LUTTE CONTRE LE FINANCEMENT DU TERRORISME :
IL VA FALLOIR INNOVER…

Marie-Christine Dupuis-Danon.
25/12/17

Le 5 décembre dernier, l’hebdomadaire en ligne prochetmoyen-orient.ch et le Centre français de recherche sur le renseignement ont tenu un colloque – Financement du terrorisme : nouveaux enjeux – qui a eu un grand succès d’audience, tant auprès du grand public que des experts.

ESPRITSURCOUF.fr continue aujourd’hui, la publication des principales interventions, alors que le ministère des Affaires étrangères prépare un sommet international sur le sujet. Devant rassembler une cinquantaine de pays, cette réunion est annoncée à Paris, pour avril 2018.

Après celle d’Alain Chouet, nous publions l’intervention de la chercheuse Marie-Christine Dupuis-Danon.

Les objectifs qui sous-tendent depuis presque vingt ans la lutte contre le financement du terrorisme sont bien connus.

  • Premièrement, l’argent constitue un angle d’attaque des organisations terroristes, en tentant de les priver de leurs ressources financières.
  • Deuxièmement, il s’agit de lutter contre les actes de terrorisme. Mais aujourd’hui, le coût d’un attentat, réduit à quelques milliers d’euros – et encore, en prenant en compte la préparation logistique au sens large- conduit évidemment à relativiser ce levier d’action.
  • Le troisième objectif est de pouvoir utiliser la piste financière lors de l’enquête criminelle. Nous sommes là dans une problématique qui relève de la traçabilité des flux financiers. Vous le savez évidemment, on a depuis longtemps abonné l’idée que remonter la piste financière jusqu’aux têtes de réseaux permettra de capturer Al Baghdadi (comme les américains en avaient vendu l’idée pour Ben Laden aux lendemains du 11 septembre) mais tout de même, la possibilité de disposer d’éléments financiers et de pouvoir les utiliser en renseignement et en judiciaire constitue un enjeu très important.

Ressources, coût(s) et traçabilité, gardons ces trois mots en tête afin de regarder si nos réponses sont aujourd’hui adaptées à la nature du défi.

En premier lieu, rappelons brièvement la réponse apportée par la communauté internationale, essentiellement dans la Convention de 1999 pour la répression du financement du terrorisme et les Recommandations Spéciales du GAFI édictées après le 11 septembre.

L’action s’est déployées dans trois directions.

  • La première relève du juridique. Il s’agit des dispositions d’incrimination du financement du terrorisme, de la coopération internationale, et du gel des avoirs liés aux individus ou intérêts en relation avec le terrorisme. C’était indispensable mais c’est évidemment à la fois insuffisant, et frustrant. Ce que montrent les Paradise Papers, comme l’avaient montrés dix-huit mois auparavant les Panama Papers, c’est la facilité de dissimulation des actifs financiers et de leurs bénéficiaires effectifs (les « vrais propriétaires »). Et ce à l’aide de véhicules juridiques constitués par des Cabinets spécialisés dans la fourniture de services offshore, le plus souvent légaux mais utilisés également par « tous les autres »…
  • Deuxième axe d’action : étendre le système de prévention et de détection du blanchiment des capitaux au financement du terrorisme, c’est-à-dire très grossièrement, tout ce qui relève de la compliance et de la déclaration de soupçon. Fallait-il le faire comme cela ? Sans doute, même si les effets pervers ont été nombreux et notamment le coût d’opportunité pour la lutte contre les produits du crime organisé. Toujours est-il qu’il y a concernant le financement du terrorisme un problème de calibrage de l’identification des flux : de quelques centaines de milliers d’euros ou de dollars à quelques dizaines de milliers, puis quelques milliers. Pour mémoire, le volume journalier des opérations de change dépasse 5.000 milliards de dollars en moyenne et les produits du crime sont estimés, de manière conservatrice, à 3 à 5% du PIB mondial (lui-même d’environ 77.000 milliards de dollars).
  • Enfin, la communauté internationale s’est attelée à identifier les problématiques plus spécifiques au financement du terrorisme. C’était, là encore, utile mais force est de constater que ça patine côté solutions. Quels étaient (et demeurent) ces sujets difficiles:
  • Les Organisations à But Non Lucratif, susceptibles de collecter des fonds à des fins de soutien d’organisations terroristes ou de détenir des avoirs en contournant les mesures de gel. Elles sont toujours aussi difficiles à contrôler, comme l’a bien montré le panel précédent qui a mis l’accent sur les zones d’ombres de notre real-géopolitique.
  • Les Remises de fonds informelles, type Hawala. Il est toujours aussi difficile de régler le curseur entre les réguler (et en particulier, les contraindre à enregistrer et conserver la trace des transactions pour éviter la perte de traçabilité) et les pousser à encore plus de clandestinité. Les Hawaladars sont des facilitateurs financiers extrêmement utiles dont on vient encore de mesurer l’importance stratégique puisqu’ils ont été largement utilisés par l’EI pour transférer des fonds hors de toute atteinte, au bénéfique de l’organisation. D’ailleurs cet été, les plus « actifs » de ces Hawaladars ont fait l’objet d’attaques ciblées de la coalition. Il n’empêche qu’il y a des millions de Hawala et qu’ils sont vitaux pour des populations précarisées, non bancarisées et pour le commerce des biens de première nécessité.
  • Le transport clandestin d’espèces demeure important, notamment parce que dans de nombreuses régions, le cash est et demeure la modalité de nombreuses opérations commerciales et financières, hors de toute bancarisation ou formalisation des transactions. En 2015, l’EI avait émis sa propre monnaie en vigueur dans l’est de la Syrie. Elle en a ensuite imposé l’usage, contraignant les populations à convertir leurs devises – livres syriennes et surtout dollars – pour s’acquitter des taxes, amendes et autres impôts. Au final, l’EI a récupéré des devises convertibles qu’il lui a été possible de transférer à l’extérieur, via des hawala ou en transports clandestins d’espèces de l’autre côté de la frontière avec la Turquie. C’est très peu sophistiqué mais très efficace.

Comparons maintenant ces actions aux tendances récentes ou émergentes du financement du terrorisme.

Tout d’abord, concernant les ressources.

Evidemment les organisations terroristes ont toujours besoin de ressources. Mais trois choses sont en train de se passer :

  • Ces organisations et notamment l’EI se sont montrées capables d’opérer une prédation de grande ampleur sur un territoire sous contrôle, constituée d’un butin de guerre (tout ce qui a pu être saisi au moment de la prise de contrôle du territoire) et de prédations continues (mainmise sur les ressources du sous-sol et au premier chef, le pétrole, impôts et taxes prélevées sur l’économie et sur les populations, contrebande et trafics en tous genres) pour alimenter en flux sa trésorerie. Certes à mesure que l’EI a perdu le contrôle de ses puits de pétrole, il a vu ses ressources chuter drastiquement mais tout de même, alors que les frappes de la coalition s’intensifiaient au premier semestre 2017, plusieurs sources concordantes faisaient état d’un maintien de la contrebande du pétrole brut susceptible de générer jusqu’à un million de dollars par jour.
  • Évidemment, à ponctionner ainsi excessivement toutes les ressources d’un territoire, le risque en est l’appauvrissement par épuisement. Mais l’EI apprend vite. Malgré sa débâcle militaire, l’organisation a investi dans l’économie légale – hôtels, distributeurs alimentaires, petites sociétés pharmaceutiques, hôpitaux, bureaux de change, essentiellement en Irak, nous apprennent des rapports locaux. Exactement sur le mode des mafieux qui, en recyclant leurs fonds blanchis dans l’économie locale, utilisent le tissus productif légal à des fins de blanchiment mais aussi pour tisser des liens subversifs entre crime organisé et économie locale, ce qui est un moyen de renforcer leur emprise sur un territoire.

Forts de ce constat, la question qui se pose à nous est : quel sera le ou les prochains territoires et quelles prédations pourront y être exercées ? En choisissant des implantations dans des régions où les États sont faibles et parfois faillis, les organisations terroristes maximisent leurs chances de tirer des sous-sols, des populations, de l’économie, du commerce et des trafics, des ressources financières stratégiques à leur survie voire à leur expansion. On pense évidemment au Sahel, zone stratégique pour l’Europe et pour la France. Le business des rançons a permis aux groupes djihadistes locaux de se constituer un trésor de guerre et les enlèvements seraient repartis depuis 2016. Mais surtout, on y observe le déploiement de logiques opportunistes pour capter une part des revenus de l’économie locale: ressources agraires et halieutiques, commerce, par la taxation ou la prédation.

Deuxième question majeure, quid de l’espace cyber ? On connaît la maîtrise et l’habilité de l’EI en matière de contrôle des réseaux sociaux et de diffusion de la propagande, y compris en recourant aux subtilités du social engineering. On peut imaginer que les prédations financières et le cybercrime puissent être utilisés à des fins de financement du terrorisme.

On voit donc bien à quelle difficulté se heurte la lutte contre le financement du terrorisme avec ce paradoxe : par rapport à l’époque Al Qaida, nous sommes à la fois dans une relation plus forte et symbiotique au territoire, source de ressources, et face au défi de l’espace déterritorialisé du Cyber.

Dans les deux cas, nos États sont très largement impuissants. Sur les territoires parce que situés dans des pays à gouvernance très défaillante. Et sur le cyber, parce que la régulation et la répression sont pour l’instant encore très largement impossibles.

  • Deuxième évolution concernant les ressources. En raison des évolutions technologiques et de facteurs socio-économiques pluriels, le niveau de ressources financières ne conditionne plus proportionnellement le niveau d’influence des organisations terroristes qui s’inscrivent dans un projet d’islamisme radical et violent. Le capital humain, le capital médiatique, la maîtrise de la communication, tout cela constitue des actifs immatériels et néanmoins stratégiques. Cette diversification des ressources stratégiques doit nous conduire à ne pas nous contenter de l’axe financier pour lutter contre les organisations terroristes. Cela demeure stratégique mais au vu des limites que l’on peut identifier, il faut élargir les angles de lutte.
  • Troisième évolution, le niveau de ressources financières ne conditionne plus non plus le potentiel opérationnel de réalisation des attentats. Tout simplement parce qu’on a pu mesurer lors de plusieurs attentats dramatiques à Nice, Londres ou Barcelone, l’efficacité terrible d’un camion bélier, sans compter les attaques à l’arme blanche.

Un des succès de l’EI a été de susciter ce que les anglo-saxons appellent « l’empowerment », dont nous n’avons pas vraiment de traduction en français mais qui est un mélange d’envie de prendre des initiatives, en autonomie et en en assumant la responsabilité.

Notre défi, c’est que cela ne coûte rien au moment du passage à l’acte terroriste. Les coûts sont en amont, dans la capacité à inspirer, à communiquer et à vectoriser cette inspiration. En revanche, nous avons une responsabilité et un levier dans nos politiques publiques, sur nos territoires, pour d’une part lutter contre les petits trafics, les zones grises, tout ce qui permet de créer un biotope favorable aux individus aux intentions criminelles. Et d’autre part, pour proposer des modèles plus attractifs que ces projets morbides et violents.

Pour revenir à la lutte contre le financement du terrorisme, que faire ? Bien prétentieux qui prétendrait détenir la solution… Mais il me semble que nous devons éviter de tomber dans la facilité qui consiste à faire toujours plus de la même chose.

Je conclurai en évoquant quelques pistes de réflexion :

  1. Oui la lutte contre le financement du terrorisme demeure cruciale mais elle est un peu l’arbre qui cache la forêt : il faut lutter contre les ressources stratégiques des organisations terroristes, dans leur ensemble.
  2. Lorsque qu’il y a menace d’emprise d’une organisation terroriste sur un territoire, avec les conséquences potentiellement désastreuses que l’on a vu, des aides économiques massives et concertées seraient peut-être plus efficaces que des sanctions pour formaliser un maximum d’activités économiques et réduire la capacité d’une offre alternative des criminels et terroristes locaux. Cela s’accompagnant d’une identification et d’une inculpation sans faille des facilitateurs financiers et autres individus nuisibles. Et des éventuelles actions militaires décidées dans un cadre multilatéral.
  3. Comme dans le monde globalisé, les phénomènes sont systémiques, il peut être intéressant d’essayer de penser la lutte contre le financement du terrorisme par des approches indirectes. Par exemple, tant que les services de remise de fonds seront indispensables pour que les populations émigrées dans le Golfe persique et au Moyen-Orient – ou ailleurs, populations au demeurant illettrées et souvent sans papier, renvoient de l’argent dans leurs familles, le rapport de force pour les réguler sera défavorable. Donc en travaillant sur des solutions alternatives d’accès à des modalités plus formelles de transferts de fonds, qui ne relèvent pas de la lutte contre la criminalité financière mais du développement économique, les effets impacteront la lutte contre le financement du terrorisme qui pourra être plus drastique contre les Hawaladars ne respectant pas les règles. L’inclusion financière, c’est à dire permettre à toutes les populations d’accéder aux services bancaires, a d’ailleurs été identifiée comme une priorité par le GAFI. Mais les banques ne sont sans doute pas la seule alternative aux remises de fonds informelles et claniques.
  4. Lorsque le ras-le-bol des opinions publiques contraindra les États à s’entendre sur l’harmonisation fiscale, peut-être que la lutte contre les abus de la finance offshore bénéficiera aussi à celle contre le financement du terrorisme. Pour ma part, je ne crois pas à l’inverse (la lutte contre le financement du terrorisme terrassant l’offshore) tant les rapports de force sont aujourd’hui défavorables.

Mais dans tous les cas et ce sera mon dernier mot, il va falloir innover parce que nous touchons aujourd’hui aux limites de l’efficacité de notre action.

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