ARABIE SAOUDITE
COUP D’ÉTAT DÉGUISÉ 
EN LUTTE CONTRE LA CORRUPTION…

Richard Labévière
Rédacteur en chef

Dans son livre Technique du coup d’Etat, Curzio Malaparte cherche à prouver la validité d’une théorie qu’il prête à Léon Trotski selon laquelle l’insurrection serait une machine simple qui ne réclamerait que quelques techniciens qualifiés. Nul besoin d’attendre des circonstances favorables sur le plan économique, politique ou social : pour Malaparte, la conquête d’un Etat moderne est une question d’ordre technique. Cette lecture semble particulièrement appropriée aux événements qui se sont déroulés en Arabie saoudite, depuis janvier 2015.

Si on veut essayer d’appréhender l’évolution récente de la monarchie wahhabite, il faut garder en tête ses deux pactes fondateurs – celui du Nadj et celui du Quincy -, ainsi que la troisième Guerre du Golfe du printemps 2003. Le pacte du Nadj est l’alliance théologico-politique, nouée au XVIIIème siècle, entre un prédicateur religieux – Ibn Abd al-Wahhab – et la tribu des Saoud qui va s’imposer à d’autres Musulmans. Le pacte du Quincy est l’alliance nouée entre les Etats-Unis (le président Franklin Roosevelt) et le fondateur du royaume (le roi Ibn Saoud), le 14 février 1945 au lendemain de la conférence de Yalta. Contre l’exploitation des hydrocarbures de la péninsule arabique, les Etats-Unis s’engagent à protéger la dynastie des Saoud, qui (contrairement à celle des Hachémites) n’a aucune légitimité historique à gérer les lieux saints de l’Islam. Scellé pour 60 ans, ce pacte a été renouvelé pour une même période par le président George W. Bush en 2005. Le pacte du Quincy remplit toujours la fonction de « socle étatique » de la monarchie dont l’avenir reste lié à l’indispensable soutien du parrain américain. « L’existence de l’Arabie saoudite tiendra tant que les Etats-Unis le souhaiteront », estime Alain Chouet, l’ancien directeur du service de renseignement de sécurité des services extérieurs français (DGSE).

La troisième dimension « organique » des actuelles mutations saoudiennes trouve sa gestation dans les conséquences de la troisième guerre du Golfe : l’invasion anglo-américaine de l’Irak du printemps 2003. Regime-Change oblige, au régime de Saddam Hussein succède des institutions et un pouvoir chi’ite. A la double implosion de l’Etat stato- national et du parti Baath irakiens, aux cristallisations tribales et claniques, vient s’ajouter la résurgence de la fracture historique entre populations sunnites et chi’ites. Le réveil de cette confrontation ravive l’épouvantail d’un « arc chi’ite » – pour reprendre les mots du roi Abdallah de Jordanie – sinon d’un « couloir chi’ite », support d’une continuité territoriale et stratégique entre l’Irak, la Syrie et l’Iran, avec une transversalité libanaise à travers l’influence politique et militaire du Hezbollah d’Hassan Nasrallah.

Deux facteurs essentiels vont interagir, approfondir et réactualiser l’ancestrale confrontation Sunnites/Chi’ites, génératrice d’une nouvelle donne proche et moyen-orientale : l’engagement militaire russe de septembre 2015 dans la guerre « civilo-globale »[1] de Syrie et l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, le 20 janvier 2017. Cette nouvelle donne conforte deux axes : celui d’un nouveau « Front du refus » emmené par Moscou pour appuyer la Syrie, avec l’Iran, le Hezbollah libanais, voire la Turquie et celui d’une Coalition occidentale emmenée par les Etats-Unis, dans laquelle se retrouvent les satellites européens, Israël et… l’Arabie saoudite ainsi que d’autres pays sunnites.

Le 23 janvier 2015, la mort du roi Abdallah ben Abdelaziz al-Saoud constitue un autre seuil de rupture ; certes une rupture intérieure et domestique, mais qui entre en précipitation « chimique » avec les mutations géopolitique précédemment citées, engageant le pays dans des mutations inédites, sinon improbables.

Ainsi, pour mieux appréhender l’ampleur et les conséquences du coup d’Etat en cours en Arabie saoudite depuis la mort du roi Abdallah, il convient d’analyser : 1) les conséquences de cette disparition et comment s’est opérée la succession du trône ; 2) ensuite, les rouages de ce qu’il faut bien appeler une « révolution de palais » ; 3) suivra le « coup d’Etat du 3 novembre 2017 » ; 4) puis la prise en otage du Premier ministre libanais qui permet d’évaluer la nature de ce coup d’Etat ; 5) un coup d’Etat de portée régionale ; 6) dans son sillage, Donald Trump instaure unilatéralement Jérusalem comme capitale d’Israël ; 7) ce coup d’Etat se dissimule sous les prétextes d’une improbable lutte contre la corruption, prétexte à tous les abus de droit possibles, y compris les plus violents.

 

MIRAGES DE LA LUTTE ANTI-CORRUPTION

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Durant le colloque du 5 décembre 2017 – organisé par le CF2R[2] et l’hebdomadaire en ligne prochetmoyen-orient.ch à Paris -, le plan anti-corruption du prince saoudien MBS a largement été décortiqué et commenté comme « l’habillage d’un coup d’Etat ». Un officier supérieur de l’un des services français de renseignement, l’un des meilleurs connaisseurs français de l’Arabie saoudite : « en Arabie saoudite, poursuivre des gens pour corruption ou financement du terrorisme, c’est un peu comme enfermer des diabétiques dans une pâtisserie… »

Depuis l’été 2014, le prix du baril a diminué de 60% et la pétromonarchie a enregistré plus de 200 milliards de déficit budgétaire. Or, contrairement aux autres pays du Golfe, l’Arabie saoudite possède une population nombreuse (20 millions de nationaux), massivement employée par le pléthorique secteur public. Et, « l’Etat-providence, c’est fini », commente l’un des participants du colloque : « chaque année, près de 300 000 jeunes arrivent sur le marché du travail et alimentent un taux de chômage galopant (13%, à savoir 30% chez les jeunes). A ce rythme, dans les trois ans qui viennent, les ressources de l’Etat pourraient, tout simplement disparaître. Dans ce contexte, MBS doit impérativement récupérer des fonds de toutes les manières possibles et imaginables ».

Selon le New York Times, la campagne « anti-corruption » de MBS pourrait justement permettre de récupérer quelques 100 milliards de dollars. Premier prince « libéré », Mitab ben Abdallah (65 ans) a accepté de verser 1 milliard de dollars. A l’appui d’une campagne de communication montée par les plus grands cabinets occidentaux et relayée par la grande presse internationale[3], cette pseudo-lutte contre la corruption est approuvée par la jeunesse et les classes moyennes saoudiennes. Une question demeure : les fortunes privées visées ne vont pas être encouragées à investir de nouveau dans le pays, ce qui est pourtant indispensable pour la bonne réalisation du plan Vision-2030. Le message est d’autant plus contradictoire que le chantre de la lutte anti-corruption ne s’astreint pas lui-même à ses propres règles.

De nombreuses informations circulent entre Riyad, Londres, Paris et New York sur la fortune personnelle de MBS et les récentes passations de marchés entre la monarchie wahhabite et les pays occidentaux. Exemple : le milliardaire Bakr ben Laden, le porte-parole de BinLaden-Group (le groupe de BTP de la famille d’Oussama, le Bouygues saoudien) a brusquement quitté sa résidence française, épinglé par les Paradise-Papers pour plusieurs opérations plutôt opaques… La Commission « anti-corruption » de MBS a dépêché plusieurs émissaires à Paris – sur territoire français – pour enquêter sur ses affaires. Cette démarche a-t-elle reçu l’aval des autorités françaises ? Pour l’instant, celles-ci refusent de se prononcer officiellement.

Une chose est à craindre : que les agents de MBS multiplient ces opérations à l’étranger dans les semaines et les mois à venir. Et selon plusieurs sources de services spéciaux européens, on peut envisager aussi que les agents de la GID[4] procèdent à des pressions et intimidations physiques, comme ils l’ont fait en Arabie saoudite durant le coup d’Etat du 3 novembre à l’encontre de plusieurs personnalités (dont le Premier ministre libanais), en France, en Grande Bretagne et ailleurs. « Même si de telles opérations musclées à l’étranger ne sont pas dans la tradition des services saoudiens, qui restent sous la tutelle de leurs homologues américains, rien n’indique à ce jour que leurs méthodes ne peuvent pas brusquement évoluer et se durcir sur l’ordre expresse de MBS, qui ne semble pas s’encombrer de la légalité internationale pour parvenir à ses fins ».

Dans le même ordre d’idées, d’autres services spéciaux européens sont en état d’alerte et enregistrent une activité inhabituelle des services de sécurité des ambassades saoudiennes dans leurs pays respectifs. « Cela dit, il paraît peu probable de voir des agents saoudiens procéder à des actes illégaux spectaculaires dans ces pays, au moment même où MBS veut apparaître comme un grand réformateur éclairé, moderniste et grand ami des Etats-Unis », commente un officier supérieur d’un service européen de renseignement ; « cela dit, il faut toujours compter avec les dysfonctionnements toujours possibles d’administrations européennes qui, elles-aussi ne sont pas à l’abri des tentations, voire de corruptions plus ou moins avérées ». Et de conclure : « n’oublions pas que la seule certitude de MBS est aussi simple que primitive : en ce bas monde, tout peut s’acheter à condition d’y mettre le juste prix… »

 

NOUVEAU PACTE DU QUINCY

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Le coup d’Etat perpétré en Arabie saoudite est une tragédie en cinq actes : 1) l’arrivée au pouvoir de Salman ben Abdelaziz al-Saoud ; 2) l’éviction du prince héritier MBN ; 3) la formation d’une coalition sunnite au Yémen ; 4) le discours de Donald Trump à Riyad le 20 mai 2017 ; 5) le bras de fer engagé avec le Qatar et le rapprochement avec Israël. Ce dernier point constitue – en fait – le grand chantier de la « nouvelle Arabie saoudite ». De sa réussite dépend la conquête du pouvoir absolu par MBS et l’instauration d’une nouvelle monarchie, sinon d’une nouvelle « Arabie salmanite », comme l’ont désormais baptisé plusieurs diplomates en poste à Riyad. 

« Nous entretenons des relations, en partie secrètes, avec des pays islamiques et arabes. D’une façon générale, ce n’est pas quelque chose qui nous gêne, et c’est plutôt l’autre partie qui tient à garder le secret. Mais si nous n’avons d’ordinaire aucun problème en ce qui nous concerne, nous respectons le souhait de l’autre partie lorsque ces relations prennent une certaine dimension, que ce soit avec l’Arabie saoudite ou avec d’autres pays arabes ou islamiques. Certaines de ces relations sont très avancées, mais nous les tenons secrètes ». La déclaration en novembre 2017 du ministre israélien de l’énergie Yuval Steinitz à la radio de l’armée israélienne sur l’établissement de contacts secrets entre Israël et l’Arabie saoudite qui seraient également préoccupés par le voisin iranien n’ont suscité aucun commentaire officiel de la part des États du Golfe.

« Les pays du Golfe et l’Arabie saoudite en particulier sont en train de préparer les esprits à la normalisation avec Israël et font appel pour cela à certains écrivains et analystes », souligne le journaliste Jamel Khashoggi, rédacteur en chef d’Al-Arab Channel. « Les sionistes s’emploient à créer un climat de réconciliation et de normalisation avec les pays du Golfe arabe mais nous ne sommes pas disposés à reconnaître au voleur le droit de s’emparer de la maison de nos frères » (allusion à la Palestine), a déclaré pour sa part le docteur Dhafer Al-Ajmi, directeur exécutif du Gulf Monitoring Group, lors de l’émission de radio Saa khalijia.

L’enchaînement de ces cinq moments, mais surtout ce rapprochement avec Israël, s’est opéré avec la bénédiction de Washington, les choses s’étant accélérées avec le fameux discours du 20 mai 2017 à Riyad de Donald Trump, le jour même de la réélection du réformateur Hassan Rohani à la présidence de la République iranienne. Cette séquence voit successivement un appel à « isoler l’Iran », une rupture des relations diplomatique avec le Qatar critiqué pour ses relations commerciales avec Téhéran et accusé de « soutenir et financer » le terrorisme. La dernière étape intervient à la mi-décembre 2017, lorsque Donald Trump annonce le transfert de l’ambassade des Etats-Unis à Jérusalem.

Se constitue ainsi l’axe d’une triple alliance : Etats-Unis, Israël, Arabie saoudite. Cette alliance inédite constitue un nouveau Pacte du Quincy : Washington couvre et protège l’inexorable montée au pouvoir absolu du jeune MBS contre deux impératives contreparties : 1) une série de réformes économiques, sociales et sociétales (Vision-2030, ouverture des scrutins locaux aux femmes ayant, désormais le droit de conduire des automobiles, autorisation de cinémas et lieux musicaux, musées, etc.) ; 2) un rapprochement officieux, semi-officiel avec Tel-Aviv (l’un des chefs des services de renseignement israéliens reconnaît un partage d’information avec la monarchie wahhabite).

Ce nouveau Pacte du Quincy vise à exclure la totalité des opposants aux nouvelles orientations, au premier rang desquels les personnalités politiques, économiques et militaires de l’ancien roi Abdallah, plus largement les « pragmatiques », partisans de l’évitement d’une confrontation directe avec l’Iran. Conformément à un plan de communication, directement géré par Washington, cette opération est menée au nom d’une improbable lutte contre la corruption qui, elle aussi, se pare des plumes d’un paon juridique, tout aussi improbable.

La conséquence ultime de ce déroulement pourrait se doubler d’atteintes à la sécurité des personnalités d’opposition, à l’intérieure du pays, mais aussi à l’extérieur.

 

  

 

[1] Syrie, guerre civilo-globale car elle fait interagir quatre niveaux de conflictualité : 1) Etats-Unis contre Russie ; 2) Arabie saoudite contre Iran ; 3) Turquie contre Kurdes ; 4) Jihadistes globaux – Al-Qaïda canal historique contre jihadistes locaux – Organisation « Etat islamique »/Dae’ch.

[2] CF2R : Centre Français de Recherche sur le Renseignement.

[3] A titre d’exemple, Le Point du 14 décembre 2017, avec en couverture une photo de MBS, barrée d’un grand titre : « Islam, Moyen-Orient, Jérusalem… Le prince qui peut tout changer – Mohammed ben Salman, héritier du trône d’Arabie saoudite.

[4] GID : services secrets saoudiens.

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