VIETNAM,
COMMUNISME ET ÉCONOMIE PRIVÉE

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Jean-Philippe Eglinger (*)
Dirigeant d’entreprise
Enseignant

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Le Vietnam est un pays communiste qui est progressivement passé d’une économie planifiée centralisée à une économie de marché à orientation socialiste. L’auteur qui, pour des raisons universitaires et professionnelles, a lu quotidiennement la presse de langue vietnamienne, se plait à citer
Nguyễn Quốc Điển, membre de la Commission Centrale de l’Économie du Parti Communiste Vietnamien (PCV). Ce dernier, dans un article publié par le journal du Ministère des Finances le 17 janvier 2021, qualifiait l’économie privée comme « force motrice importante de l’économie dans la période de Covid 19 ».

Avertissement :

Cet article se concentre sur les sources officielles vietnamiennes et présente le point de vue de la presse officielle et des sources d’information dans un pays où il n’y a pas de liberté de la presse ni de statistiques indépendantes. Par conséquent, il reflète principalement la façon dont le gouvernement et le Parti communiste considèrent le secteur privé et sa contribution à l’économie et comment ils ont officiellement l’intention de l’utiliser pour contribuer à la prospérité du pays.


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’économie privée est définie au Vietnam comme étant une « composante économique » nationale développée sur la base de la propriété privée des moyens de production. Elle s’est  développée par la prise en compte progressive de l’économie de marché, au rythme des Congrès du Parti Communiste, qui l’ont successivement autorisé, encadré, puis favorisé.

La politique du Renouveau (Đổi mới) fut lancée en 1986 et visait à développer une économie marchande à nombreuses composantes fonctionnant dans un mécanisme de marché sous la gestion de l’État selon l’orientation socialiste. Elle avait pour but de « créer des forces puissantes visant à libérer les forces de production (…), développer l’économie marchande pour aller vers le socialisme » (3° Plénum du IV° Congrès). Puis, le 6e Plénum du VIe Congrès du PCV (mars 1989) insistait sur le fait que : « développer l’économie marchande à plusieurs composantes est une préconisation stratégique à long terme pour arriver au stade du socialisme »

Aujourd’hui (XIII° Congrès – 2021), quatre composantes sont retenues : l’économie étatique, l’économie collective, l’économie privée et l’économie à capitaux étranger. Ces composantes économiques sont constituées d’entreprises de formes juridiques et de propriété différentes, répertoriées par une Commission de Recherche pour le Développement de l’Économie Privée, qui a pour objectif de tracer une voie pour le développement de ce secteur privée, enserré entre une économie étatique puissante mais déclinante et une économie à capitaux étranger qui progressivement développe ses bases au Vietnam.

Bilan aujourd’hui
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Dans un article publié en janvier 2020 intitulé : « L’économie privée du Vietnam : dynamiques de développement et nouvelles perspectives », Trịnh Đức Chiều (membre de l’Institut Central de Gestion Économique) relate les propos du Premier Ministre de l’époque, M. Nguyễn Xuân Phúc : « L’économie privée est devenue uns assise solide de l’économie vietnamienne » car elle représente 40% du PIB, 30% des recettes du Budget de l’État et concentre 85% de la population active.

Après plus de 30 ans d’application du renouveau (Đổi mới), l’économie privée au Vietnam dénombrait (en 2018) environ 6 millions de structures « privées » (entreprises individuelles, économie de clan, etc.), environ 700 000 entreprises vietnamiennes privées, le nombre de structures « non étatiques » représentent 96-97% du nombre des entreprises. Le nombre d’entreprises rapporté à 1000 habitants n’a cessé de croitre pour passer de 3,2 (2010) à 7,6 entreprises/1000 habitants (2018), soit une croissance annuelle de 11,5% sur la période

Six millions d’entreprises individuelles ou artisanales en 2018.
Photo DR

Le nombre de création de nouvelles entreprises sur la période 2011 – 2018 a enregistré une croissance annuelle des 6,5%, passant de 3,3% sur la période 2011/2015 à 11,6% entre 2016 et 2018.

Selon le Département des Statistiques, en 2018, le nombre de personnes travaillant dans le secteur « non étatique » se montait à 45,19 millions, soit 83,3% de la population de plus de 15 ans

La contribution du secteur privée au PIB vietnamien reste importante. Sur la période 2010 – 2018, le secteur non étatique a contribué à hauteur de 43% du PIB. Sur cette période la part du secteur privé est passée de 38% à 40,6%; Dans le même temps la part de l’économie étatique a cru de 27,7% à 29,4% et celle des entreprises à capitaux étrangers de 15,15% à 20,3%.

Concernant les contributions au Budget de l’État, le secteur « non étatique » est passé de 28,3% en 2010 à 33,2% en 2016, alors que dans le même temps la contribution des entreprises à capital étranger progressait de 26,3% à 34,4%, tandis que le secteur étatique voyait sa contribution chuter de 45,4% à 32,3%.

Depuis 2015, le secteur « non étatique » est le premier investisseur au niveau de l’investissement total vietnamien passant de 38,7% à 43% en 2018. La capacité d’investissement du secteur public a chuté, passant de 47,1% (2005) à 38% (2015) pour se situer à 33,3% (2018).

Cependant, selon les éléments statistiques remontés, la productivité des travailleurs du secteur privé reste faible, notamment celui de l’économie individuelle. Le revenu moyen des travailleurs opérant dans l’économie individuelle est inférieur aux revenus des travailleurs du secteur étatique et du secteur étranger.

Enfin, le secteur privé, notamment l’économie individuelle, a du mal à disposer de ressources pour ses activités de production, ressources tant au niveau du capital financier que des travailleurs qualifiés, ainsi que l’accès aux terrains et aux prêts bancaires.

Le secteur étatique
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L’article 51 de la Constitution du Vietnam indique clairement que l’économie vietnamienne est une économie de marché à orientation socialiste, où l’économie étatique joue un rôle dominant. Mais il stipula aussi que « toutes les composantes économiques sont des éléments importants de l’économie nationale. Les structures (entreprises) relevant de chacune de ses composantes économiques sont sur un pied d’égalité, coopèrent et se livrent une concurrence conformément aux lois en vigueur…L’État encourage et crée les conditions permettant aux entrepreneurs, entreprises, particuliers, et organisations à investir, produire et faire des affaires; développer durablement les filières économiques, contribuant à la construction nationale ».

La position du secteur étatique reste importante dans l’économie du Vietnam, puisque ce secteur contribue à hauteur de 30% au PIB en 2020 alors que le nombre d’entreprises se monte à environ 2200 structures (soit 0,4% du nombre d’entreprises total). Ce secteur est présent dans les secteurs considérés comme stratégiques (électricité, énergie, transport…) via des groupes étatiques ou des Compagnies générales. Ce secteur emploie 1,13 million de personnes (soit environ 2% de la population active vietnamienne) et concentre 28% de l’ensemble du capital des sociétés au Vietnam.

Le premier métro vietnamien est entré en service à Hanoï ce samedi 6 novembre.
Photo Tomoya Onishi

Pourtant, en termes de production et de résultats commerciaux, la contribution au chiffre d’affaires et aux bénéfices des entreprises étatiques n’a cessé de diminuer. La part du chiffre d’affaires net des entreprises étatiques en 2015 a atteint 18,2 %, en 2018, elle n’était plus que de 14,5 %. La part du bénéfice avant impôt des entreprises publiques en 2015 a atteint 28,4 %. En 2018, elle se montait à 21,2 %.

Le secteur à capitaux étrangers
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Parallèlement à la composante de l’économie étatique, l’économie vietnamienne s’appuie sur le secteur à capitaux étranger depuis l’ouverture et la première loi, promulguée en décembre 1987, sur les Investissements étrangers (IDE). Fin 2019, le Vietnam comptait 30 827 projets étrangers totalisant un capital total de 362,58 milliards USD. Le capital déboursé pour ces projets est estimé à 211,78 milliards de dollars, soit 58,4 % du total du capital enregistré.

Selon le magazine financier du Ministère des Finances, le secteur des Investissements Étrangers a vu sa contribution au PIB vietnamien passer de 13 % en 2010 à 19,6 % en 2019.

Les quelques 16 200 entreprises étrangères enregistrées emploient environ 6,1 millions de personnes, soit 11% de la population active vietnamienne. La productivité du secteur des IDE est d’environ 118 millions de VND (Dongs vietnamien, monnaie locale), soit un taux de croissance d’environ 8,7%/an (beaucoup plus élevé que la productivité du travail des entreprises domestiques). Selon le Livre blanc sur les entreprises 2020, le revenu moyen par employé du secteur des entreprises d’IDE est d’environ 11,2 millions de VND/mois, soit environ 1,2 fois plus élevé que le niveau moyen de l’économie.

A noter également que ces entreprises le plus souvent installées dans des zones industrielles dédiées gèrent environ 75% du commerce extérieur vietnamien. Les entreprises étrangères étant le plus souvent installées au Vietnam pour des activités de production de produits qui sont ensuite exportés. Elles bénéficient de coût de production avantageux mais la part de la valeur ajoutée de la production revenant au Vietnam reste en général relativement faible (10% à 20% en fonction des différents produits). Et c’est, entre autres, pour améliorer cette part que les autorités vietnamiennes souhaitent développer des entreprises privées vietnamiennes qui seront capables par leurs activités de fournisseurs de rang 1 de participer à la création de valeur Vietnamienne dans les activités de production à destination de l’étranger pour créer une force domestique plus puissante.

 

Cette usine, où l’on torréfie et emballe le café, ne travaille que pour l’exportation.
Photo DR

En effet, développer la composante de l’économie privée au Vietnam aurait pour avantage certain de d’assurer le développement d’une économie indépendante et autosuffisante, en parallèle de l’économie étatique et collective. L’économie individuelle pouvant « absorber » la masse de la population active pour des activités économiques « usuelles » à condition que les autorités créent l’égalité réelle entre l’économie non étatique et les entreprises publiques, entre les petites et les grandes entreprises, et en même temps avoir des politiques pour soutenir les petites et moyennes entreprises, créer un environnement favorable aux entreprises et aux start-ups. Ce qui n’est pas encore forcément le cas tant l’accès aux terrains, crédits bancaires sont difficiles pour des structures n’ayant pas de relations. Par ailleurs, pour espérer un développement durable du secteur privé, il est important de mettre en place un système efficace de protection des droits de propriété intellectuelle.

Émergence de grands groupes vietnamiens
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Par ailleurs, les autorités sont fortement dépendantes de ce secteur non étatique tant sur le plan du nombre de personnes qu’il emploie que du capital d’investissement qu’il génère. En 2020, le capital d’investissement a atteint 2 164 500 milliards de VND (soit environ 94,5 milliards de USD), soit une augmentation de 5,7% par rapport à l’année précédente et égal à 34,4% du PIB. La part de l’investissement de l’État (Budget et entreprises) a atteint 729 000 milliards de dongs, représentant 33,7% du capital total (en hausse de 14,5% par rapport à l’année précédente) ; le secteur non étatique a atteint 972 200 milliards de dongs, soit 44,9 % (en progression de 3,1 %) ; le secteur des investissements directs étrangers a atteint 463 300 milliards de VND, soit 21,4 % (en baisse de 1,3 %).

Le principal enjeu pour les autorités vietnamiennes étant de permettre le passage d’une économie individuelle à une économie privée assise sur des structures économiques plus solides pouvant prendre le relai de croissance des grands groupes publics vietnamiens et s’assurer une indépendance face aux entreprises étrangères.

Dans le contexte d’intégration économique internationale et d’une concurrence stratégique, économique et géopolitique féroce, les autorités vietnamiennes souhaitent favoriser la mise en place de groupes économiques vietnamiens puissants pour défendre les intérêts économique du pays. La création des Compagnies Générales en 1994, initia le développement de groupes économiques étatiques. Le XIe Congrès a encouragé la formation d’un certain nombre de groupes économiques privés en plus des groupes économiques d’État. Lors du XIIIe Congrès, a été réaffirmée la nécessité de développer de grands groupes économiques privés à fort potentiel et à la compétitivité régionale et internationale dans un certain nombre de secteurs et de domaines clés de l’économie.

 

Bientôt des automobiles made in Vietnam.
Photo Vingroup

Parallèlement à la mise en place des groupes étatiques dans certains domaines comme l’Energie (EVN, PetroVietnam), les Télécommunications (VNPT, Viettel), l’aviation (Vietnam Airlines), les autorités vietnamiennes ont encouragé des acteurs privés à investir, comme la société Sovico (Banque, aviation, …), la société Vingroup (Immobilier, Automobile), Sun (Immobilier, Loisirs), Masan (Retail), Techcombank, VID Bank( secteur bancaire) afin de permettre l’émergence d’acteurs privés pouvant prendre le relai d’un secteur public souvent peu efficace économiquement.

La constitution de ces groupes obéit peu ou prou à un « pattern » commun. Les fondateurs de ces groupes ont été majoritairement des jeunes étudiants brillants partis étudier dans les pays de l’Est de l’Europe (principalement en Russie) avant la chute de l’URSS. Ils ont réalisé leurs premiers bénéfices en faisant des activités d’import-export entre l’actuelle Russie et le Vietnam. Une fois les bénéfices réalisés dans les pays d’accueil, ces personnes sont rentrées au Vietnam pour investir progressivement dans des secteurs de l’économie vietnamienne en forte croissance et où au même moment les entreprises publiques vietnamiennes avaient du mal à se réorganiser.

Ces investissements ne pouvaient se réaliser que grâce à la présence d’un « protecteur politique » leur permettant « d’ouvrir les portes ». Ces nouveaux groupes ou banques privés ont investi dans les secteurs de l’immobilier, du tourisme (golfs), du retail, de la finance, des infrastructures avec le soutien de l’État et via l’acquisition à prix préférentiels d’actifs publics que l’État « actionnarisait ». L’actionnariat et la gouvernance de ces groupes privés sont resserrés autour d’un nombre limité de proches. Une fois ces acquisitions effectuées, les nouvelles structures étaient introduites sur le marché boursier (ouvert en 2000 à Ho Chi Minh Ville et 2005 à Hanoi) et les bénéfices réalisés revenaient aux principaux actionnaires privés.

Ce processus s’est fait en accord avec les autorités politiques nationales et locales (accès au financement par recommandations, accès aux terrains, accès aux entreprises publiques en voie d’actionnarisation, etc.) qui voyaient dans ces structures privées un moyen de soutenir le développement économique du pays via des structures vietnamiennes (en compétition avec des structures étrangères). On peut voir maintenant le group Sun financer et construire en retour des infrastructures aéroportuaires dans des zones économiques spéciales comme Vân Đồn; ou bien VinGroup se lancer dans la fabrication de voitures avec une licence BMW, ou même Sovico s’assurer que le développement du secteur touristique haut de gamme reste dans le « giron » vietnamien.

Dans ce processus, les acteurs privés sont redevables de leur succès aux décideurs politiques qui leur ont mis le pied à l’étrier. Ce qui est aussi un moyen pour le pouvoir politique vietnamien de contrôler efficacement ce secteur dit « privé ».

Comme l’indiquait le lieutenant-Colonel, Dr. Đinh Thế Thuận, responsable du Département de l’Économie Socialiste de l’École des Officiers politique,  «  si l’économie vietnamienne est comme un navire, l’économie privée est ici le moteur. Elle décidera si le bateau est rapide ou lent. Bien sûr, la direction vers laquelle se dirige le bateau et sa destination sont une autre affaire ».

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(*) Jean-Philippe Eglinger.

Arrivé à Hanoï en 1992, Jean-Philippe Eglinger  a commencé sa carrière professionnelle au Vietnam. Employé à la Chancellerie politique de l’Ambassade de France à Hanoi de 1995 à 1998, Il a ensuite poursuivi ses activités professionnelles au Vietnam dans le secteur privé, dans les domaines de la presse, du consulting et des télécommunications.
De retour en France en 2005, il a passé 12 ans chez Alcatel-Lucent,  en charge de la promotion commerciale des Services sur la zone Europe, Moyen Orient, Afrique. Il développe aujourd’hui  son entreprise, Việt Pháp Strategies, structure d’informations, de formation et d’accompagnement de PME/PMI/Incubateurs français et vietnamiens.
Il est Chargé de Cours en Économie du Vietnam et en management interculturel à l’INALCO, établissement supérieur dans lequel il a soutenu sa thèse de Doctorat. Il enseigne également à l’Université Sorbonne Nouvelle,  au CNAM.et à l’Université de Thăng Long d’Hanoi, où il dispense un cours d’initiation à l’Intelligence Economique et à l’environnement Start up.
Auditeur de l’IHEDN (SR 195è) et titulaire d’un MBA de l’Ecole de Guerre Economique en Intelligence Economique, il publie régulièrement des articles ou études portant sur le Vietnam dans des publications économiques et universitaires.

1Bonne lecture et rendez-vous le 29 novembre 2021
avec le n°178
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