L’UNION FAIT LA FORCE,
UNE ÉVIDENCE INTERNATIONALE
À RÉAFFIRMER
Par Michel Foucher
Géographe et diplomate
Géographe et diplomate, il est titulaire de la chaire géopolitique appliquée au Collège d’études mondiales (FMSH–ENS Ulm). Il a été Ambassadeur de France en Lettonie et directeur du Centre d’analyse et de prévision du ministère français des Affaires étrangères.
Cet article paru dans le n°481 de QUESTION D’EUROPE du 16 JUILLET 2018 (1) n’a pas pour objet d’analyser les évolutions politiques internes des Etats de l’Europe de l’Union même si elles pèseront sur les choix de politique extérieure.
La construction européenne a procédé, dès l’origine, de la rencontre entre une ambition interne de réconciliation et de convergence, entre nations proches partageant les mêmes valeurs de civilisation et les mêmes épreuves historiques, et des réponses successives à des contextes géopolitiques exogènes et mouvantes. Cette articulation entre les volontés du dedans et les contraintes du dehors exige, sinon une adaptation permanente, du moins une capacité de décider d’orientations durables quand les temps changent. Chacun reconnaît qu’après une décennie d’affaiblissement l’hypothèse d’une relance du projet européen par ses membres fondateurs est redevenue crédible. La période ouverte entre la formation du nouveau gouvernement allemand (avant Pâques 2018) et les élections au Parlement européen (fin mai 2019) est favorable à de réelles avancées au dedans, notamment pour renforcer la zone euro sur la base des propositions franco-allemandes du printemps 2018 (fonds monétaire, ministre des finances, budget séparé ou ligne budgétaire propre ou les deux.
Mais cette nouvelle étape serait fragile et incomplète si elle se réduisait à des mesures de portée interne. Il faut que les Européens agissent au dehors. L’exposition des sociétés européennes à la mondialisation ouvre des opportunités économiques illimitées mais suscite souvent des craintes et des réflexes néo-nationalistes. Fermeture et ouverture sont les nouveaux clivages structurant le champ politique des démocraties occidentales, exprimés de manière caricaturale aux Etats-Unis. Les priorités néonationales dégradent la situation internationale, traversée de contradictions inédites : les couples de partenaires économiques (Etats-Unis et Chine, en situation de codépendance) sont des rivaux stratégiques tandis que les alliés géopolitiques de longue date (Japon, Corée du sud, Europe de l’Union) sont ouvertement décrits, par la Maison Blanche, comme des concurrents économiques déloyaux, Allemagne en tête.
Le contexte international est plus conflictuel et plus concurrentiel et les pratiques des Etats sont moins coopératives : advient une multipolarité, où l’ordre libéral international est contesté par la Chine et la Russie, la Turquie et l’Iran, alors que régresse le multilatéralisme fondé sur le droit, la régulation et la négociation.
Alors, quelles réponses collectives pour l’Europe de l’Union ? Il ne sert à rien de convoquer la rhétorique de l’Europe puissance, à la française, si ses points d’application ne sont pas d’emblée précisés et mis en oeuvre. Ni de réduire une politique mondiale aux simples considérations commerciales, à l’allemande (WirtschaftPolitik).
Si la France porte, en raison du retrait diplomatique britannique issu du Brexit, la responsabilité première d’une réaffirmation des intérêts européens dans le monde tel qu’il est, exprimée par le Président Macron dans la belle formule d’ « Europe souveraine », elle doit d’abord prendre la mesure du désarroi de l’allié allemand dans le champ géopolitique.
Allemagne et Etats-Unis
Les piliers traditionnels de la politique étrangère de Berlin sont désormais ébranlés. La relation transatlantique, socle de la refondation de l’Allemagne et de sa sécurité et garante d’un système international ouvert, est rendue incertaine par le président américain. L’investissement des Etats-Unis dans la sécurité européenne a vocation à diminuer. Or, l’Allemagne est née de l’ordre européen et international de 1945. Pis, l’Ostpolitik s’est terminée en 2014 en Ukraine, aire de compétition entre deux zones d’influence aux contours incertains. Or, l’ancrage de la Russie à l’Europe, par toutes les voies possibles, était la garantie de sécurité de l’Allemagne.
Berlin doit s’engager plus, par elle-même, dans la sécurité européenne et le maintien d’un ordre international libéral et régulé. Face à ces tâches, et faute de pouvoir exercer une direction politique qui sera toujours récusée par les Européens, Berlin aura besoin de s’appuyer sur le pilier géopolitique le plus stable, l’alliance avec Paris dès lors que la politique française est moins affectée par les mutations décrites ci-dessus. Mais de nombreux sujets sont à clarifier : OTAN et défense européenne, interaction avec la Russie, libre-échange et régulation, Israël/Palestine, Turquie et crises de voisinage.
A l’égard des Etats-Unis, on notera que l’Europe est citée en seconde position dans la liste des régions prioritaires pour les intérêts américains présentée dans le nouveau document de stratégie nationale, après l’Indo-Pacifique et avant le Moyen Orient l’Amérique latine et le Canada, et l’Afrique principalement perçue au travers du prisme de la lutte anti-terroriste. Chine et Russie sont qualifiées de puissances révisionnistes « défiant la puissance, l’influence et les intérêts des Etats-Unis, en opérant sous le seuil de conflits ouvertement armés et aux limites de la loi internationale». La Chine est un «concurrent stratégique», augurant d’un durcissement américain sur le déséquilibre commercial et les transferts de technologie, tout en s’efforçant de ménager sa coopération sur le dossier nord-coréen. En dépit des divergences (climat, unilatéralisme, fiscalité et commerce) et des pratiques de « disruption » de la Maison Blanche, le maintien de liens transatlantiques sur des sujets importants pour l’Union européenne passe par un dialogue approfondi avec le Congrès (Iran, Russie, lutte anti-terroriste, sorties de crise), les centres de recherche (options et scénarios), les villes (écologie), ainsi que par un engagement diplomatique accru dans les aires de crise (Moyen Orient) et un effort accru de défense. Le Congrès et le Pentagone sont plus conscients de l’intérêt stratégique de ces liens que le Président lui-même. La persistance de la relation transatlantique est en effet clairement posée par les critiques répétées de l’administration Trump, qui visent d’abord l’Allemagne. Comme le note Pierre Vimont: « Si on l’interrogeait sur l’avenir de l’Europe, M. Trump dirait qu’elle n’en a aucun. Autant le savoir ».
Russie et Chine
Le retour russe dans ses étrangers proches (Europe orientale, Syrie) ne doit conduire à surévaluer les capacités d’un pays qui reste encore à l’écart de la mondialisation et où les réformes intérieures se font attendre. Un accord franco-allemand existe sur la combinaison de dialogue et de fermeté, même si la relation avec Moscou est par construction un sujet plus pressant à Berlin (qui se sent ciblé) qu’à Paris (où la menace est plus lointaine). Il est un domaine où les deux capitales se retrouvent aisément, celle du refus des ingérences russes innombrables et multiformes (financement de partis populistes, effraction numérique, incidents militaires aux frontières). Le rôle croissant des médias russes dans la propagation de récits déclinistes sur l’Europe de l’Union porte atteinte à l’un des fondements de la souveraineté moderne des Etats, la maîtrise de leur image extérieure, abîmée par cette guerre informationnelle, qui prolonge le penchant ancien pour la propagande et qui peut laisser des empreintes.
Par ailleurs, il est souhaitable que l’Union européenne ne se précipite pas sans conditions dans un plan de reconstruction d’une Syrie que le régime de Bachar et le rôle de ses alliés russe et iranien ont contribué à détruire. La Syrie n‘est pas la Palestine. Le rapport de force est ici la clé et la culture géopolitique des Européens gagnerait à la mieux intégrer.
Plus fondamentale est la nécessité d’interpeller les dirigeants russes sur leur critique répétée de l’ordre international, dont ils sont pourtant cofondateurs, en premier lieu au Conseil de sécurité des Nations Unies. Un des points d’application de cette problématique est le continent européen. Si une réflexion sur l’ordre européen et son architecture de sécurité est évoquée, de temps à autre, par Paris, Berlin, Varsovie, Londres et Moscou, il reste que les propositions russes ne sont guère explicites, si ce n’est dans une tentative d’obtenir un droit de regard sur les décisions de l’OTAN et de l’Union européenne. L’insistance récurrente d’une relation paritaire et institutionnalisée entre l’Union européenne et l’Union économique eurasiatique suit la même orientation.
Combien de temps faudra-t-il aux élites russes pour comprendre que leurs intérêts de long terme se situent dans une relation de travail avec l’Europe de l’Union plutôt qu’avec la puissance montante de l’Asie orientale, la Chine, en passe de lui ravir l’hégémonie en Asie centrale ?
Avec la Chine, les promesses économiques faites aux Européens (marchés, investissements) risquent de brouiller les réalités des ambitions de Pékin. L’Europe de l’Union est sans doute un partenaire indispensable dans l’affirmation d’une multipolarité récusée à Washington. Elle est surtout un objectif à la fois en raison de la profondeur de son marché, le premier du monde, et de son avance technologique. Les investissements directs chinois en Europe sont passés de 1,6 milliard d’euros en 2010 à 35 milliards en 2016, avec une priorité dans les secteurs de haute technologie (16% du total investi entre 2010 et 2016), de l’industrie automobile (14%), des transports et des infrastructures (15%), de l’immobilier (15%) et des machines-outils et équipements industriels (11%). Les principaux pays destinataires sont : le Royaume Uni (23% du total), l’Allemagne (19%), l’Italie (13%), la France (11%) et la Finlande (7%). Les Européens sont divisés devant ces investissements dans des secteurs stratégiques. Paris, suivi par Berlin et Rome, a prôné l’exercice d’un droit de regard public sur ces acquisitions alors que les Pays Bas, les Etats nordiques et la Grèce refusent tout « protectionnisme » de la part de Bruxelles. Le temps n’est-il pas venu de créer un Comité sur l’investissement étranger, sur le modèle du CFIUS (Committee on Foreign Investment in the United States) afin de préserver les hautes technologies européennes ? On sait que les dirigeants chinois sont des fervents partisans de la « connectivité » généralisée. Mais celle-ci n’est acceptable que si le concept de « réciprocité » est appliqué dans l’ouverture d’un marché chinois encore peu accessible, dans un pays où reste impossible l’octroi d’un statut d’économie de marché tant que le rôle de l’Etat, de ses sociétés et de ses banques est déterminant dans sa croissance rapide et sa projection extérieure.
Le président de la Commission européenne a enfin levé le tabou de l’emploi du mot « réciprocité » dans son discours sur l’état de l’Union à Strasbourg : « L’Europe est ouverte au commerce, oui. Mais réciprocité il doit y avoir. Il faudra que nous obtenions autant que ce que nous donnons ». « Je voudrais dire une fois pour toutes : nous ne sommes pas des partisans naïfs du libre-échange. (…) L’Europe doit toujours défendre ses intérêts stratégiques. C’est la raison pour laquelle nous proposons aujourd’hui un nouveau cadre de l’UE sur l’examen des investissements – « investment screening » en anglais. Si une entreprise publique étrangère veut acquérir un port européen stratégique, une partie de notre infrastructure énergétique ou une de nos sociétés dans le domaine des technologies de défense, cela ne peut se faire que dans la transparence, à travers un examen approfondi et un débat. Il est de notre responsabilité politique de savoir ce qui se passe chez nous afin d’être en mesure, si besoin en était, de protéger notre sécurité collective ». On connaît les secteurs ciblés pour que la Chine parvienne en 2025 au rang de puissance scientifique : intelligence artificielle, robotique, énergies renouvelables, biotechnologies, ordinateur quantique.
Les Européens ont d’autres soucis, diplomatiques et logistiques, à se faire. L’active diplomatie des forums ne se dément pas, comme en témoigne la réunion d’un format 16+1 à Budapest, fin novembre 2017, en présence du premier ministre Li Keqiang. Etaient réunis 16 Etats membres de l’Union et des pays candidats de l’Europe centrale, balkanique et orientale. Des réunions de ce type se tiennent depuis 2012 (Riga, Pékin). Ce sont des outils de collecte de données, des tribunes de promesses d’investissements (ligne ferroviaire à grande vitesse Belgrade-Budapest, autoroute de Bar et Podgorica à Boljare, avec prolongement vers Belgrade – sur le corridor XI de l’Union européenne), après celui de COSCO Shipping dans le port de conteneurs du Pirée. Ces forums répandent la petite musique du modèle de développement alternatif, dite « solution chinoise ». Victor Orban lui a fait écho en indiquant que le « centre de gravité » du monde s’était déplacé de l’Ouest (européen) vers l’Est (chinois). Le thème du déclin européen est fréquent dans les médias chinois, en parallèle avec celui de la fin de l’ordre international libéral.
La relation entre l’Europe de l’Union et la Chine aura un rôle structurant dans les relations internationales et dans l’organisation du continent eurasiatique. Cette vision portée par la Chine est justifiée. Mais dans le même temps, les services officiels pékinois tendent à nier la réalité européenne : le concept d’Europe unie est jugé inadéquat. En réponse au vice-chancelier allemand Sigmar Gabriel qui déclarait : « Si nous ne réussissons pas à bâtir une stratégie européenne unique, la Chine nous divisera » (septembre 2017), un expert de l’Institut chinois des relations internationales, qui relève du Waijiaobu (Ministère chinois des Affaires étrangères), Cui Hiongjian, répliqua : « Une Europe est faisable au plan géographique mais pas en termes politiques ni économiques ». On notera que l’approche chinoise des accès aux grands ports d’Europe du sud se réalise par négation du concept de « Méditerranée » qui est au cœur de la stratégie européenne et que la France n’est jamais conviée à des réunions régionales sur des sujets maritimes (format 6 + 1 : Chine + Europe du sud). Comme en Asie du sud-est, la Chine contourne les grands Etats et tend une main secourable aux plus petits qui se plaignent des exigences de Bruxelles (cas de la Grèce ou de la Hongrie), quitte à bloquer l’expression d’une position commune sur des sujets de droit international comme la mer de Chine méridionale. Lucidité, réalisme et réciprocité devraient donc guider la politique euro- chinoise dans l’avenir. « Qui contrôle l’Europe contrôle le monde » a pu déclarer en cercle restreint et devant témoin européen, un haut responsable du département international du Parti communiste chinois !
Il est donc essentiel que l’effort de relance du projet collectif européen qui s’annonce attache autant d’importance au dehors qu’au dedans. Et dans ce domaine, certains industriels énoncent clairement ce qui doit être fait. Laissons donc un industriel allemand actif en France, Joe Kaeser, président de Siemens, poursuivre notre plaidoyer pour une « Union » forte : (A propos de l’avenir de l’Europe) « Il s’agit de bâtir une autre puissance mondiale, aux côtés des Etats-Unis, de la Chine et bientôt de l’Inde. L’Allemagne seule est trop petite pour cela. La France aussi. Jusqu’ici, l’Europe a été bien occupée par elle-même… sans prendre suffisamment en compte le monde extérieur ».
- Ce texte a été publié originellement dans le « Rapport Schuman sur l’Europe, l’état de l’Union 2018 » éditions Marie B collection Lignes de repères, mars 2018) et repris in extenso dans le n°481 de QUESTIONS d’EUROPE.
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