OTAN
ET EUROPE DE LA DÉFENSE :
RIEN N’EST ÉCRIT

Axel Trinquier(*)
Etudiant en RI -IRIS Sup’



Dans le cadre du dossier : Défense et Armée européenne dirigée par Patrick Toussaint, un de nos étudiants, Axel Trinquier, se penche sur le problème de la compatibilité entre l’OTAN et l’émergence de la défense européenne.

Garantie et structurée autour du pivot américain, la sécurité de l’Europe occidentale s’est avérée remarquablement robuste au cours des sept dernières décennies. Engoncée dans le cadre d’une organisation politique et militaire multilatérale, l’Organisation du Traité de l’Atlantique-Nord (OTAN), la défense du continent européen a été déterminante dans l’endiguement puis dans la disparition de l’empire soviétique. Cette alliance aurait pu disparaître, faute d’adversaire, mais elle est revenue au centre du jeu du fait de l’impuissance européenne, notamment face à l’implosion des Balkans de 1991 à 2001, puis des évènements du 11 septembre qui ont poussé les Etats-Unis à invoquer l’article 5 du traité de Washington[1]. Pourtant, cette alliance traverse aujourd’hui une profonde crise existentielle. L’insécurité croissante dans les périphéries de l’Europe par la mise en cause militaire des frontières de la Géorgie en 2008, puis de l’Ukraine en 2014, conjuguée au basculement stratégique des Etats-Unis de l’Atlantique vers le Pacifique, ont placé de facto la sécurité du continent européen dans une position délicate.

Le fait est que les Américains se sont persuadés – bien avant Donald Trump et à tort – que l’OTAN est l’affaire des Européens et qu’il était désormais normal pour ces derniers d’y contribuer plus amplement qu’auparavant. Durant la Guerre Froide, l’Organisation transatlantique fonctionnait au bénéfice exclusif des Européens. Washington a bâti une structure solide et protectrice au sein de laquelle les Etats d’Europe ont souhaité rester après l’effondrement du bloc soviétique. Mais c’est justement parce que la menace à l’Est paraît moins prégnante aujourd’hui que la pression américaine sur les budgets nationaux de défense en Europe s’accroit. Cette situation soulève des doutes quant à la capacité des Européens à pallier un hypothétique désengagement financier des Etats-Unis. Ils sont conscients que leur défense ne repose que sur la garantie états-unienne, mais prennent-ils conscience qu’il paraît déraisonnable de lier éternellement leur sécurité à une puissance dont les intérêts stratégiques divergent à présent des leurs ? En évoquant à nouveau le principe d’une « armée européenne » début novembre, Emmanuel Macron a jeté le trouble sur les relations transatlantiques, en affirmant « [qu’] on ne protégera pas les Européens si on ne décide pas d’avoir une vraie armée européenne. On doit avoir une Europe qui se défend, de préférence seule, sans les Etats-Unis ». Cette déclaration a suscité un certain mécontentement à Washington et à bien des égards, l’idée d’une armée fait peur outre Atlantique. Synonyme d’autonomie, elle agace l’administration Trump car elle implique une intégration plus approfondie des Etats européens. A rebours donc, d’une diplomatie américaine qui s’évertue à miner l’Union européenne de l’intérieur, se mêlant des dossiers sensibles du Brexit ou des différends commerciaux franco-allemands.

Néanmoins, le véritable fond du débat ne réside ni dans la nécessité d’un assentiment américain ni dans la propension des Européens à mobiliser des fonds conséquents pour bâtir une véritable armée européenne. Non, en vérité l’Europe a les fonds nécessaires. Ses membres consacrent à leurs forces armées davantage que la Chine, trois fois plus que la Russie. Ici, c’est la volonté qui suscite de sérieux doutes. Cette Europe de la défense ne constitue-t-elle pas un idéal poursuivi par une poignée de pays européens, si ce n’est les plus puissants d’entre-eux ? Nos partenaires sont-ils prêts à assumer le coût politique d’une telle ambition ? Doit-elle devenir un pilier défensif européen de l’Alliance ou une entité supranationale indépendante de cette dernière ? L’autonomie stratégique n’est-elle pas une approche et surtout une vision exclusivement franco-française ?

Le mythe persistant du parapluie militaire américain

Le pivot américain assure la sécurité et la défense de l’Europe occidentale depuis 1941. C’est ce même pivot qui a permis de vaincre les puissances de l’Axe, puis de l’URSS, avant d’embrasser définitivement l’Europe à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Pour les Etats-Unis, le bilan de ce système est largement positif : ils ont bâti une maison solide et confortable faisant de sa dissolution, à la chute du mur, une chose impensable pour une large majorité des Etats d’Europe de l’Ouest. Aujourd’hui, c’est ce même confort qui est susceptible de faire entrave à une défense commune approfondie. En effet, les liens sécuritaires transatlantiques permettent à certains de nos partenaires européens de faire des économies sur leur sécurité nationale, tout en minimisant le coût politique d’une augmentation de leurs budgets défense respectifs.

L’Organisation – tout en étant un démultiplicateur de puissance pour celui qui la dirige fonctionne dans l’intérêt des Etats-Unis qui entretiennent une forte tendance à conditionner leur protection à l’achat de matériel américain. En mars dernier, en marge d’un évènement organisé par l’Atlantic Council à Washington, la ministre des Armées, Mme. Florence Parly,  a soulevé l’idée selon laquelle la solidarité au sein de l’OTAN pourrait être subordonnée à des alliés qui achèteraient tel ou tel équipement. Et de conclure : « L’alliance devrait être inconditionnelle, sinon ce n’est pas une alliance. La clause de solidarité de l’OTAN est l’article 5, pas l’article F-35 ».

Toutefois il convient de souligner la réalité suivante : l’Europe s’avère être dans l’impossibilité d’acquérir des équipements en nombre et en qualité suffisants pour affronter les menaces auxquelles elle est confrontée. Plus que jamais, elle dépend de l’aide américaine. La première raison de cette situation réside dans le fait que les capacités militaires majeures et les technologies qui les rendent efficientes sont hors-de-portée des Etats européens. Les coûts en recherche et développement ne peuvent être assumés par un seul Etat, en raison de leur importance. D’où l’impérieuse nécessité de reconquérir nos marchés domestiques et d’y développer des coopérations industrielles, à l’instar de l’association franco-allemande sur le Système de Combat Aérien Futur (SCAF). Il semble impératif de mettre en place des éléments de consortium et d’intégration afin de créer une véritable dynamique dans les programmes de défense en Europe, composante essentielle d’une autonomie stratégique européenne viable.

Indispensable pour prétendre à cette dernière, notre BITD[2] européenne doit venir en soutien de l’Europe de la Défense. L’initiative du Fond Européen de Défense[3] (FED) s’inscrit parfaitement dans cette approche. Mais pour beaucoup de pays, la position d’équipementier de l’industrie américaine peut constituer un renforcement capacitaire sans renforcer la BITD européenne. Une vingtaine d’Etats européens qui n’en n’ont cure peuvent se satisfaire du matériel américain mais pour la France c’est vital : nous sommes complètement tributaires du grand export. On note donc une contradiction très forte entre l’idéal et la réalité. L’idéal, c’est celui de l’autonomie stratégique, de la liberté d’intervention, de définir sa doctrine et de la porter sur le terrain. La réalité, très cruelle, c’est celle d’un marché européen qui voit s’affronter de façon perpétuelle les Allemands, les Suédois, les Français ou bien encore les Britanniques et ce, sur les mêmes segments ! Le premier pilier d’une industrie européenne de défense est une idée commune, une stratégie commune, et rares sont ceux à penser qu’il s’agit d’une nécessité. La logique de la non-coopération demeure vivace, au nom de la protection de sa propre base industrielle nationale. Néanmoins, au-delà de la nécessité de renforcer la BITD européenne, il convient de se demander si l’industrie – bien qu’étant un élément déterminant de l’autonomie stratégique – constitue le seul moyen de faire l’Europe de la défense.

Pour répondre à cette question, il paraît indispensable de prendre en compte des considérations d’ordre stratégique, mais aussi culturel.

Construire une culture stratégique commune et différenciée

Une des faiblesses de l’Europe est avant tout culturelle. L’approche de chaque société européenne se différencie de celle de sa voisine. Il n’existe pas de position commune, pas plus qu’il n’existe de perception homogène de l’horizon stratégique. On peut parler de plusieurs Europe sur ce plan avec d’un côté, ceux qui mettent l’accent sur la menace russe – les Etats du Nord et de l’Est – et de l’autre, ceux qui se projettent bien plus loin – les Etats de l’Ouest et méditerranéens – vers l’Afrique et le Moyen-Orient. Les premiers subordonnent leur sécurité aux Etats-Unis, à l’instar de la Pologne qui s’apprête à devenir la plaque tournante opérationnelle de l’OTAN[4], tandis que les seconds aspirent à développer une plus grande autonomie de l’UE en matière de défense, moins dépendante des Etats-Unis.

Subordonner sa défense à l’OTAN sous-entend indubitablement la dévolution d’une part d’autonomie stratégique à Washington et plus grave encore, une dépendance de notre culture stratégique au Command Transformation de Norfolk. Les Etats-Unis promeuvent depuis maintenant une décennie une guerre dite « transformée », une vision hautement technologique et onéreuse de la guerre, un seul pan d’une guerre qui se veut pourtant multiforme. Il convient, pour nous Européens, de se poser les bonnes questions : cette approche nous donne-t-elle les moyens nécessaires pour venir à bout des conflictualités d’aujourd’hui et de demain ? Celles qui s’étendent de la bande sahélo-saharienne jusqu’au Moyen-Orient ? Elle peut donner les moyens de gagner des batailles mais certainement pas les guerres.

Malgré ces différences en termes de visées stratégiques, une approche globale et collective s’impose progressivement. La relance de la défense européenne part d’une initiative, celle du FED, puis de tout une série de projets lancés à l’instar de la Coopération structurée permanente (CSP) qui poussent les Etats à imaginer leur défense dans un cadre collectif et non dans un cadre national. L’Initiative européenne d’intervention (IEI) quant à elle, promeut l’idée de créer une culture stratégique européenne : il s’agit de planifier des opérations militaires avant que celles-ci aient lieu. Sa particularité est d’exister en dehors du cadre de l’Union Européenne puisqu’elle prévoit l’intégration du Royaume-Uni et du Danemark[5]. Une floraison de projets donnant l’impression d’une relance donc, à l’appui des propos présidentiels du 26 septembre 2017 appelant à une affirmation de la coopération européenne.

Néanmoins, le chemin reste long à parcourir pour que les Européens puissent enfin prétendre à un schéma intégré, à la croisée des chemins entre une doctrine stratégique politiquement acceptée par tous et une réflexion capacitaire efficiente. Sur un plan opérationnel, le fossé est grand. L’Europe est aujourd’hui incapable de se passer de l’aide logistique américaine. Pour atteindre un niveau d’autosuffisance, il faut au minimum une quinzaine d’années et surtout fixer un agenda, des étapes qui permettent de franchir des paliers de manière incrémentale. Un processus qui s’inscrit dans un temps long, trop long pour des pays sous menace directe à l’instar de la Pologne et des pays baltes. Enfin, l’effectivité d’une telle stratégie commune repose sur la volonté de chacun et de ce côté-là, il ne faut pas se leurrer. L’autonomie stratégique est, à elle seule, une construction mentale qui se fait dans un temps long, sous-tendant une appropriation culturelle du concept que la France a amplement eu le temps de concrétiser. Mais pour bon nombre de nos voisins européens, ce n’est pas le cas. La France semble parfois porter à bout de bras une vision d’une Europe de la défense affranchie de ses contraintes transatlantiques. Véhiculer ce prisme francocentré, c’est se méprendre sur une réalité historique prégnante, celle d’un attachement viscéral à la garantie de sécurité américaine pour certains de nos voisins européens, à l’instar de l’Allemagne pour qui l’Alliance atlantique reste le pilier indispensable de la défense collective. Ils nous est néanmoins permis de croire – à l’approche des élections européennes – que le sujet d’une armée européenne pourrait s’avérer fédérateur et pallier la carence de mythe mobilisateur en Europe.

Notes de lectures :
[1] Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, les Etats-Unis sont le seul Etat à avoir invoqué l’article 5 portant sur la clause de solidarité en cas d’attaque dirigée contre une des parties au traité.
[2] Base industrielle de technologie et de défense.
[3]
D’un montant prévu de 13 milliards d’euros, ce fond vise à soutenir l’industrie européenne et en particulier a des projets collaboratifs réalisés dans le cadre de l’Union.
[4] Un accord portant sur l’installation d’un vaste dépôt d’équipements militaires de l’US Army est en passe d’être signé avec Varsovie. Il serait construit sur le site de Powidz et à la charge financière de l’OTAN. Par ailleurs, l’US Air Force a d’ores-et-déjà déployé des drones MQ-9 Reaper sur la base aérienne polonaise de Miroslawiec, pleinement opérationnelle depuis le 9 mars dernier.
[5] Copenhague a refusé d’adhérer à la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC).

(*) Axel Trinquier

 Passionné d’Histoire contemporaine, Axel Trinquier est étudiant en Relations Internationales au sein de l’IRIS Sup’. Ayant développé une accointance pour la défense et l’aérospatiale, il travaille sur le Système de Combat Aérien Futur (SCAF) sous les aspects de l’autonomie stratégique et de la souveraineté technologique de l’outil défensif français et européen. Membre du groupe-Jeunes de l’AEGES (Association pour les Etudes sur la Guerre Et la Stratégie), il est également auditeur de la 111e session de l’IHEDN-Jeunes.