Royaume-Uni :
Arsenal nucléaire à la hausse

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Philippe Wodka-Gallien (*)
Membre de l’Institut Français d’Analyse Stratégique

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Après avoir quitté l’Union Européenne, les Britanniques continuent d’affirmer leur différence. Leur premier ministre Boris Jonhson a publié il y a deux mois ce qui pourrait s’apparenter à notre Livre Blanc sur la Défense. Et il jette aux orties les accords de réduction des armements nucléaires.
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Brexit acté, Covid maîtrisé, vaccin made in UK déployé, Boris Johnson engage le Royaume Uni dans une nouvelle orientation stratégique. Tout est consigné dans “Global Britain in a competitive age – The integrated review of security, defense, developpment and foreign policy”. Publié ce 16 mars, ce document est signé par le premier ministre lui-même. En une centaine de pages, les stratèges britanniques abordent un large spectre de champs d’action et de menaces, du conflit armé au changement climatique, sans omettre le terrorisme.

Le document prône une posture d’ambitions tous azimuts. Libéré de l’Union européenne, le premier ministre britannique veut construire sa démarche sur le concret des projets, le registre capacitaire et d’importants investissements publics dans la science et la technologie. Bref, c’est un Royaume Uni sans complexe et conquérant qui renoue avec son récit national.

Comme il est loin ce débat aux Communes des années 2000 sur l’option d’un désarmement unilatéral britannique. Exit aussi le Global Zero proposé il y a déjà plus de dix ans. En 2021, plus question de douter : les rapports de forces s’installent, la Russie est qualifiée de « most acute threat to our security » (la menace la plus sérieuse pour notre sécurité). Et le risque permanent de prolifération nucléaire n’est pas oublié.

Tels sont les attendus qui motivent la nouvelle orientation.

L’arsenal britannique, une hausse de 45 % du nombre de charges nucléaires

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Pour rappel, la force nucléaire britannique repose exclusivement sur quatre sous-marins, les grands vaisseaux de la classe Vanguard. Ils sont porteurs de missiles balistiques Trident IID5. Ce missile est américain, mais les ogives sont britanniques. La dépendance à l’égard des Etats-Unis a été fixée par le Mutual Defense Agreement signée en 1958. La garantie de fonctionnement des charges est dévolue à l’Atomic Weapon Establishment d’Aldermastom, l’équivalent de notre CEA-DAM.

A compter de 2030, ces sous-marins seront remplacés par la classe Dreadnought. A bord non plus 16 comme actuellement, mais 12 missiles. En théorie, une salve saurait délivrer 40 charges. Le schéma opérationnel est similaire à celui des quatre sous-marins classe Triomphant de la Force océanique stratégique française.

Vue d’artiste du futur sous-marin stratégique Dreadnought, attendu pour 2030. Photo Royal Navy.

C’est chiffré : l’arsenal passera de 180 à 260 charges. La remontée accompagnera la transition vers la nouvelle charge thermonucléaire Mk7, en lieu et place des MK4, un chantier confié à l’AWE. Aucun détail n’est donné s’agissant de l’affectation d’ogives plus nombreuses. En toute logique, celles-ci prendraient place dans les Trident, seule espace disponible à court terme, sachant qu’un engin saurait accueillir à lui seul une dizaine d’ogives. Voilà pour les moyens de la riposte massive.

Le « sub-stratégique »

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Mais qu’en est-il de l’option sub-stratégique ? En 1998, dans un contexte post-chute du mur à Berlin, le Royaume Uni abandonne sa composante aérienne nucléaire, des bombardiers Tornado avec bombes WE177. L’arsenal descend à un plancher fixé à 180 charges (520 à son plus haut de la Guerre froide). Faute d’avions dans la RAF, l’option sub-stratégique ne repose alors que sur un engin balistique tiré du sous-marin.

Totalement intégré à l’Otan, le Royaume Uni aurait en toute logique eu accès aux B-61 américaines. Ces petites bombes nucléaires du champ de bataille sont stockées dans les dépôts de l’Alliance Atlantique, leur mise en œuvre restant sous le contrôle de la Maison Blanche. A cet effet, les Britanniques disposent d’un siège au Nuclear planning group, le seul comité de l’Otan que la France a refusé de rejoindre. D’ici 2023, les B-61 « Tiret 12 » avec kit GPS seront disponibles sur F-35, des avions que les britanniques ont achetés.

Londres s’est à cet égard distingué de Paris, les Français exprimant leur stratégie de dissuasion avec deux composantes souveraines, les forces aériennes et les engins balistiques des sous-marins. En français, « sub-strategic » est proche de notre concept d’ultime avertissement. Entre-le « tout ou rien », il s’agit d’élargir les options offertes au pouvoir politique. En France, telle est la vocation des Rafale et de leurs missiles ASMP-A.

Toujours dans le virtuel, l’idée est de toujours contrôler le processus de dissuasion. S’ouvrirait aussi à la Royal Navy l’option d’armer en nucléaire les missiles de croisière des sous-marins d’attaque Astute. Là aussi, les vecteurs seraient acquis aux Etats-Unis. A long terme, on ne sautait écarter l’hypothèse d’un missile air-sol local, sachant que le projet Tempest, le successeur de l’Eurofigher Typhoon, a été confirmé. Rien d’irréaliste, dès lors que l’esprit est au réarmement. Un paramètre à la modération : Londres a signé et ratifié, comme Paris, le traité d’interdiction complète des essais (le TICE ou CTBT). Dès lors, les nouvelles armes britanniques seront conçues en recourant aux outils de simulation autorisés par ce traité.   

Après le Brexit, exit l’article six.

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Il est question de l’article 6 du Traité de Non-prolifération, la stipulation qui invite à engager un désarmement nucléaire entre Etats dotés. Le but de cet article du TNP s’inscrivait comme un objectif éthique qui ferait balance à l’interdiction impérative faite aux Etats non dotés adhérant au traité à se doter un jour d’armes nucléaires.

Boris Johnson a fait tomber l’obstacle juridique de l’article 6 du Traité de non-prolifération, celui invitant à la réduction. A cet égard, il devient le premier dirigeant occidental à annoncer une augmentation quantifiée de son arsenal, brisant le plafond des 180 têtes que le royaume s’était imposé. Au fond, il n’est pas le premier. Citons Donald Trump qui avait ouvert la brèche en annonçant un nouveau type d’arme, mais sans s’avancer sur les volumes.

La Russie de Vladimir Poutine, pour sa part, a dévoilé de nouveaux vecteurs : missiles hypersoniques, corps de rentrée manœuvrant, torpilles thermonucléaires. Au stade où en sont les arsenaux américains et russes, 5 à 6 000 charges chacun, l’équilibre de la terreur n’est pas vraiment remis en question par l’arrivée de ces nouvelles  armes. On se rassurera en disant qu’elles viennent en priorité raffiner les concepts de dissuasion. Depuis le 10, Downing Street et Westminster, le double statut de membre du TNP et « d’Etat doté d’armes nucléaires », comme le consacre le traité, n’est donc plus incompatible avec une reprise à la hausse des arsenaux. Boris Johnson a le mérite de la franchise : le désarmement nucléaire n’est pas un processus irréversible.

La réduction des grands arsenaux (USA, Russie, Royaume Uni, France) en contexte post-guerre froide n’avait pas réduit les projets des proliférants (Inde, Pakistan, Corée du Nord). En outre l’annonce britannique ne remet en cause, en rien, les régimes anti-prolifération et l’action de l’Agence internationale de l’énergie atomique, structure qui a la délégation de l’ONU pour contrôler l’application les dispositions « anti-prolif ». Par ce geste, Londres exprime aussi son indifférence envers le tout récent Traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN) qui est issu de l’assemblée générale des Nations Unies.

A cet égard, White Hall est sur la même ligne que tous les Etats dotés. Réagissant à cette orientation, Jean-Marie Collin, représentant ICAN en France, a consigné ses critiques dans une récente Lettre du Grip, le Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité : « Il va être difficilement concevable pour les États non dotés de se voir reprocher de déstabiliser le TNP par leur action en faveur du TIAN, quand ceux qui possèdent des armes nucléaires, non seulement n’appliquent pas leurs obligations, mais en plus portent un coup sérieux à la crédibilité du régime global de non-prolifération. ».

Britania strikes back

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Ce 16 mars, c’est donc une nation démocratique, parlementaire, pluraliste, soucieuse des libertés, et non un Etat totalitaire ou autoritaire, qui prend le virage d’accroître son arsenal nucléaire. L’acte britannique d’emboiter la course aux armements stratégiques est assumé, un virage à 180° depuis l’orientation prise durant la décennie qui suit la chute du mur de Berlin.

A l’échelle mondiale, sur les 12 000 têtes comptabilisées, on est dans l’épaisseur du trait, le Royaume Uni présentant l’arsenal le plus modeste des Etats dotés reconnus par le TNP. Mais le tabou est tombé. Une politique extérieure autonome est revendiquée dans la continuité logique de la sortie de l’Union Européenne. Incontestablement, le Brexit a libéré les initiatives stratégiques du Royaume Uni.

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(*) Philippe Wodka-Gallien, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, membre de l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS), se passionne depuis de longues années pour les questions stratégiques et politiques liées à la dissuasion nucléaire. Il est auditeur de l’Institut des hautes études (IHEDN) de défense nationale, 47e session nationale, section Armement et économie de la défense.
Il a reçu le prix Vauban de l’IHEDN (2015) pour son livre Essai nucléaire – La force de frappe française au XXIe siècle.  Il collabore régulièrement à la Revue Défense Nationale.
Il a publié récemment : « La dissuasion nucléaire française en action. Dictionnaire d’un récit national » aux éditions De Coopman. Ce livre a été présenté dans le n°129 du 13 janvier 2020 d’ESPRITSURCOUF

 


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