LA CRISE
À VENIR.

Pierre Charrin (*)
Économiste


Après une année 2018 qui fut bien meilleure qu’on ne pouvait le craindre (3,7% de croissance mondiale), les signes d’un ralentissement, d’abord ténus, se sont multipliés au fil de 2019. On peut citer le ralentissement de la croissance chinoise, un commerce mondial en décélération, puis plus récemment des signes de ralentissement en Allemagne … Ajoutons à cela une dette mondiale qui a dépassé, fin novembre, les 250 000 milliards de dollars, soit plus de 320% du PIB mondial.

Un retournement de conjoncture fait partie du paysage normal d’une économie de marché. Mais Pierre Charrin s’inquiète d’un changement de rythme qui pourrait conduire à une récession.

Il y a inquiétude parce que le monde financier vit depuis 2007-2008 dans des conditions absolument HORS-NORMES. Les troubles financiers, les pratiques aventureuses qui ont conduit à la faillite de Lehman Brothers ont entrainé une chute de l’activité économique plus brutale et rapide qu’aucune autre, à l’exception de celle déclenchée par la crise boursière d’octobre 1929. Mais compte tenu de l’ampleur des mesures prises par les Etats et les banques centrales, la chute fut enrayée dans le courant de l’été 2009. Si la crise financière, comme les mesures prises pour la juguler ont été d’une ampleur jamais-vu, la période qui a suivi – contrairement aux attentes des optimistes – n’a pas relevé du retour au « business as usual »

La lenteur, les hésitations de la reprise ont véritablement contraint, dès le début de la présente décennie, les autorités étatiques à prendre des initiatives pour relancer les économies occidentales. Il était inconcevable de tolérer sans réagir des taux de chômage dépassant souvent 10%, alors qu’en même temps une relative stagnation économique aurait rendu nombre de créances détenues par le système bancaire plus ou moins irrécouvrables. Avec, au début des années 2010, des déficits considérables, les grands Etats occidentaux, étaient dans l’incapacité de participer à quelque relance que ce soit : il s’agissait avant tout de limiter l’accroissement de leur endettement !

Dix ans d’un contexte exceptionnel


Ce sont donc les banques centrales, et d’abord celle des Etats-Unis – la Fed – qui ont pris des initiatives … et des initiatives HORS DU COMMUN ! Elles ont d’abord agi en maintenant des taux à court terme extraordinairement bas, proche de 0%. Et quand il n’était plus possible d’abaisser ces taux, une nouvelle politique de communication a été mise en place, permettant  aux banquiers centraux de donner des indications sur leur politique future. Dans ce contexte, les responsables des banques centrales se sont engagés à maintenir des taux bas pendant 6 mois, un an … et ont renouvelé parfois cet engagement dans l’espoir que de tels taux attractifs stimuleraient l’activité économique.

Comme cela ne suffisait pas, des deux côtés de l’Atlantique, au Japon aussi, ces mêmes banques centrales ont entrepris une politique de rachat d’obligations et de dettes publiques à long terme, politique pudiquement dénommée de « quantitative easing », ou en français « assoupplissement quantitatif ». Cela a abouti de façon très pratique à une baisse des taux à long terme. Les emprunts des grands Etats occidentaux ont vu leurs taux osciller entre 2 et 0%, en étant même parfois négatifs sur de longues périodes pour des pays comme le Japon, l’Allemagne, la Suisse … !

Si, au début de cette décennie, ces techniques d’ « unconventional monetary  policy » ont été conçues pour être provisoires, la relative atonie de la conjoncture occidentale a conduit à les faire perdurer. Parmi les grandes puissances, pratiquement seule l’économie américaine a connu une brève phase de remontée des taux en 2017-18, pour à nouveau les abaisser cette année.

Pour maintenir taux d’emploi et croissance à peu près convenable, tout se passe donc comme si les économies occidentales étaient devenues complétement dépendantes de taux d’intérêts autour de zéro. Cette situation a quatre principales conséquences.

Si véritablement une récession survient, les puissances publiques ne peuvent plus envisager de recourir  à des moyens traditionnels  pour la juguler : une baisse supplémentaire des taux n’est guère possible et on sait d’ailleurs qu’à de tels niveaux, l’arme de la baisse des taux devient inefficace pour stimuler l’activité. Quant à la relance budgétaire, elle conduirait à accroitre encore les déficits publics.

Les taux bas ont stimulé la demande de crédits ; tous les acteurs de l’économie, Etats, entreprises, ménages ont vu une montée de leur endettement à des niveaux records. En cas de retournement conjoncturel, le recouvrement de nombre de ces crédits deviendra problématique.

Ces mêmes taux sont à des niveaux tels, sur une période prolongée, qu’ils mettent en difficulté caisses de retraites, fonds de pension, systèmes d’assurance-vie. Faute de rendement suffisant, ces organismes sont obligés, pour honorer leurs engagements, de les modifier et/ou d’augmenter les contributions de leurs cotisants. L’effet déflationniste potentiel de cet état de fait sur une partie de la population est évident.

Les entreprises, surtout aux Etats-Unis sont lourdement endettées. Quand des sinistres commenceront à se produire, il y aura un risque majeur d’effets en cascade dévastateurs.

Les scénarios envisageables 


Une amplification du ralentissement actuel de l’activité économique est très probable : telle est l’opinion de nombres de conjoncturistes, avec à l’appui une argumentation assez solide dont on a ci-dessus seulement esquissé les points principaux.

Jusqu’où irait ce retournement de la conjoncture ? La réponse est bien sûr toujours difficile, mais on peut craindre qu’il ne soit sévère. L’importance de l’épargne dans le monde occidental, mais aussi en Chine, est telle qu’avec la faiblesse des taux d’intérêt, les capitaux se sont investis massivement en Bourse dans des actions dont les cours sont à des niveaux records. Avec une conjoncture économique à la baisse, les bénéfices des entreprises baisseront aussi et on peut alors appréhender une chute importante des cours des valeurs mobilières, avec une remontée des taux d’intérêt. Cela viendrait amputer le patrimoine des ménages et contribuerait à la baisse de la consommation. Dans un tel scénario, le secteur de l’immobilier, qui a aussi connu des hausses vertigineuses, connaitrait un retournement de ses prix. Bref un processus déflationniste se trouverait ainsi enclenché sur de nombreux fronts, avec des effets cumulatifs alors inévitables.

La survenance d’une telle situation aurait bien sûr des conséquences politiques. Elle fragiliserait encore un peu plus nombre de gouvernements européens.  Aux Etats-Unis, elle rendrait problématique la réélection du président Trump en novembre prochain, très dépendante du maintien d’une situation économique relativement florissante. Ainsi, en plus d’une récession sévère, on entrerait au cours de l’année 2020 dans un autre monde, sur l’évolution duquel toutes sortes d’hypothèses pourraient alors être formulées …

Un autre scénario est-il possible ? Certainement. Et on en voit déjà les prémices.

Les grandes banques centrales se sont donc engagées dans une course au soutien de la conjoncture comme elles ne l’ont jamais fait dans le passé. Elles se sont exonéré des scrupules qu’elles auraient pu avoir à se lancer dans des opérations aussi hétérodoxes, en constatant que l’inflation des prix à la consommation sur toute la présente décennie était faible, souvent inférieur à 2%. Soit dit en passant, elles se sont peu inquiétées de la forte inflation qui a régné sur les marchés des valeurs mobilières et immobilières (une hausse de 2% par an, soit un doublement des prix en une génération).

Cela étant, fortes de ce constat, il est tout à fait concevable que ces banques centrales se relancent dans une politique de baisse de taux et de rachat d’obligations, souveraines ou non. La BCE en septembre dernier a initié ce mouvement. Cela a déclenché des polémiques, même au sein du club en général très feutré, et traditionnellement en apparence consensuel, des banquiers centraux. Mais cela  a été fait ; et on peut augurer que Madame Lagarde saura rétablir un consensus relatif, sans remettre en cause le mouvement lancé par Mario Draghi. La Fed américaine, tout en abaissant les taux d’intérêt à court terme, est pour le moment moins hardie, mais va continuer à être violemment poussé à faire preuve de plus d’audace par le pugnace président Trump.

« La crise financière, dans le contexte de l’émergence de nouvelles économies de taille majeure (Chine, Inde …), a conduit à un blocage de l’inflation et à la mise en place d’une politique monétaire fondée sur des taux très bas, sinon négatifs. Ces taux bas censés relancer la croissance sont en train de modifier très profondément les mécanismes de transformation de l’épargne en investissement, de conduire à privilégier la dette aux fonds propres, et de bouleverser et fragiliser ainsi toute la mécanique d’intermédiation financière des banques et compagnies d’assurance … »

Jacques de Larosière (2019). 

Tout cela au niveau mondial risque de redonner un élan à des affrontements idéologiques publics, pour le moins inhabituels, entre actuels et anciens banquiers centraux. C’est ainsi qu’une autorité comme Jacques de Larosière – ancien gouverneur de la Banque de France, ancien directeur général du FMI, etc. –  auréolé donc de l’autorité que lui confèrent ses fonctions passées, stigmatise depuis longtemps  la politique de « quantitative easing », qui n’est pour lui « tout au plus qu’un palliatif, lui-même source de dangers » On peut augurer qu’avec le renfort de quelques-uns de ses pairs, il sera amené à renouveler ses vives critiques.

Ces mêmes banques centrales ne voudraient cependant pas être seules dans cette fuite en avant. Elles répugneraient à inaugurer des politiques de distribution directe de monnaie aux consommateurs, comme l’envisagent plus ou moins sérieusement certains commentateurs, comme arme ultime pour soutenir la conjoncture … !  A ce stade, le consensus des banquiers centraux est presque parfait pour affirmer que leur potentiel d’actions a atteint ses limites et qu’il revient maintenant aux Etats de prendre le relais.

Aux Etats d’intervenir


Aux Etats donc de stimuler l’économie par des réformes appropriées et de relancer l’investissement privé et public. On ne s’inquiète guère de voir le déficit du budget fédéral américain atteindre bientôt 5% du PNB et on imagine très bien que le président Trump puisse encore l’augmenter pour mieux assurer sa réélection. Avec des organismes comme le FMI et l’OCDE poussant avec des nuances variées dans le même sens, on peut anticiper qu’en gonflant encore les bilans des banques centrales, les déficits étatiques et donc la distribution de liquidités importantes, l’année 2020 se déroule dans une atmosphère, peut-être parfois angoissée, mais sans tragédie économique ou financière. Surtout si la Chine voit ses efforts couronnés de succès, pour maintenir un rythme de croissance aux environs de 6% an.

Tout ne continuera pas à aller pour le mieux dans le meilleur des mondes économiques possibles. Les boursiers et le monde de l’immobilier le savent : les arbres ne montent jamais jusqu’au ciel.

Nous vivons dans un monde capitaliste où les montages de crédits trop audacieux, les actifs qui atteignent des prix que leur rendement ne justifie plus, finissent par conduire à des ruptures qui mènent à des remises en cause douloureuses : une crise en 2021-22 sera encore plus pénible qu’elle ne le serait si elle survenait à très court terme … mais on aura gagné  une année !

Si on voulait imaginer un scénario rose, il faudrait profiter de ce répit artificiel qui n’est pas impossible pour 2020, pour préparer un sérieux changement dans le fonctionnement de nos économies de marché : un des maux majeurs dont nous souffrons depuis une bonne trentaine d’années est une inégalité croissante dans la distribution de revenus. Outre l’aspect moral, cela freine la consommation, un freinage qui ne pourra pas être indéfiniment compensé par l’inflation de crédits. Tout le monde en est de plus en plus conscient, mais pratiquement personne, pour le moment, ne propose de solutions vraiment crédibles pour enrayer cette évolution : le scénario rose est donc improbable.

Notes de lectures :
« CRASHED, Comment une décennie de crise financière a changé le monde »
, Le livre de Adam TOOZE https://www.lesbelleslettres.com/livre/3774-crashed
 Il y a de nombreuses autres sources consultables sur ces thèmes ; on se limitera à en fournir deux qui elles-mêmes renvoient à d’autres sites :

  • Le Fonds monétaire international qui publie tous les semestres une analyse de la conjoncture mondiale et un autre sur la stabilité financière :
  • La Banque des règlements internationaux dans son rapport annuel maintenant uniquement en anglais :
Pierre Charrin

(*) Pierre Charrin

Ancien Consultant à la Cegos; puis dans le secteur bancaire : activités de capital-développement, fusions-acquisitions; réorganisation et direction d’une direction des crédits. Actuellement consultant en financement de l’hébergement touristique. Chroniqueur économique dans une revue professionnelle, membre de la rédaction d’ESPRITSURCOUF.fr Rubrique « Économie-Entreprise »

Le numéro 129 d’ESPRITSURCOUF,
paraitra le 13 janvier 2020

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