VERS UN EURO NUMERIQUE

(2ème partie)

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Pierre Charrin (*)
Économiste
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Dans notre précédente publication, le n°162, Pierre Charrin s’était en quelque sorte fait l’historien de la monnaie. Il nous a raconté le passage de la pièce en métal précieux à la monnaie fiduciaire, puis à la monnaie scripturale, la disparition progressive de l’échange d’argent de la main à la main, l’émergence de nouveaux moyens de paiement dématérialisés, tel le Bitcoin. Face à cette évolution, les États et les banquiers centraux sont sur la défensive, et en première ligne la BCE et l’Union Européenne.
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Constat a été fait d’une série d’évolutions irrépressibles : les traditionnels billets de banque sont de moins en moins utilisés pour nos paiements quotidiens ; une initiative libertaire style « Bitcoin » monte en puissance ; en préparation, des projets façon Libra, Diem, … sont susceptibles, par leur conception beaucoup moins secrète et sulfureuse que celle du Bitcoin, de prendre une part notable du marché du paiement.

Une telle évolution n’est pas anodine : les espèces sont le seul lien direct d’une banque centrale avec les usagers de sa monnaie. Cette évidence, les banquiers centraux et leurs experts l’expriment fortement en soulignant que c’est la relation directe entre le « souverain » et tout un chacun qui devient évanescente.

Inquiétudes

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Les banques centrales commencent donc à ressembler à des châteaux-forts assiégés dont les premières murailles de protection se craquellent. Mais on sait que les banquiers centraux ne sont pas des nostalgiques : déplorer l’étiolement de symboles, fussent-ils très forts, n’est pas leur fait. Dès lors, quelles sont leurs préoccupations ?  Sur l’essentiel, elles sont doubles et se traduisent par deux questions.

Que se passerait-il si « une monnaie électronique étrangère remplaçait largement les moyens de paiement existants. » ? Plus clairement dit : si une devise étrangère venait concurrencer, voire supplanter l’euro dans sa zone souveraine. Bitcoin, Litecoin, et autres Diems à venir relèvent aussi d’« une monnaie électronique étrangère », tout en étant dépourvu de banque centrale pour assurer leur tutelle.

Photo Pixabay

Que se passerait-il si, comme le dit en termes pudiques un rapport très officiel d’octobre dernier de la Banque Centrale Européenne (BCE),  « d’autres modes de paiement électroniques devenaient indisponibles en raison d’événements extrêmes » ? Cette phrase alambiquée évoque deux risques différents : celui d’une rupture du fonctionnement de l’infrastructure téléinformatique du système bancaire, ou bien celui de défaillances bancaires majeures en cascade, empêchant le système bancaire d’exécuter les ordres de paiement de ses clients. On voit là l’empreinte de la crise financière de septembre 2008 qui, à bon droit, hante toujours la mémoire longue de nos banquiers centraux.

De fait, les procédures de contrôle des banques qui, dans tout le monde occidental, avaient été considérablement allégées à la fin du XXe siècle, furent remises à l’honneur dès 2009. Batteries de ratios, de structures de bilans des banques à respecter, « stress tests », etc…furent la nouvelle doxa des grandes banques centrales. Cependant, d’aucuns pensent que l’efficacité ultime de ces mesures relève de l’acte de foi, et que la protection du système de paiements contre tout risque de défaillances bancaires majeures est plus que jamais à l’ordre du jour. Quand la protection du système actuel ne peut être totalement garantie, il faut au moins avoir des parades crédibles.

L’e-euro

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Face à de tels périls, qui ne sont nullement fantasmés,  la réponse de la BCE,  avec près de 40 banques centrales dans le monde, consiste à préparer l’émission d’une monnaie digitale de banque centrale (MDBC),  ou « central bank digital currency »(CBDC), l’acronyme anglais étant de loin le plus répandu. En zone euro, on parle aussi indifféremment de e-euro, euro numérique, voire crypto-monnaie publique ou crypto-euro.

Photo Pixabay

Dans son principe (ce ne sera pas vraiment la réalité, mais cette relative simplification est utile pour comprendre l’essence du système envisagé), l’émission d’euros numériques signifierait que tout résident de la zone euro pourrait avoir un compte ouvert à sa banque centrale, qu’il créditerait par un virement en provenance du compte à vue de sa banque ordinaire. A partir de ce « compte banque centrale », chacun pourrait effectuer des paiements en euros numériques ou e-euros. Le principe d’un tel mécanisme répondrait aux inquiétudes des autorités monétaires.

A – Comme les classiques « monnaies en espèces », l’e-euro établirait un lien direct entre la banque centrale et tout un chacun. L’e-euro ne différerait des espèces que sur un seul point, certes important : les paiements en e-euro ne se feraient évidemment plus de la main à la main, mais via un intermédiaire public : la banque centrale.

B – Ce nouveau système pourrait constituer une alternative de secours en cas de panne générale du système téléinformatique bancaire d’aujourd’hui.

C – La BCE constate qu’ « un euro numérique, en tant que passif de l’Eurosystème, présente un risque intrinsèque moins élevé qu’un dépôt dans une banque commerciale ». Effectivement le dépôt que chacun d’entre nous détient dans une banque, correspond au solde créditeur de son compte, c’est à dire à la dette que la banque contracte à notre égard du fait même des dépôts que nous lui confions. Le « risque » qu’évoque la BCE, de la façon la plus allusive possible, est que les banques ne puissent être en mesure de nous rembourser de nos dépôts, parce qu’elles seraient en cessation de paiements. En termes crus, l’hypothèse évoquée là est la faillite de l’ensemble du secteur bancaire. Et la BCE de nous faire entendre pudiquement que dans un tel cas, l’Eurosystème, lui, via les e-euros, serait en mesure d’assurer les paiements entre tous les agents économiques non bancaires.

D – Demain, s’il y avait création et diffusion mondiale de e-dollar, e-yuan, e-yen, etc. …, avec un e-euro, la BCE serait prête à faire face à la concurrence, dans sa propre zone comme ailleurs. De même, un e-euro pourrait être un contre-feu ouvert face aux Bitcoins et autres Diems en gestation, etc.

Ainsi, avec l’euro numérique, il y aura, à côté des billets, un nouvelle forme de monnaie fiduciaire. De même à la seule monnaie scripturale bancaire d’aujourd’hui, il y aura aussi une monnaie scripturale de la banque centrale.
L’e-euro sera donc à la fois une monnaie fiduciaire ET scripturale. (NDLR : pour les définitions de monnaie « fiduciaire » ou « scripturale » voir l’article du n°162)

Si, dans son principe, ce projet d’euro numérique répond donc à toutes les questions que se pose la BCE, sa mise en œuvre pratique constitue un chantier, sans doute pas « pharaonique » comme veulent le croire ou le faire croire certains journalistes, mais certainement d’importance.

Photomontage du FT

Comment ?

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Dans ce domaine, qui sera l’objet d’âpres discussions tant techniques que politiques, toutes sortes d’hypothèses ont été balayées, mais rien n’est encore décidé. Seuls les termes du grand choix à faire ont été exprimés dans le rapport de la BCE d’octobre dernier : « Deux modèles potentiels sont envisagés, qui pourraient éventuellement être combinés :
(1) Les paiements sont exécutés par les utilisateurs finaux dans l’infrastructure de la banque centrale (accès direct) ;
(2) Les paiements sont initiés par les utilisateurs finaux mais exécutés par leurs intermédiaires supervisés qui gèrent des comptes en leur nom auprès de la banque centrale (accès intermédié). »

 

Une analyse même sommaire de cette alternative, au vocabulaire soigneusement rébarbatif, conduirait à démarquer le rapport de la BCE, lourd de cinquante pages. On se limitera donc à évoquer quelques points majeurs, où des choix devront être faits.

Dans quelle mesure infrastructure de banque centrale et infrastructure du système bancaire actuel seront-elles séparées et/ou s’interpénétreront-elles de façon plus ou moins étroite ? En termes de sécurité, la question devra être tranchée.

L’anonymat total des transactions réalisées au moyen des e-euros est exclu. Sur de telles transactions, les règles existantes de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme devront évidemment s’appliquer. Mais quelle place sera laissée au respect de la vie privée ?

Très vraisemblablement, des tiers interviendront entre l’utilisateur final d’e-euros et la banque centrale. Se posent alors les questions de confidentialité, du contrôle des tiers-intermédiaires, etc…etc…

On imagine bien que le secteur bancaire, dont les pouvoirs de lobbying sont grands, voit la naissance d’un e-euro d’un œil soupçonneux, pour ne pas dire nettement hostile. Si la population trouve pratique d’utiliser l’e-euro pour ses paiements courants, les dépôts de la clientèle dans le système bancaire privé risquent en effet de diminuer fortement. Pour les banques, cela posera des problèmes de refinancement, donc de coût, sans parler des incidences sur la politique monétaire, etc…

Les sujets sur lesquels il faudra discuter, puis décider, sont nombreux … et il y a 19 pays membres de la zone euro. Avant toute décision, le débat, comme encore aujourd’hui, peut rester limité à un petit cercle d’experts et de responsables politiques, ou bien déboucher sur la place publique : toutes les conjectures sont ouvertes.

Photo Pixabay.geralt

Quand ?

Prudente, la présidente de la BCE, Christine Lagarde, a déclaré mi-janvier à l’agence Reuters : «Je pense que l’on aura un euro numérique…dans pas plus de cinq ans j’espère». Fabio Panetta, membre du directoire de la BCE, et président du conseil des paiements de détail en euros, a confirmé récemment ce délai de cinq ans pour la mise en place effective de l’euro numérique.

Ce qui poussera la BCE a être rapide c’est la crainte de la concurrence des crypto-monnaies privées existantes ou en gestation, celles des autres banques centrales : e-dollar, e-yuan, e-yen. Déjà la Banque de Suède a pratiquement choisi l’architecture téléinformatique retenue pour l’émission d’une e-krona (couronne). Elle en est à la fin d’un premier test. Cela ne peut que pousser les pays de la zone euro, voisins de la Suède, à favoriser une naissance accélérée de l’e-euro. Pour une jeune grande banque centrale comme la BCE, il est important de ne pas être à la traine, de ne pas être parmi les dernières à émettre une monnaie numérique de banque centrale. Bien au-delà de l’orgueil, c’est la place de l’euro dans le monde qui est en cause : on sait qu’une monnaie mondialement et largement utilisée confère des avantages économiques et même politiques importants.

Compte tenu de ce contexte géopolitique, on peut être un peu plus optimiste que la présidente Lagarde et espérer qu’au milieu de la présente décennie un euro numérique de banque centrale, suffisamment indépendant du réseau bancaire privé, pourra prendre son essor et devenir d’usage courant dans la zone euro et dans le monde.

Symbole et réalité

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L’e-euro a notamment pour raison d’être de venir en complément de billets dont l’usage est en peau de chagrin, voire à terme de se substituer à cette monnaie fiduciaire classique qui disparaitrait complètement. Il est bien évident cependant qu’un e-euro sera aussi abstrait qu’un solde créditeur en banque et n’aura pas cette présence souveraine d’un billet de banque dans notre portefeuille. Or, un symbole doit être incarné, avoir au moins un support matériel visible, palpable, pour inspirer la « fides », le respect du souverain. Quid d’un symbole souverain éthéré ?

Il est vrai qu’en un peu plus d’un siècle, on a déjà connu la disparition de l’inaltérable monnaie métallique pour passer à la monnaie fiduciaire, puis de plus en plus à la monnaie scripturale électronique, aujourd’hui privée, demain aussi publique. Quelle sera la prochaine étape ? Une distribution de monnaie à chacun selon ses besoins ? Une partie du programme de 1,9 trillons de dollars du président Biden ne constituerait-elle pas le début d’une acceptation de cette vieille exigence communiste, but ultime des marxistes, clone sur ce point du christianisme primitif : « … et l’on faisait des distributions à chacun en fonction de ses besoins » (Actes des apôtres IV-35) ? Progressif avènement d’un antique vœu, toujours renouvelé jusqu’à aujourd’hui pour certains, ou cauchemar orwellien pour d’autres, préfigurant le pire pour nos libertés !

L’affrontement de propositions contradictoires est courant dans l’histoire : c’est particulièrement vrai dans le déroulement de l’histoire monétaire, mais des synthèses de bon aloi y sont souvent venues clore de violentes querelles. Dans l’immédiat, formons le vœu que les luttes d’intérêts qui s’esquissent pour la mise en place d’un euro digital de banque centrale s’apaisent en une intelligente et rapide synthèse, nous épargnant les risques de chaos inhérent à tout compromis boiteux.
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(*) Pierre Charrin, ancien Consultant à la Cegos, a exercé dans le secteur bancaire : activités de capital-développement, fusions-acquisitions, réorganisation et direction d’une direction des crédits. Actuellement consultant en financement de l’hébergement touristique. Chroniqueur économique dans une revue professionnelle, membre de la rédaction d’ESPRITSURCOUF. 


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