LA FORCE
PRIME LE DROIT ?

par Pierre Versaille (*)
Haut fonctionnaire

Par le fer et par le sang ?

Au début de la seconde moitié du XIXe siècle, alors que le royaume de Prusse peinait à disputer à l’Empire d’Autriche la primauté en Allemagne, Bismarck aurait eu une formule cinglante : « La force prime le droit ». En réalité, cette formule, qu’il s’est défendu d’avoir employé au sens qu’on lui donne communément, faisait référence à l’idée que le pouvoir exécutif, détenteur de la force, se doit d’aller de l’avant, lorsque les débats au sein du pouvoir législatif, supposés dire le droit, ne débouchent sur rien, ce qui lui valut d’être désigné comme Chancelier de Prusse. Mais l’homme n’était pas avare de formules de ce genre, et quelques années plus tard, à propos de la manière d’aboutir à l’unité allemande, il asséna : « Ce n’est pas par les discours et les votes à la majorité que les grandes questions de notre temps seront décidées (…) mais par le fer et le sang », de sorte que le Chancelier prussien apparaît d’une certaine façon comme le précurseur des « cinq rois » auxquels fait allusion Bernard-Henri Levy dans un de ses derniers essais[1].

En écrivant ceci, j’ai pleinement conscience du caractère anachronique et réducteur d’une telle vision de l’action de Bismarck. Il a toujours démenti d’avoir dit « la force prime le droit » et par ailleurs, s’il a effectivement conduit l’Allemagne à l’unité « par le fer et par le sang », on aura garde d’oublier qu’il a mis en œuvre ensuite une politique sociale très en avance sur son temps, au point qu’elle a été maintenue en Alsace-Lorraine, après le retour à la France, où elle demeure, sur certains points, toujours en vigueur.

Ceci dit, il parait nécessaire de se demander si nous sommes condamnés à vivre dans un monde où la force prime le droit et où il n’y aura de solution aux problèmes du monde que par le fer et par le sang. Certes, depuis la fin de l’URSS, l’idée avancée par Francis Fukuyama[2],que la progression de l’histoire humaine, envisagée comme un combat entre des idéologies, touche à sa fin avec le consensus sur la démocratie libérale qui tendrait à se former après la fin de la guerre froide, a très vite fait place à d’autres visions de l’avenir de l’histoire, telle celle du « choc des civilisations » développée par Samuel Huntington[3].

En fait chacun de ces deux auteurs s’efforcent de proposer une vision des rapports de forces dans le monde, qui pourrait permettre d’anticiper des évolutions et d’éclairer des prises de décisions, à partir de données d’ordre économique, social et culturel, dans une démarche qui n’est pas sans rappeler celle de « l’École des Annales »[4]

Les conflits en Europe et en Méditerranée ont eu pendant plusieurs millénaires comme principal ressort la possession d’un territoire (les Hittites contre les Égyptiens, les guerres médiques, les guerres puniques, les invasions barbares à la fin de l’Empire romain d’Occident, les invasions des Vikings), et des richesses qui s’y attachent, comme les sacs de Rome depuis celui des Gaulois de Brennus au début du IVe siècle avant Jésus Christ jusqu’à ceux des Wisigoths, des Vandales ou des Ostrogoths aux Ve et VIe siècles de notre ère.

La religion va prendre à partir du VIIIe siècle une place centrale dans les conflits, quand commence une période de guerre contre les Musulmans, avec les invasions arabes du Proche-Orient, du Maghreb, et de l’Espagne, les Croisades du XIe au XIIIe siècle, la lutte contre les Ottomans, qui dure du XVe siècle jusqu’aux années 1920. Mais la lutte entre Chrétiens et Musulmans n’a pas été pas la seule forme des guerres de religion. La Réforme a abouti à instrumentaliser aussi le catholicisme et le protestantisme dans de nombreux conflits européens à partir du XVIe siècle, entre les Habsbourg catholiques et des princes allemands protestants, entre la dynastie britannique anglicane et le roi de France qui soutient des prétendants catholiques, voire dans des conflits religieux internes en France au XVIe siècle et jusqu’à la fin du XVIIe[5] et dans le conflit irlandais jusqu’à la fin du XXe siècle.

Des considérations plus idéologiques que religieuses vont intervenir dans les conflits européens, à partir de la fin du XVIIIe siècle, avec la Guerre d’Indépendance américaine et la Révolution française, puis le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ou la lutte contre l’esclavagisme, lors de la Guerre de Sécession américaine. La Première Guerre Mondiale demeure principalement un affrontement de nationalismes, avec de multiples visées à caractère géographique, au point qu’on en oublie la formule de Clemenceau, le 11 novembre 1 918 : «La France, hier soldat de Dieu, aujourd’hui soldat de l’humanité, sera toujours le soldat de l’idéal .»La Seconde Guerre Mondiale dont le caractère idéologique est indéniable en Europe a débouché au-delà de la défaite du nazisme et de l’impérialisme japonais sur un affrontement entre les puissances communistes (Union Soviétique et Chine Populaire) et les démocraties de l’Alliance atlantique qui, après des conflits militaires, le plus souvent indirects, hors d’Europe, en Corée, en Indochine, au Vietnam, et en Afghanistan, aboutit à la disparition de l’Union Soviétique, un an avant la publication de l’ouvrage de F. Fukuyama. L’existence d’un consensus sur la démocratie libérale, s’il a jamais existé, n’a donc été qu’un instant extraordinairement fugace dans la longue histoire des conflits humains.Pour autant ceux qui croient que le respect des droits des personnes humaines est le moyen d’aboutir à une société mondiale paisible doivent-ils renoncer à promouvoir ce principe ? Nous ne le pensons absolument pas, et cela ne relève pas seulement de considérations philosophiques, mais de la conviction que la recherche d’un consensus pour résoudre les conflits, et le bannissement de toute forme de violence portant atteinte aux droits des personnes humaines le seul moyen d’aller vers un monde apaisé, qui aura à faire face aux gravissimes problèmes du monde futur, croissance démographique, accès à la santé, au développement personnel par l’éducation pour des milliards de femmes et d’hommes, défis du dérèglement climatique, pour ce que l’on peut discerner actuellement pour l’avenir.

Nous nous sommes imposés, ci-dessus, un trop rapide survol de l’histoire des conflits humains, dont il ressort que dans l’histoire du monde le recours à la force pour satisfaire un appétit de lucre, ou à la contrainte, voire à la violence, pour assouvir un sentiment de puissance, n’a JAMAIS réussi dans la durée. Tous les grands empires que le monde a connus, tous fondés ou renforcés à un moment ou à un autre par le fer et par le sang, ont disparu ou grandement perdu de leur superbe.

Parmi « les cinq rois » de B.-H. Levy, deux, le russe et le turc, poursuivent le même rêve de retrouver la puissance qu’ils avaient encore en 1918, il y a cent ans. Malgré soixante-quinze ans de politique agressive, la dictature soviétique a laissé la Russie à peu près dans ses frontières du traité de Brest-Litovsk. Quant à l’Empire ottoman qui a duré plus de cinq siècles et avait été longtemps la puissance dominante en Méditerranée orientale, il était déjà considéré comme « l’homme malade de l’Europe » depuis près d’un siècle. L’empire chinois, déjà très affaibli au milieu du XIXe siècle, contraint de signer des « traités inégaux » par le Royaume-Uni, et d’accorder des « concessions » aux puissances européennes et au Japon à l’époque coloniale, a subi un affaiblissement de sa puissance, jusqu’à la fin de la dictature maoïste. L’émergence de deux nouvelles puissances musulmanes, l’Arabie Saoudite et l’Iran, grâce à la rente pétrolière, s’accompagne d’une hostilité farouche entre l’une et l’autre sur le plan religieux, et pour la primauté de la puissance au Proche-Orient, à laquelle prétend aussi la Turquie.

Pour ces cinq puissances, la plus grande faiblesse est d’abord interne, elle tient aux inégalités extrêmement importantes au sein de leurs populations, et à dans trois d’entre elles (Russie, Chine et Arabie Saoudite) à la puissance des oligarques (on devrait plutôt dire ploutocrates) qui accaparent la richesse économique, et à la corruption qui les ronge. Dans tous les cas, la réponse actuelle des gouvernements est délibérément répressive, condamnation d’oligarques, et arrestations d’opposants dénonçant la corruption en Russie, limogeages et mise en jugement des corrompus en Chine, maintien en résidence forcée et taxation forcée des profiteurs en Arabie, concentration d’un pouvoir autoritaire aux mains des dirigeants en Turquie, dans une sorte de pérennité dans la relation entre vertu et terreur, dont Robespierre avait esquissé la théorisation : « Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu, sans laquelle la terreur est funeste, la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante[6].

Dans l’histoire de ces empires, des politiques réformatrices d’essence moins répressive ont été menées, aboutissant à des réformes très importantes, ainsi, l’abolition du servage par le tsar Alexandre II, un effort de développement économique grâce à des emprunts internationaux sous Alexandre III et Nicolas II, ou Mao Tsé-toung avec son irréaliste « Grand bond en avant », puis Deng Xiaoping. Le caractère autoritaire de ces régimes a toujours constitué une source de difficultés majeures aboutissant aux révolutions russes de 1 905 et de 1 917, aux massacres de la place Tian’anmen en juin 1 989, résilience des services de sécurité en Russie sous Poutine. Ces régimes autoritaires ont aussi su faire mauvais usage des nouvelles  technologies avec en Russie des cyberattaques contre des pays étrangers et en Chine une utilisation de la haute technologie dans un but répressif par généralisation de la reconnaissance faciale[7].

L’affirmation de la supériorité de la valeur des droits humains est dès lors non seulement une fin, en termes de débat d’idées, mais aussi un moyen de combat, car elle contribue à l’affaiblissement des pouvoirs autoritaires en stimulant les opposants internes, comme le montre l’acharnement à prévenir la circulation des idées qui leur sont hostiles (verrouillage d’internet), à contrarier l’action des organisations qui interviennent encore dans le débat politique interne, par exemple dans les élections locales en Russie (d’où l’interdiction des ONG à financement étranger), et à neutraliser les organisations comme les agences de l’ONU qui veillent au respect des droits humains, en s’opposant à leur droit d’ingérence.

Il serait dérisoire de faire de l’irénisme, de regretter que les faits n’aient pas confirmé les analyses que Francis Fukuyama avait cru pouvoir faire. Nous sommes entrés dans une nouvelle période de tensions internationales, au moins dans l’antichambre d’une nouvelle guerre froide. La puissance chinoise est menaçante, le soutien américain est incertain, mais nous devons garder à l’esprit à l’esprit la formule du roi de Prusse Frédéric II, « les choses ne vont jamais aussi bien qu’on le voudrait, ni aussi mal qu’on le croit », le temps n’est plus où l’on glosait sur le fait que la démocratie pouvait ne pas correspondre aux attentes des peuples asiatiques ou africains. Le temps où pour quelque raison que ce soit, convenance diplomatique ou souci de ne pas nuire à de fructueuses relations commerciales, il conviendrait de ne pas condamner les atteintes aux droits humains, doit être considéré comme révolu. Une telle « pudeur » serait prise comme un aveu de faiblesse par ceux que l’on ménagerait, et plus grave encore, comme un signe d’abandon par ceux qui dans leur pays ou en exil mènent un combat périlleux pour le respect des droits humains.

La situation est en termes de gravité bien moins inquiétante qu’au milieu des années 1930, où face aux visées nazie et fasciste, il n’y avait que l’aboulie pacifiste des démocrates français et britanniques et un isolationnisme américain, aux arrière-pensées germanophiles comme celui de Lindbergh.

La plus grande menace est en nous-mêmes, dans le silence, par souci de ne pas froisser ceux qui par calcul populiste (comme Victor Orban, Mario Salvini, Marine Le Pen), ou par instrumentalisation de croyances religieuses (comme Jarosław Kaczyński, Jair Bolsonaro ou les salafistes) professent des idées qui portent atteinte aux droits humains. La retenue et le souci des convenances ne sont pas de mise contre ceux qui ne retiennent pas leurs attaques, comme Racyp Erdogan, ou Steve Bannon, ou les média inféodés à la Russie, et tous ceux qui utilisent la propagande anti démocratique, qui n’est pas une invention du XXIème siècle.

Mais il faut aussi que la France soit irréprochable, dans ses attitudes et comportements. Dans l’histoire, des Français, mais aussi des autorités de l’État ont commis ou collaboré à des actes condamnables, au plan de la morale, comme la traite négrière ou le colonialisme. Il faut l’assumer, mais ces erreurs passées ne nous disqualifient pas à tout jamais. ce que nos adversaires prétendront. Mais elles obligent à ne rien faire qui pourraient donner à penser que nos actes ne sont pas aujourd’hui en accord avec les valeurs dont nous nous réclamons. On peut citer ici certaines ventes d’armes à des régimes autoritaires, ou ne respectant pas les droits humains d’une partie de leur population, ou la tolérance à l’égard des dirigeants « aux biens mal acquis ».

Pour le reste, nous devons être persuadés que dans ce combat pour les droits humains, nous aurons peu d’alliés irréprochables et toujours fidèles, qu’il faudra consentir des efforts, et peut-être à un moment faire notre la formule de Guillaume le Taciturne, en lutte pour l’indépendance de la Hollande contre l’Espagne, « Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre et de réussir pour persévérer ».

4
Notes de lectures
[1] « L’Empire et les cinq rois », B-H Lévy, 2 018, éditions Grasset
[2] « La Fin de l’Histoire et le dernier homme », F. Fukuyama, 1 992, Flammarion
[3] « Le Choc des civilisations », Samuel Huntington, 1 997, éditions Odile Jacob
[4] On aura noté que F. Fukuyama a travaillé pour la RAND Corporation qui se donne pour objectif d’améliorer la politique et le processus décisionnel par la recherche appliquée et l’analyse stratégique.
[5] Avec les « dragonnades » après la révocation de l’Édit de Nantes
[6] Discours du 18 pluviôse an II (6 février 1 794) Moins de deux mois plus tard, Danton est arrêté, jugé et exécuté le 5 avril.
[7] Cf. les articles du journal « Le Monde » du 2-3 juin 2019, p. 2 et 3
k

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Haut fonctionnaire qui fut en charge de réformes importantes et nouvelles qui, de ce fait, se doit à l’exigence de réserve 

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