Sécurité globale
et autres évolutions

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Le Club des Vingt (*)
Think Tank spécialisé en Relations internationales

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Traditionnellement les politiques concernant la sécurité et la défense sont d’une grande stabilité. Ce sont des politiques de long terme, nécessitant des investissements souvent massifs et reposant sur des choix stratégiques peu susceptibles d’évolution. Tel est le cas pour la politique française de défense dont les principes ont été fixés par le général de Gaulle dans les premières années de la Vème République. Mais les circonstances d’aujourd’hui justifient d’importantes évolutions

On considère que 3 sujets au moins font partie des menaces systémiques (c’est-à-dire dérivant du système-monde et non de la stratégie d’un ennemi) qui affectent notre sécurité. Il s’agit : de la menace climatique, du risque sanitaire mondial, du sous-développement, qui sévit notamment en Afrique.

La sécurité de la population française est directement impactée par ces 3 types de menaces. On peut même penser que nos concitoyens se sentent davantage menacés par la détérioration annoncée de notre climat, par le risque prévisible de nouvelles pandémies, ou par la pression migratoire déjà à l’œuvre en provenance des pays pauvres on en crise,  que par l’éventualité d’une guerre de type traditionnel où la France serait impliquée et qui menacerait l’intégrité de notre territoire.

Ces menaces ont 3 caractéristiques communes. Seule une régulation globale, ou à tout le moins multinationale sur une large échelle,  peut agir efficacement pour y faire face. Elles sont toutes trois impliquées dans la plupart des situations de crise, et sont souvent à l’origine même de ces crises. Par leur ampleur et par leur interdépendance avec d’autres menaces de type plus classique, elles constituent des enjeux majeurs de la sécurité internationale.

Faire évoluer notre modèle de Défense

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Dès lors parler de la sécurité des Français conduit à traiter de ces questions et à repenser les politiques de sécurité nationale, devenue « sécurité globale », en cessant de ne donner à celle-ci qu’une place rhétorique ou marginale dans la politique étrangère.  Il convient au contraire de lier chaque enjeu de sécurité nationale au contexte de sécurité globale, ce que la France n’a pas fait suffisamment dans la crise du Sahel.

La loi de programmation militaire envisage 4 grandes familles d’hypothèses qui peuvent impliquer l’usage de la force armée par la France : un conflit ouvert avec un acteur majeur (grande puissance ou puissance moyenne), des projections anti-terroristes, des interventions extérieures en vue d’une stabilisation locale ou régionale, enfin des actions de  « désorganisation massive » initiées par l’étranger (cyber ou manipulation de l’information).

De cet inventaire, trois réflexions prospectives se dégagent en priorité.

L’échec des Opex

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L’Armée française est parfaitement en mesure de mener à bien les missions de combat précisément identifiées qui lui sont confiées. Cependant la plupart des situations de crise en Afrique sont liées à des circonstances locales, à caractère social, économique ou politique, qui ne relèvent pas d’une action militaire extérieure.

Les deux plus récentes opérations de ce type menées par la France, en Libye en 2011 et au Mali depuis 2013, souffrent des mêmes maux. L’opération Barkhane le manifeste avec une cruelle évidence : les forces françaises sont piégées en terrain miné par l’inexistence de l’administration malienne, la corruption généralisée, les rivalités ethniques, etc…

Il faut en tirer les leçons (ce que les autorités françaises ont d’ailleurs commencé de faire) en reconsidérant de fond en comble nos analyses, nos objectifs stratégiques et nos modes d’action. Considérer que la quasi-totalité des situations de crise relèvent de solutions politiques entraine en conséquence une raréfaction de nos interventions militaires extérieures, qui ne devraient être engagées qu’en tout dernier recours, toujours autorisées par le Conseil de sécurité, sur des objectifs militaires de courte durée, et relevant de nos intérêts directs.

Se préparer à la Haute Intensité

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L’idée maitresse qui monte est celle de la fin des conflits hybrides cédant la place à une désinhibition de l’emploi de la force. Nous pourrions désormais nous trouver confrontés à des acteurs majeurs, modernes, puissants, dans des conflits différant totalement de ceux auxquels nous avons eu à faire dans la passé récent.

Photo DR

Plusieurs scénarios sont envisageables : le territoire national peut-il être envahi ? C’est peu probable, notamment du fait de la dissuasion nucléaire. Mais n’oublions pas que la modernisation de notre dissuasion est capitale. Les défenses anti-missiles progressent très vite. Il nous faut garder la possibilité de faire peser une menace crédible sur l’adversaire, protégeant notre territoire et nos intérêts vitaux.

Où pourraient dès lors se dérouler ces conflits de haute intensité ? En mer, tout d’abord, comme le suggère l’épisode de tension avec la Turquie en Méditerranée orientale, ou encore en Afrique et au Moyen-Orient, régions où la Russie et la Chine ont déployé des moyens de sécurité importants, y compris des entreprises de mercenaires.

Notre Armée est « une belle armée », avec une forte expérience opérationnelle et un niveau technologique élevé. Mais sa masse a fondu dans des proportions inquiétantes depuis 15 ans. Les chiffres ci-après sont connus : l’armée de terre dispose de 125.000 hommes, dont 77.000 pourraient être engagés sur le terrain, l’armée de l’air maintient moins de 300 avions de combat, et la marine dispose de 6 sous-marins nucléaires d’attaque ainsi que de 4 sous-marins lanceurs d’engins, éléments essentiels de la force de dissuasion. La France peut constituer 3 groupes navals, mais ne dispose que d’un seul porte-avion.

Il est clair que la France ne peut entrer dans un conflit de haute intensité que dans le cadre d’une coalition, ce qui correspond à la réalité du monde tel qu’il est, mais même dans ce cadre, l’insuffisance de nos moyens est patente. Il est donc nécessaire de renforcer les effectifs et les moyens en matériel de l’armée de terre ; de renforcer nos moyens

aériens ; de lancer le chantier d’un 2ème porte-avions ; de développer nos moyens logistiques (munitions et pièces détachées) ; de veiller à l’entrainement des commandements opérationnels ; de mettre le service de santé au niveau nécessaire. En d’autres termes, l’effort financier consenti depuis 2018 pour redresser la situation compromise de nos armées, pour significatif qu’il soit, devra être revu et augmenté.

Développer la dimension Cyber et informationnelle

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Depuis une quinzaine d’années l’utilisation des technologies numériques à des fins non seulement militaires, mais également d’influence géopolitique, n’a cessé de croître sous deux formes corrélées, les cyberattaques et les manipulations de l’information numérique.

La France a augmenté son effort par étapes dans ce domaine avec la montée en puissance de l’ANSSI, du Commandement de la Cyberdéfense (COMCYBER) et de la DGSE. Cependant on constate depuis 2017 une forte croissance de menaces directement ou indirectement étatiques.

Parallèlement des cyberattaques criminelles à fin d’extorsion de rançons se multiplient sur les systèmes d’information d’entreprises et de collectivités publiques, y compris de santé. Les groupes criminels, qui en sont les auteurs, jouissent d’une quasi-impunité car ils sont installés dans des pays qui n’ont pas ratifié la Convention de Budapest contre le cybercrime, principalement la Russie, mais aussi la Biélorussie, la Corée du Nord, l’Iran, et depuis peu la Chine et la Turquie.

Photo Pixabay

Il est absolument nécessaire, tant au niveau national qu’à l’échelle européenne, de compléter les très utiles actions de formation, de soutien à l’innovation et à la résilience numérique des infrastructures critiques par une politique plus ambitieuse dirigée à la fois contre les groupes criminels et contre les États qui les contrôlent ou les protègent. Il faut compléter la doctrine actuelle de lutte contre la cybercriminalité par un volet offensif permettant des ripostes numériques contre les systèmes d’information des auteurs de cyberattaques visant des infrastructures critiques françaises. Il faut aussi mobiliser nos partenaires européens et les instances de l’UE pour provoquer une initiative internationale en vue d’entraver le blanchiment des gains des cybercriminels grâce aux cryptomonnaies.

L’Alliance atlantique fragilisée

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L’Alliance atlantique a été créée en 1949 pour assurer la sécurité de l’Europe de l’ouest et de l’Amérique du nord face à la menace de l’Union soviétique. Son article V prévoit que ses membres doivent venir en aide à tout membre qui ferait l’objet d’une attaque militaire. En 1953, elle a été complétée par une organisation militaire intégrée au niveau des commandements et qui assure l’interopérabilité des armements et autres équipements.

Cependant, la situation d’aujourd’hui n’ayant plus rien à voir avec la situation initiale, force est de constater que l’OTAN, qui réunit désormais une trentaine de membres, est obsolète à bien des égards, en état de « mort cérébrale » selon l’expression du Président Macron, en tout cas moins apte à répondre aux questions que pose la sécurité du continent européen. L’organisation militaire subsiste encore, mais les garanties qu’offre l’article V du Traité sont de plus en plus incertaines. Le doute s’est installé.

L’Otan, c’était le parapluie américain. Mais on a désormais des doutes sur l’ouverture de ce parapluie. Photo Royal Navy

La France, qui dispose de la dissuasion nucléaire et de la première force militaire au sein de l’Union européenne, ne saurait rester indifférente, parce que ce qui est en cause c’est la sécurité de notre continent, laquelle ne saurait être débattue dans un dialogue exclusif et quasi-secret entre Américains et Russes, hors la présence des Européens, comme c’est le cas à propos de la crise ukrainienne. Il faut se féliciter des efforts menés par la France, en cette période de présidence européenne, avec le nouveau gouvernement allemand, pour imposer la place de l’Union européenne dans le dénouement de la crise.

Pour les années qui viennent la ligne stratégique de la France devrait tendre à la  mise en œuvre d’une nouvelle architecture de sécurité pour l’Europe (incluant la limitation et le contrôle des armements de toute nature, le partage des informations sur les dispositifs militaires, et la transparence sur les mouvements et manœuvres). Cette nouvelle architecture est considérée comme l’enjeu principal des Européens, négociée d’abord entre eux, puis avec les Etats-Unis, puis avec la Russie. Il y faudra du temps et du pragmatisme.

Il s’agit donc d’entrer dans la voie de négociations d’une très grande ampleur qui changeront le destin de l’Europe.

Transformer l’Alliance atlantique

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Ces perspectives sont-elles réalistes ? Le fait est qu’un mouvement se dessine en faveur d’un effort européen plus autonome (cf. l’initiative européenne d’intervention et le fond européen de la défense) et que le nouveau gouvernement allemand devrait y être plus disposé. Il ne faut pas non plus sous-estimer les bouleversements en cours du jeu stratégique mondial : le pivot américain vers l’Asie et l’affirmation chinoise. On peut donc effectivement s’attendre à ce que, dans les années à venir, les Etats-Unis se prêtent plus volontiers dans ce cadre à un scénario de moindre présence militaire en Europe, en échange d’un partenariat sur une base plus égalitaire.

D’ores et déjà, il conviendrait de faire un bilan de ce qu’a apporté le retour de la France dans l’organisation intégrée de l’OTAN afin d’y voir plus clair pour l’avenir, du point de vue de l’efficacité militaire et de l’intérêt politique pour la France.

Photo Pixabay

En outre, il faut changer les pratiques de l’OTAN pour infléchir sa gouvernance, avec l’objectif de passer d’une alliance subordonnée à un partenariat entre (presque) égaux. La France a déjà, à juste titre, marqué ses réserves aux projets d’élargissement de l’OTAN à certains États d’Europe orientale. Elle devra veiller à ce que l’Alliance ne soit plus entrainée par les Etats-Unis dans des situations conflictuelles hors de la zone atlantique.

Mais il faudra aller plus loin. Et là, deux voies sont possibles : soit garder l’esprit d’origine, celui d’une coalition entre l’Europe et les Etats-Unis, en ayant procédé au rééquilibrage évoqué ci-dessus en gardant probablement l’organisation militaire ; soit un dispositif nouveau dont la Russie, devenue par hypothèse un partenaire fiable, serait partie intégrante.

Remettre en cause les sanctions

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D’une manière générale les sanctions internationales devraient avoir un caractère exceptionnel. Elles sont très rarement efficaces et ont de nombreux effets pervers. Contrairement à ce qui est attendu, elles renforcent généralement les pouvoirs en place, en revanche les contre-mesures prises pour y répondre affectent fâcheusement les pays initiateurs des sanctions. Elles ne sauraient être prises de façon unilatérale et devraient être décidées en conformité avec le droit international pour une durée limitée.

L’Union européenne devrait poursuivre l’objectif d’obliger les Etats-Unis à renoncer au caractère extraterritorial des lois qu’ils prennent en dehors de toute légalité internationale pour sanctionner certains États. Le cas le plus frappant est celui de l’Iran. L’attitude américaine est profondément choquante et constitue entre les Etats-Unis et l’Union européenne un obstacle d’une très grande importance à une coopération loyale.

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(*) Le club des vingt.

Des personnalités ayant exercé d’importantes responsabilités dans le domaine des relations internationales ont créé « le Club des Vingt ». Libre d’attaches partisanes, il procède à des analyses de la situation internationale et publie des avis et des recommandations. Il a été créé par Francis Gutmann, Ambassadeur de France (décédé en juin 2020)

Hervé de CHARETTE –président du Club-, Roland DUMAS (anciens ministres des Affaires Étrangères), Sylvie BERMANN, Maurice GOURDAULT-MONTAGNE, Gabriel ROBIN (Ambassadeurs de France), Général Henri BENTEGEAT, Bertrand BADIE (Professeur des Universités), Denis BAUCHARD, Claude BLANCHEMAISON, Jean-Claude COUSSERAN, Dominique DAVID, Régis DEBRAY, Yves DOUTRIAUX, Alain FRACHON, Anne GAZEAU-SECRET, Jean-Louis GERGORIN, Renaud GIRARD, Bernard MIYET, Jean-Michel SEVERINO, Pierre-Jean VANDOORNE.

NOTA : ESPRITSURCOUF publie régulièrement les analyses du Club des Vingt

Toutes les Lettres d’Information du Club des Vingt, depuis la première, peuvent être consultées sur le site : https://clubdesvingt.home.blog
Club des Vingt. Siège social : 38 rue Clef, 75005 Paris.
Adresse e-mail : ontact@leclubdes20.fr

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