RUSSIE :
LA TRIADE d’OUVAROV
L
Bastien Pothier de Badereau (*)
Historien
Sergueï Ouvarov, ministre de l’Instruction Publique à Saint-Pétersbourg, a publié en janvier 1834 un texte resté célèbre. Il y insistait sur les diverses notions que sont la providence, le tsar, la foi, la patrie, le peuple et la nationalité. Ces différents mots-clefs se regroupent dans une devise qui restera celle de la politique impériale jusqu’à Nicolas II : « orthodoxie, autocratie, nationalisme ». Plus d’un siècle après la chute du régime impérial, après plus de 70 ans de bolchévisme et de communisme, la Russie contemporaine de Vladimir Poutine s’aligne toujours sur ces principes.
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Il faut bien admettre que la Russie revient de loin. Après la chute de l’URSS, « le plus grand désastre du 20e siècle » selon Vladimir Poutine, le peuple russe avait de quoi être perplexe quant à son avenir. Quand Boris Eltsine devient le premier président de la Fédération de Russie, le 25 décembre 1991, le pays est alors ruiné, amputé de la moitié de sa population et de plus de cinq millions de kilomètres carrés. Vient alors une décennie compliquée, marquée par la « thérapie de choc » du Président Eltsine pour guérir de l’effondrement économique provoqué par la chute de l’Union soviétique. La Russie, conseillée par l’économiste américain Jeffrey Sachs, entame alors une première phase de libéralisation visant à stabiliser l’inflation et à privatiser les grands groupes russes. Cette « thérapie de choc » aboutira à de graves conséquences économiques, comme le démontrent la chute du PIB russe de près de 8% par an, entre 1990 et 1998. La Russie traverse également la Première guerre de Tchétchénie, marquée par la défaite des forces russes face aux séparatistes, aboutissant en août 1996 aux accords de Khassaviourt et à l’indépendance de la République de Tchétchénie, avant l’éclatement d’un nouveau conflit en 1999.
C’est dans ce contexte que Vladimir Poutine, qui a connu en quatre ans une ascension fulgurante au sein du pouvoir russe, se retrouve à la tête de la Fédération de Russie après la démission du président Eltsine en décembre 1999. Vingt années se sont donc écoulées pendant lesquelles, Vladimir Poutine a exercé le pouvoir en Russie, vingt années au cours desquelles il a fait passer la Russie du statut de pays émergent à celui de puissance mondiale. Pour comprendre cette sempiternelle continuité de l’exercice du pouvoir en Russie, nous pouvons nous replonger dans la triade d’Ouvarov afin d’en tirer des éléments de réponse sur la Russie d’aujourd’hui.
L’orthodoxie : levier du pouvoir
Le 20e siècle marqué par une forte répression bolchévique et la confiscation des biens du clergé a conduit à la réduction drastique du nombre d’églises (60 000 en 1917, 29 000 en 1927, moins de 500 en 1940). Depuis la chute de l’Union soviétique, la tendance s’est très nettement inversée et l’on voit des chantiers de construction ou de rénovation s’ouvrir un peu partout sur le territoire russe. Ce renouveau se traduit également par l’augmentation du nombre de saints. En effet, l’Eglise orthodoxe dénombrait à la veille de la Révolution bolchévique 2500 saints. Aujourd’hui, elle en compte 1420 de plus, tous liés aux persécutions bolchéviques.
L’Eglise orthodoxe a donc connu un véritable essor après la fin de l’ère soviétique, tout d’abord parce qu’elle avait gagné en visibilité, mais également parce qu’elle s’inscrivait dans la continuité de la tradition millénaire de la Russie. Le pouvoir russe, conscient de son influence, a cherché à en tirer parti. Au nom de la réconciliation nationale, Dmitri Medvedev a signé, en novembre 2010, une loi restituant à l’Eglise 6584 sites religieux. Lors de sa première visite officielle à l’étranger, le même Dmitri Medvedev, à l’instar des Tsars, s’est rendu en mars 2010 à la Cathédrale Notre-Dame de Paris pour se recueillir devant la couronne d’épines. En outre, la Russie a renoué avec sa vocation d’origine de protectrice des chrétiens d’Orient : cela s’observe notamment par son influence religieuse croissante dans la ville de Jérusalem, mais également par le soutien apporté à certains dirigeants du Moyen-Orient qui s’appuient pour gouverner sur les minorités chrétiennes locales, comme Bachar el-Assad en Syrie.
D’un point de vue géopolitique, l’Eglise orthodoxe a également joué son rôle lors de l’annexion de la Crimée en 2014, notamment par le biais de certaines déclarations publiques du Patriarche Cyril. A Pâques de la même année, il priait « pour que personne ne puisse détruire la Sainte Russie en lui enlevant l’Ukraine, dont la capitale Kiev est le berceau de l’Orthodoxie russe ». On ne pouvait mieux souligner la proximité entre la volonté présidentielle de Vladimir Poutine de redonner au peuple russe sa gloire d’antan, et celle de l’Eglise, légitimée et galvanisée par près d’un siècle de persécution qui l’ont rendue plus populaire que jamais aux yeux des Russes.
L’Eglise orthodoxe est également un véritable levier du « soft-power » russe, illustré par le financement et la construction d’églises et de cathédrales à l’étranger comme la Cathédrale de la Sainte-Trinité à Paris.
Autocratie et nationalisme : la 3eme Rome
Ces notions « d’autocratie » et de « nationalisme » russes trouvent leur source dans la personne du Grand-Prince Ivan III. En 1480, sur les marches de la Cathédrale de l’Assomption de Moscou, il rompt le traité liant la Grande-Principauté de Moscou à la Horde d’Or. Ce faisant, il établissait officiellement un Etat indépendant pour s’opposer aux forces mongoles et turques présentes dans la région. Ce même Ivan III a épousé, en 1472, la nièce du dernier basileus byzantin Constantin XI, Zoé Paléologue. Ce mariage apporte à la Grande-Principauté de Moscou l’aigle bicéphale comme blason ainsi que le postulat de « Troisième Rome ». Ivan III et ses successeurs se présenteront désormais comme véritables héritiers de l’Empire romain, légitimant leur pouvoir pour les siècles à venir.
L’autocratie et le nationalisme sont étroitement liés en Russie grâce au culte de la personnalité qui lui est associé. En effet, sous l’Empire, les Tsars étaient vus comme les successeurs de Rome, mais également comme détenteurs d’un pouvoir absolu et divin. Sous l’Union Soviétique, Staline se faisait appeler le « Petit père des peuples », reprenant l’expression attribuée aux Tsars. Cette notion paternaliste a fortement marqué l’esprit des Russes qui cherchent, en leurs dirigeants, un homme providentiel, capable de faire resplendir le nom de Russie. « Матушка Россия » (« la Mère Russie »), est le symbole même de cet amour qu’ont les Russes pour leur patrie. Le dirigeant étant le père, la patrie étant la mère, l’un et l’autre sont donc indissociables dans leur esprit.
Aujourd’hui, ce père de la patrie est incarné par Vladimir Poutine, dirigeant incontesté depuis vingt ans, et possible candidat à sa réélection pour deux mandats supplémentaires. Le Président de la Fédération de Russie a choisi de faire le pont entre la période tsariste et républicaine, tout en cherchant à rétablir la puissance russe telle qu’elle l’était sous l’Union soviétique. Le renouveau nationaliste russe a été exacerbé par cette impression, née en 1991, d’avoir tout perdu. Les Russes ont le sentiment d’avoir été raillés sur la scène internationale et rêvent aujourd’hui d’un prestige retrouvé et comptent sur Vladimir Poutine pour le leur apporter.
Publié le 20 avril 2020
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(*) Bastien POTHIER de BADEREAU est diplômé d’un Master 2 d’Histoire et d’une licence de Théologie et de Sciences religieuses, obtenus à l’Université Catholique de l’Ouest d’Angers. Il rédige en 2018 un mémoire de recherche portant sur la politique extérieure russe intitulé « Le Pan-russisme : héritier du Panslavisme depuis 1991 ? ». Jeune diplômé, il participe également en septembre et octobre 2019 à une mission de recherche portant sur les victimes de la « Shoah-par-balles » avec l’association YAHAD-IN-UNUM en Biélorussie, et a également travaillé sur les questions d’armement franco-britannique lors du premier semestre 2019 au sein de l’Ambassade de France au Royaume-Uni.
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