pour une entreprise


Malheureusement après ces quelques lignes, qui pourraient donner lieu à l’élaboration d’un petit précis de respect mutuel, surgissent, plus nombreuses, les incompréhensions irréductibles dues trop souvent au « logiciel rigoureux » du militaire face au monde agité et incontrôlable des médias, finalement à la part de responsabilité que l’un attribue à l’autre sur la grande scène de l’événement.

Avant toute autre considération, le chef militaire ne doit jamais perdre de vue qu’un média, quel qu’il soit, est avant tout une entreprise qui doit générer du profit par la diffusion d’images, de son ou de papier. Diffusion, audimat sont le quotidien des patrons de presse pour survivre, surtout dans un pays où leur situation financière est fragile. L’excès de réaction médiatique à un événement est donc souvent la règle, orchestrée essentiellement par les chaînes d’information continue qui, pour remplir l’antenne, doivent s’auto alimenter autour d’un événement, en faisant appel à des experts souvent autoproclamés ou à des témoignages dits spontanés, le tout légitimé par des images qui passent en boucle. Sans oublier Internet et les réseaux sociaux qui abondent alors en affirmations, vérités toutes faites, ʺfake newsʺ et jugements péremptoires. Ce sont ces vecteurs qui donnent le tempo.

Tout cela ne peut qu’irriter le chef en situation de responsabilité mis sur le devant de la scène et souvent tenu de s’exprimer à travers des éléments de langage qui lui sont dictés ou de laisser sa hiérarchie communiquer à sa place. Mais il doit comprendre et admettre cet impératif économique qui dicte la vie d’un média.

La relation au temps


Plus difficile à accepter par l’un et par l’autre est la relation au temps. Le temps médiatique n’est pas le temps opérationnel. L’un compte en heures et au mieux en jours, l’autre s’inscrit dans la durée, en semaines, voire en mois ou années. Le travail d’un journaliste est éphémère, un événement chassant l’autre. Il peut certes provoquer des suites à un événement, le faire vivre pendant un temps, avant de passer à autre chose pour ne pas lasser sa rédaction et son public. Parfois, il peut provoquer des dégâts collatéraux, mais il laissera à d’autres le soin d’en gérer les conséquences.

Le poids des mots, le choc des photos.
Photo Pixabay

En effet, un élément important pour nos sociétés modernes est l’exigence de résultats rapides et l’incapacité à s’inscrire dans le long terme en raison de la pression des opinions publiques. Cette course contre le temps, tout chef le sait, impose initiative et prise de risque. Notre société est pressée, impatiente dans un monde rétréci où le développement des moyens de communication et d’information transforme un souci en problème qui doit être immédiatement résolu. En opération, il faut pouvoir échanger du temps, dont on ne dispose pas, contre du risque, que l’on ne veut pas prendre. Mais l’univers occidental ordonné, informatisé, minuté, bureaucratisé, ne supporte pas très longtemps des situations qui s’éternisent et qui ne semblent pas parfaitement maîtrisées. Alors, le militaire et, au-dessus de lui, le politique sont tentés par le contrôle de l’information et du journaliste.

Lors de la deuxième guerre du Golfe, l’armée américaine a inséré dans les unités la majorité des journalistes ʺembeddedʺ en contrepartie d’être aux premières loges. Le résultat a été pour le moins frustrant, car il s’est avéré une mise sous tutelle. Lors de la guerre du Liban en 2006, l’aura de Tsahal a été sérieusement écornée par les images ou reportages faits par les ʺembeddedʺ montrant le peu de motivation des soldats et certaines faiblesses. Par réaction, en 2008, les Israéliens ont interdit Gaza à la presse internationale tout au long de l’opération, les seules images disponibles étant fournies par… Al Jazeera, unique chaîne présente dans la bande. Plus récemment, au Mali, la presse s’est plainte de ne disposer que d’images fournies par le ministère des Armées. Cette application du ʺCommand and Controlʺ dans les trois cas a été rendu possible en raison des particularités des théâtres, mais on peut comprendre la frustration des journalistes qui ont besoin d’une mise en scène pour étayer leurs propos (images) ou leurs écrits (photos), comme l’illustre le slogan du magazine hebdomadaire Paris Match : « Le poids des mots, le choc des photos ! ».


Sans illusion et sans complexe


C’est finalement une relation sans illusion et décomplexée que le chef militaire doit établir avec le journaliste.

Dans la majorité des situations, le chef militaire devrait accepter de renoncer à se porter garant de la sécurité des correspondants de presse et penser qu’il pourra contrôler leur discours sur le terrain. Un bon journaliste n’acceptera pas d’être « inséré ». Il courra partout, cherchera, investiguera. Il questionnera le chef militaire auquel on a enseigné l’art de la communication médiatique, mais qui se fera violence pour expliquer combien son action est planifiée, légitime et inscrite dans un processus raisonné alors que, souvent, il pourrait la résumer de manière plus triviale.

Dans l’exercice de son métier, le journaliste va croiser des hommes qu’il ne connaît pas, dont il ignore tout, mais qu’il va mettre au cœur de l’actualité, qu’il va rendre « célèbres » pour quelques heures, quelques jours, avant de les laisser retomber dans l’anonymat. Il est dans son rôle. Il écoute, il observe, il relate l’événement tout en affirmant qu’il y est étranger. Ce qui, convenons-en, est inexact, car, en étant témoin de l’événement, il y participe. Ainsi, un reporter-photographe devient, même contre son gré, un acteur, voire un incitateur par sa seule présence, parce que son appareil photographique est une arme de communication, la photo prise pouvant jouer le rôle du battement d’ailes du papillon.

Le général Poncet, assis, de dos, face à la presse à Abidjan en 2004.
Photo JPF

Comment concilier alors ces deux mondes, si ce n’est en allant voir ce qui se tient à l’intérieur des costumes ou des uniformes, sans a priori, pour mieux comprendre l’autre et ses modes de fonctionnement. Au bilan, le rapport à établir entre les deux parties s’apparente à une négociation permanente au cœur de laquelle se trouve ce fameux facteur temps dont la différence d’appréciation est souvent à la base du conflit de fonctionnement entre les deux mondes.

Au chef militaire de ne pas loger tous les journalistes à la même enseigne, au journaliste de comprendre que les impératifs opérationnels sont souvent incompatibles avec le sensationnel ou l’immédiat. Au second, de cesser d’utiliser à tout bout de champ l’expression désuète et injustifiée « la grande muette », au premier de se rappeler que la pratique excessive de la langue de bois et la récitation d’éléments de langage caricaturaux peuvent finir par irriter. Alors, on peut espérer que, dans un souci de compréhension mutuelle, l’un et l’autre sauront s’apprécier et se côtoyer, car chacun a besoin de l’autre.

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(*) Le général de corps d’armée Henri Poncet est saint-Cyrien et titulaire d’un DEA d’analyse économique des relations internationales. Parachutiste des troupes de marine, il a commandé le 3e RPIMa, la 11e brigade parachutiste, la Brigade Multinationale Nord de l(OTAN au Kosovo, et le COS (Commandement des Opérations Spéciales). Il a aussi dirigé deux opérations extérieures, l’opération Amarylis pour l’évacuation des étrangers présents au Rwanda au début du génocide, et l’opération Licorne en Côte d’Ivoire. Il est en poste lors des affrontements opposant l’armée française aux partisans du président ivoirien Laurent Gbagbo en novembre 2004, après l’attaque surprise de la base de Bouaké par deux Sukhoï pilotés par des mercenaires biélorusses ou ukrainiens.
Mis en examen pour « complicité d’homicide volontaire » dans le cadre de l’affaire Mahé, en décembre 2005, il a été blanchi par une ordonnance de non-lieu. Son retour à la vie civile lui a permis d’entamer une carrière de consultant et de directeur général d’une PME spécialisée dans la gestion des risques. Depuis 2015, il fait partager son expérience aux ingénieurs du master spécialisé « ingénieur d’affaires » de l’
INSA Toulouse. Il est élu conseiller municipal à Cazilhac (Aude).

Cet article fait partie du dossier n°25  réalisé par Le Cercle de réflexions du G2S  «  LE MILITAIRE et LA SOCIETE » publié en mars 2020 et consultable sur : http://www.gx2s.fr/

Le G2S  est répertorié dans la rubrique THINK TANKS de la « Communauté Géopolitique, Économie, Défense et Sécurité » d’ESPRITSURCOUF

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