RETOUR SUR
LE 8 NOVEMBRE 1942


Pierre Versaille (*)
Haut fonctionnaire


Pierre Versaille rappelle ici la destinée de quelques hommes, au gré de leurs responsabilités et fonctions, de leurs convictions et de leur conscience, alors que l’Histoire les absorbe et les invite à se positionner.

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J’ai été frappé, lors du week-end du 2-3 novembre 2019, par le titre d’un article en première page du « Monde », « Pourquoi ne célèbre-t-on pas le premier débarquement américain en terre française, le 8 novembre 1942 ? » Mais ce n’était pas un article. Ce n’était qu’une publicité pour le dernier livre de Jacques Attali…

Il demeure que la question posée par la publicité du Monde ne manque pas d’intérêt. Dans la période actuelle où la maltraitance de l’Histoire est fréquente, on doit s’interroger sur le pourquoi d’une non-commémoration. La réponse à la question posée est évidente : le débarquement américain en terre française d’Afrique du nord, le 8 novembre 1942, n’aboutit pas à une quelconque libération du sol français, puisque le Maroc et l’Algérie n’étaient pas occupés par les Allemands. De surcroît, le débarquement de 1942 fut une action de vive force, l’opération Torch, contre laquelle les autorités de Vichy engagèrent des forces armées françaises, qui subirent des pertes loin d’être négligeables.

Le débarquement est une victoire alliée dont les Américains ont été fiers. Ce n’est pas une victoire française. Et circonstance aggravante, les Français sont dans cette affaire, pour beaucoup à leur corps défendant, du mauvais côté de l’histoire. On comprend dès lors l’absence de commémoration d’un évènement dont il n’y a pas lieu de se glorifier, et qui s’est déroulé dans une zone géographique qui n’est plus terre française. On voit la similitude avec le débarquement de Normandie dont la commémoration n’a pas été grandiose du temps du général de Gaulle, qui y voyait une victoire alliée à laquelle on avait omis de l’associer.

Je ne traiterai pas des aspects géostratégiques de cet évènement. Il y eut à la fin octobre 1942, la défaite de Rommel à El-Alamein, coup d’arrêt définitif de sa campagne d’Afrique ; le débarquement réussi au Maroc et en Algérie début novembre ; une semaine plus tard la victoire décisive des Américains devant Guadalcanal ; enfin la reddition allemande à Stalingrad le 2 février 1943. De sorte que Winston Churchill a pu dire « C’est peut-être la fin du commencement ! ». De même, je n’évoquerai pas le combat politique entre partisans du général Giraud et du général de Gaulle : c’est à l’évidence le sujet du livre de Jacques Attali : « L’année des dupes, Alger 1943 ».

Je voudrais en revanche m’attarder quelque peu sur les péripéties vécues par certains grands chefs, et quelques autres de moindre niveau, dans ces jours tourmentés de fin 1942, et rechercher les continuités et les ruptures.

Leclerc et Koenig, les deux maréchaux de la première heure

À tous seigneurs, tout honneur, commençons par les quatre maréchaux de France de la Seconde guerre mondiale. Deux d’entre eux, le général Kœnig et le général Leclerc rallient le général de Gaulle dès juillet 1940, et combattent les Allemands et les Italiens (et les Français de Vichy). Kœnig commandait les FFL qui ont participé à la bataille d’El-Alamein, et Leclerc, au nord du Tchad, lançait sa Force « L » au travers du Fezzan, avant de rejoindre la VIIIème Armée britannique qui talonnait Rommel jusqu’en Tunisie. Le débarquement ne les a donc aucunement distrait de leur objectif constant : poursuivre leur combat contre les forces de l’Axe.

Le général de Lattre de Tassigny avait, à la tête de la 14e D.I., tenu tête à l’infanterie allemande, en mai 1940, et fait retraite en bon ordre jusqu’à l’armistice. En novembre 1942, il commande la 16e division militaire à Montpellier. Lorsque le 11 novembre, les Allemands envahissent la zone sud, il est le seul divisionnaire de l’Armée de l’Armistice à refuser l’ordre de Vichy enjoignant de ne pas leur opposer de résistance. Il est arrêté par les gendarmes, jugé et condamné à 10 ans de prison par un tribunal d’exception. Il s’évade en septembre 1943, et gagne Londres. Promu général d’armée par le général de Gaulle, il reçoit, en décembre, le commandement de l’Armée B avec laquelle il débarque en Provence en août 1944.

Le général Juin, pour sa part, est fait prisonnier en juin 1940 à la tête de la 15e D.I. encerclée à Lille. Il est libéré à la demande des autorités de Vichy, en juin 1941, et succède en novembre, au général Weygand, comme commandant-en-chef des forces d’Afrique du Nord. À une réunion convoquée par Goering, à Berlin en décembre, il se montre plus qu’évasif face aux demandes du Reichsmarschall. Bref, il ne se cache pas d’être contre la collaboration militaire avec l’Allemagne. Maisil n’est pas dans la confidence, au contraire de certains de ses subordonnés en contact avec les Américains, lors de la préparation du débarquement. La question que certains posent aujourd’hui à son sujet, « Alphonse Juin a-t-il été un résistant ? » est d’une certaine façon anachronique.

La question que se posaient à l’époque les Américains, autour du consul des États-Unis à Alger Robert Murphy, était « Quelle attitude aurait-il en cas de débarquement américain ? ». En fait, Juin va se trouver partagé entre son sens de la discipline et ses sentiments d’hostilité aux Allemands. Il va ainsi signer avec les Américains une suspension d’armes, pour la place d’Alger, dès l’après-midi du 8 novembre. Mais il ne se juge pas en situation d’ordonner au général Noguès de faire de même au Maroc. Lorsque les Allemands entrent en zone sud, le 11 novembre, il précise « La position de neutralité vis-à-vis de l’Axe cesse. ». Mais il ne laisse les troupes françaises de Tunisie se porter au contact des Allemands et des Italiens qu’une semaine plus tard.

Promu général d’armée fin décembre 1942,  Juin commande les troupes de l’Armée d’Afrique pendant la campagne de Tunisie, et engage, en décembre 1943, le Corps Expéditionnaire Français (trois divisions nord-africaines et une division formée à partir de la 1ère Division Française Libre) en Italie. Il y prendra sa part de gloire.

Juin et De Lattre, les maréchaux issus de l’armée d’Afrique.

Parmi les généraux de l’Armée d’Afrique résolus à aider les Américains, une mention spéciale doit être réservée au général Béthouart. Ce dernier avait brillamment commandé en Norvège, en mai 1940. Fin juin, alors que son subordonné direct, le lieutenant-colonel Magrin-Vernerey sous le pseudonyme de Monclar, rejoint, un des premiers, le général de Gaulle avec la 13e D.B.L.E., Béthouart choisit « la voie de l’obéissance » et rentre en France. Commandant de la division de Casablanca en 1942, en contact avec les Américains, il doit contrôler la ville pour faciliter le débarquement. Mais se heurtant à l’obstination de la Marine, il ne parvient pas à ses fins et est finalement arrêté. Libéré par les Américains, ce qui lui évite la cour martiale, il est placé à la tête de la Mission Française aux États-Unis pour négocier le réarmement des troupes d’Afrique. Il finit la guerre sur le Danube, à la tête d’un corps d’armée sous De Lattre.

La Marine, très marquée par le drame de Mers-el-Kébir, a dû supporter plusieurs attaques britanniques, à Dakar, en Syrie, à Diego-Suarez, ce qui amène les marins à considérer comme ennemis ceux qui leur tirent dessus, et par extension ceux qui semblent vouloir passer en force. Ce qui explique qu’à Alger et à Oran, les tentatives de débarquement aient été accueillies à coups de canon, et qu’à Casablanca, la 2e Escadre Légère soit sortie riposter aux croiseurs lourds américains qui appuyaient de leur artillerie les débarquements.  Les sous-marins français sont envoyés au combat et le paient chèrement. L’amiral de Laborde, notoirement anglophobe, aurait voulu faire intervenir les Forces de Haute Mer, ce que parvient à éviter le contre-amiral Auphan,  ministre de la Marine à Vichy[1]. Mais il faut bien reconnaître qu’en décembre 1942, face aux Allemands à Bizerte,  il n’y a aucune résistance. C’est pourquoi le vice-amiral Derrien, qui y exerce le commandement, sera condamné à la réclusion perpétuelle en 1944, alors que les amiraux qui se sont le plus farouchement opposés aux Américains à Casablanca, le vice-amiral d’escadre Michelier et le contre-amiral Gervais de Lafond n’auront à subir qu’une mise à la retraite d’office.

Au niveau des exécutants, le destin semble parfois affaire de circonstances. Le commandant L’Herminier rappelait qu’il aurait disparu avec son sous-marin, le Sidi-Ferruch, devant Casablanca, s’il n’avait pas dû en quitter le commandement en janvier 1942 pour cause de maladie, et qu’il ne se serait dès lors jamais évadé de Toulon avec le Casabianca.

Reste à évoquer l’amiral de la Flotte François Darlan. Il n’avait pas de convictions fermes en matière de géostratégie, mais il était bien décidé à tirer profit des circonstances. « Si les Américains débarquent avec dix divisions », aurait-il dit,  «  je leur ouvre les bras. S’ils arrivent avec deux divisions, je les f… à la mer ! » Quand le débarquement a lieu, il se trouve à Alger par hasard. Après s’être mis d’accord avec le commandement américain sur la reprise des hostilités contre l’Axe et sur les facilités accordées aux forces alliées, l’amiral Darlan, paré du titre de Haut-Commissaire de France en Afrique, se targue d’agir « au nom du Maréchal (Pétain), empêché ». Trop impliqué dans la collaboration avec les nazis, mal vu par les opinions publiques dans les pays alliés, Darlan est assimilé aux « Quisling locaux » par le Président Roosevelt. Répondant aux inquiétudes de Churchill, le 17 novembre, le président américain qualifie l’accord passé avec Darlan d’« expédient transitoire ». Pris pour cible par les Gaullistes et les résistants qui ont pris langue avec les Américains avant le débarquement, son éviction est donc inévitable. Son assassinat, le 24 décembre, ne demeure une énigme que pour l’identification de ses instigateurs.

On nous pardonnera une dernière réflexion : des trois chefs français de l’expédition de Suez en 1956, le commandant-en-chef, l’amiral Pierre Barjot, avait participé à la réunion de Cherchell avec les Américains, comme résistant d’Algérie ; le chef des forces terrestres, le général Beaufre, avait accompagné le général Giraud  lorsqu’il était passé de France à Gibraltar en sous-marin ; le chef des forces navales, l’amiral Pierre Lancelot, avait commandé en 1940  à Dakar, le sous-marin qui avait torpillé un des deux cuirassés britanniques. Quels destins !

Au terme de ce billet, ce qui compte, ce n’est pas de retrouver le plaisir suranné de l’histoire événementielle, mais la nécessité de méditer sur les comportements individuels, lorsqu’il n’y a pas de consensus sur l’orientation politique nationale, sur les valeurs démocratiques et républicaines, dans un contexte diplomatique où il n’y a pas d’alliance indéfectible. Situation que l’on espère ne plus jamais connaitre, sans en avoir la certitude.

(*) Pierre Versaille

Haut fonctionnaire qui fut en charge de réformes importantes et nouvelles qui, de ce fait, se doit à l’exigence de réserve.

Le numéro 129 d’ESPRITSURCOUF,
paraitra le 13 janvier 2020

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