LA FAIBLESSE
DES PUISSANCES MATAMORES

de Pierre Versaille (*)
Haut fonctionnaire

«  Nous vivons dans un monde dangereux », telle semble être la tonalité dominante du discours des politiques modérés (c’est-à-dire de ceux qui n’ont pas à proposer une vision trop marquée idéologiquement, dans le domaine social ou religieux), ou de certains intellectuels, même engagés du côté de la philosophie des Lumières. Certes, il est vrai que la Russie, la Chine, la Turquie, l’Arabie saoudite et l’Iran sont autant de puissances, dont les régimes politiques ne sont pas démocratiques, qui affichent leurs prétentions dans de nombreux domaines, y compris militaire, et n’hésitent pas à utiliser leur force, en Ukraine ou au Moyen-Orient, pour certains en Syrie et pour d’autres au Yémen.

Mais ne serions-nous pas, en acquiesçant à de telles analyses, en train d’être victimes de ce qu’on pourrait appeler « le syndrome de Paul Reynaud », cet homme politique français qui a eu le malheur de déclarer : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts ! », à la veille de la défaite de 1940. Il faudrait donc ne pas parler de nos forces. Mais Paul Raynaud n’avait pas tort, il a eu raison trop tôt, et le général de Gaulle, dans l’appel du 18 juin, avec d‘autres mots, ne disait rien de différent. Rien ne devrait cependant nous interdire d’évoquer les faiblesses de nos adversaires.

Or toutes ces puissances terrifiantes ont aussi leurs faiblesses, au demeurant bien connues, pour ne pas dire évidentes.

La Russie a une population de 140 millions d’habitants, soit 70% de l’ensemble de l’Allemagne, de la France, et du Royaume-Uni, avec une économie de la taille de celle de l’Italie, très dépendante d’un prix élevé du baril de pétrole. Les dirigeants russes imposent à leur population une ponction élevée, supérieure au double de ce que supporte la France, pour une politique d’armement, inspirée par une réminiscence post-impériale, c’est-à-dire le souvenir du temps (il y a un siècle) où l’empire russe incluait la Finlande et la Pologne.

Ces dirigeants s’efforcent de peser sur la vie politique d’états autrefois membres de l’empire soviétique, comme les pays baltes, au travers des populations russophones qui y ont été installées, et mettent en œuvre une intense propagande véhiculée par des médias qu’ils contrôlent et par des manipulations sur internet, et tout ceci aurait pour but d’entrainer l’adhésion du peuple russe.

Or dans le même temps, c’est une ploutocratie clientéliste éhontée qui régit l’économie intérieure, et il n’y a donc pas une adhésion populaire massive. La preuve n’en est pas dans les résultats d’élections sujettes à caution, encore que certains candidats du pouvoir aient connu l’échec lors des dernières élections aux postes de gouverneurs de province, mais dans la fébrilité du pouvoir à l’égard des opposants déclarés qui subissent des traitements auprès desquels la sanction judiciaire à l’égard des plus connus des « gilets jaunes » et les dispositions les plus décriées de la loi « anti casseurs » relèvent de l’aimable plaisanterie. Et l’on n’oubliera pas le verrouillage de l’activité des associations de défense des droits humains, lorsqu’elles ne sont pas de droit russe, dont l’action au cours des dernières élections municipales avait été notée.

En conclusion, l’histoire de l’empire russe au début du XXème siècle a montré qu’un pouvoir autocratique et policier, s’efforçant au développement économique au travers de la politique des « emprunts russes », n’a pas résisté à deux guerres, contre le Japon et contre l’Empire allemand, et l’histoire de la fin de l’Union soviétique soixante quinze ans plus tard, qu’un pouvoir aussi policier mais collectiviste n’a pas plus résisté à l’échec de la guerre d’Afghanistan.

La Chine est par sa population, la plus nombreuse au monde, une immense puissance, mais cette puissance est consubstantielle de contradictions redoutables, qui sont autant de faiblesses gravissimes. Si la Chine est devenue l’atelier du monde, c’est aux salaires de misère versés aux travailleurs chinois qu’elle le doit, or on ne bâtit sa force sur la misère du peuple.

La Chine est d’abord un pays sous développé, dont les obstacles à son développement sont colossaux. Sa politique économique s’affranchit des règles qui s’appliquent au monde industrialisé, aussi bien en matière de politique monétaire que de gouvernance des entreprises, ou de concurrence internationale. Ce ne sont des atouts pour la Chine que tant que le reste du monde laissera faire. De ce point de vue, les rodomontades de Donald Trump ont au moins le mérite de montrer qu’il devrait être possible de faire bouger les lignes, pourvu d’ajouter à une volonté, autre chose qu’un savoir-faire expéditif et limité. Sur le plan technique et scientifique, la Chine a connu de réels succès, mais acquis grâce à un espionnage au moins industriel, qui finit par inquiéter, comme les soupçons sur l’utilisation de la 5G par Huawei   en sont la preuve

Son économie, comme celle de la Russie, est dominée par une ploutocratie éhontée, que le pouvoir s’efforce de réprimer, ce qui ne garantit pas qu’il la fasse disparaître. La Chine n’a pas un peuple, mais des peuples qui ont une écriture mais plusieurs langues, et pour certains, Ouïgours ou Tibétains, une identité propre. Pour combattre les tensions qui ne manquent pas d’en résulter, les vieilles méthodes de l’état policier sont mises en œuvre, en ayant recours à des innovations comme la reconnaissance faciale, qui rappellent que le « 1984 » de G. Orwell date d’un siècle antérieur.

 Enfin, l’immensité de la Chine est aussi sa plus grande faiblesse, parce qu’elle la conduit non pas à la réminiscence post-impériale,  mais tout crument à la tentation impériale. Or ce rêve d’empire ne peut que provoquer un réflexe de défense des pays qui l’environnent, et dont nombre d’entre eux sont loin d’être des puissances de second rang, Inde, Pakistan, Japon, Philippines, Indonésie et Russie.

Quant à la Turquie, à l’Arabie saoudite et à l’Iran,  qui constituent une sorte de triarchie musulmane, au-delà de la crainte que peut inspirer l’islamisme diffus ou revendiqué de l’une ou l’autre de ces puissances, on peut évoquer leurs tensions internes, en Turquie entre islamo-conservateurs et « kémalistes » ainsi que la question kurde,  en Arabie saoudite entre la nécessité du recours à la main d’œuvre féminine pour sortir l’économie de la rente du  pétrole et le statut imposé aux femmes par le wahhabisme, en Iran sur l’opposition larvée d’une partie de la population ouverte aux influences occidentales à l’égard du régime des ayatollahs. Mais, ce qui constitue leur plus grande faiblesse, c’est la situation de quasi-guerre de religion entre l’Arabie saoudite sunnite et l’Iran chiite qui a abouti à la guerre qui déchire le Yémen, et la rivalité pour la prééminence sur les populations sunnites du Moyen-Orient, entre l’Arabie saoudite et la Turquie en proie à sa réminiscence post-impériale avec le souvenir des temps antérieurs aux accords Sykes-Picot.

Mais ce qui est la caractéristique commune de ces cinq puissances, c’est la situation dans laquelle se trouvent leurs dirigeants de recourir à des régimes politiques autoritaires pour pouvoir mener leur politique.  Ceci montre que la meilleure arme pour combattre leurs politiques, si nous jugeons nécessaire de les combattre, est d’affirmer la supériorité de la démocratie c’est-à-dire l’acceptation de la volonté du plus grand nombre, tout en assurant le respect des libertés fondamentales et des droits essentiels de tous. 

Nous pourrions reprendre en détail les politiques menées par les cinq puissances et montrer qu’elles portent atteinte aux libertés et aux droits d’une partie de leur population, ou de certains de leurs voisins, et nous devons être capables de démontrer que ce n’est pas le cas des politiques que nous menons. Mais ceci pourrait être l’objet d’un autre article.

En conclusion, la menace la plus grave pour notre avenir n’est sans doute pas dans l’agressivité des puissances que l’on pourrait qualifier d’« états matamores», mais dans la pusillanimité, de notre part, à consentir l’effort de l’indépendance pour la défense et l’économie tout en affirmant la valeur de la démocratie, de la part de certains de nos amis dans la tentation de  l’illibéralisme, qui est le premier pas vers la renonciation à la démocratie, ou de la part de puissants alliés de longue date, dans l’abandon du multilatéralisme qui est, dans le domaine des relations internationales, un instrument de paix.

(*) Pierre Versaille

Haut fonctionnaire qui fut en charge de réformes importantes et nouvelles qui, de ce fait, se doit à l’exigence de réserve 

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