CHRONIQUES
STRATÉGIQUES
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Entretien avec Jacques Sapir (*)
Économiste, Directeur d’études à l’EHESS
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Jacques Sapir témoigne d’analyses économiques et monétaires reconnues dans les milieux spécialisés du monde entier. Il possède trois dominantes. Il est à la fois économiste, expert réputé pour ses analyses en matière stratégique, et spécialiste de la Russie. Dans son livre « Chroniques stratégiques » aux éditions l’Esprit du temps, il démontre les liens puissants qui existent entre stratégie économique et stratégie militaire.
ESPRITSURCOUF l’a rencontré.
ESPRITSURCOUF: Aujourd’hui, la stratégie fait-elle défaut dans les rouages des États contemporains ?Peut-on faire un distinguo entre États occidentaux et puissance de l’Asie à l’instar de la Chine ?
Oui, très clairement, en particulier au sein des pays de l’Union européenne. Il y a, depuis plus de vingt ans, une perte de la vision stratégique, que ce soit par rapport aux questions internationales ou aux grands problèmes nationaux. Cela se traduit par le remplacement du politique par l’administratif, de la décision par la gestion. Cette étrange maladie est en train de nous conduire à d’étranges défaites, que ce soit dans le domaine sanitaire, économique ou politique. En 1990, les pays qui ont constituée l’UE pesaient environ 24% du PIB mondial. En 2021, leur part est tombée sous les 14%.
Cette maladie touche essentiellement l’Europe. La Russie et la Chine continuent de maintenir une véritable vision stratégique, tout comme l’Inde et une partie des pays de l’Asie du Sud-Est. Il faut savoir que les pays de l’Asie Emergente, un groupe qui est largement centré sur la Chine, dépassera les 40% du PIB mondial en 2022.
Les Etats-Unis, eux aussi, ont une volonté de vision stratégique, même si cette dernière se heurte au problème de leur déclin. Nous sommes en réalité ici face à un « piège de Thucydide » inversé. L’ancienne puissance hégémonique veut maintenir son Hegemon alors qu’elle n’en a plus la force. Même le Royaume-Uni, au travers et désormais depuis le Brexit, se pose la question de la définition d’une véritable stratégie.
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Si l’on se penche sur le seul cas des Etats-Unis, comment résumer leurs grandes orientations et leurs limites ?
Les Etats-Unis sont confrontés à un défi stratégique : gérer leur déclin dans un contexte marqué à la fois par des tendances de plus en plus importantes à la démondialisation et par une désoccidentalisation du monde. Ils semblent hésiter entre deux stratégies : soit chercher un accord global avec la Chine, ce qui semblait être en réalité l’objectif de Donald Trump, soit entrer dans une logique de confrontation.
La confrontation est largement contre-productive en ceci que chaque menace des Etats-Unis, chaque tentative de faire usage de leur force, ne fait que pousser la Chine et la Russie dans les bras l’un de l’autre. Et rapproche de ce bloc tous les pays légitimement inquiets des conséquences de la politique de Washington. Le problème des Etats-Unis n’est pas l’absence de stratégie, mais le choix d’une stratégie. C’est un problème classique pour une puissance déclinante : doit-elle chercher à casser ses adversaires tant qu’elle en a encore la force, ou doit-elle tenter de passer avec eux un accord de cogestion, et partager l’Hegemon ?
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Pour ce qui est de la Russie, quelle constante percevez-vous depuis l’époque soviétique ? Et quelles nouveautés, depuis ?
Rappelons, tout d’abord, que la Russie est un pays-continent. La géographie influe, et même dans certains cas, détermine les choix stratégiques. Ensuite, avec la fin de l’URSS, la Russie était confrontée à l’abandon de ses gains de 1945 en Europe. Le pacte de Varsovie a rapidement éclaté et les pays d’Europe centrale et orientale ont recouvré leur pleine souveraineté. Mais, en Extrême-Orient, la situation reste figée à ce qu’elle était en 1945.
Le problème de la stratégie russe depuis les années 1990 a été double. D’une part : gérer le déclassement de la Russie, de puissance mondiale à puissance régionale (même si elle pouvait garder des moyens d’influence au niveau mondial), ce qui constitue évidemment un changement majeur par rapport à la stratégie soviétique. D’autre part, choisir entre l’Europe et l’Asie.
Le premier problème a été résolu par étape, des accords Bush-Gorbatchev aux premières mesures prises par Vladimir Poutine au début des années 2000, mais aussi, et on l’ignore trop en France, par l’amélioration spectaculaire des relations avec la Chine dans les années 1990. Mais ce déclassement, qui a été dans l’ensemble bien acceptée par la population et par l’élite politique, s’est heurté dans les années 2000 au refus des Etats-Unis d’accepter un monde multipolaire. Si l’on relit aujourd’hui le « Discours de Munich » prononcé en 2007 par Vladimir Poutine, on voit bien que cette revendication d’un monde multipolaire était centrale.
Face au refus des Etats-Unis de passer d’une gestion hégémonique à un Hegemon partagé, se posait alors dans des termes nouveaux la question de la relation privilégiée avec l’Europe ou avec la Chine. Il faut se souvenir que Poutine, comme Eltsine et comme Gorbatchev avant lui, est au départ profondément européen. La Russie s’est orientée, durant les début des années 2000, vers un rapprochement avec les pays européens. Ces derniers n’ont pas répondu aux attentes de Moscou. D’où une tension rampante depuis 2006-2008, qui a abouti aux événements d’Ukraine de 2014. La Russie a pris acte du cours russophobe de l’Union Européenne, et elle a vu qu’elle ne pourrait pas s’appuyer sur elle pour imposer le monde multipolaire aux Etats-Unis.
Le tournant vers la Chine devenait dès lors inévitable. Il y a eu un basculement dans la stratégie russe d’une priorité vers l’Europe, où la Chine jouait le rôle d’un contrepoids, à une priorité vers la Chine où l’Europe jouera, au mieux, le rôle de contrepoids.
K
Quant à la France, quel regard portez-vous sur son positionnement stratégique et quelles en sont les failles ou les limites ?
La France n’a plus de stratégie. Elle gère des actions (en Afrique), et son image. Elle n‘a pas défini de stratégie pour l’UE. Cherche-t-elle la fuite en avant fédérale, ce dont ni la population française ni l’Allemagne ne veut, ou cherche-t-elle à construire un rapport de force au sein de l’UE ? Mais, si cette dernière option est retenue, quelles sont nos alliances ?
De même en Afrique, défendons-nous nos intérêts ou ceux des autres. ? Et, là encore, avec quelles alliances ? Sommes-nous condamnés à jouer le rôle de supplétifs des Etats-Unis et à travailler « pour le Roi de Prusse » ?
La crise stratégique est majeure, et s’enracine sur une perte de vision stratégique globale. De fait, seuls les pays souverains peuvent avoir une stratégie.
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(*) Jacques Sapir, né en mars 1954, est économiste et spécialiste des questions stratégiques. Il est directeur d’Études à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales) et professeur associé à l’université de Moscou (MSE-MGU). Il a été consultant au ministère de la Défense de 1989 à 2003. Il a aussi enseigné en Russie au Haut Collège d’Économie de 1993 à 2001 et a conduit des séminaires aux Etats-Unis de 1990 à 2003 (Naval Post-Graduate School, Université de Stanford, Université de Berkeley). Il a été élu membre de l’Académie des Sciences de Russie en octobre 2016. Il dirige le Centre d’Etudes des Modes d’Industrialisation et a publié de nombreux ouvrages, dont le dernier « Chroniques Stratégiques – Des grandes questions de la stratégie à ses symboles », (L’Esprit du Temps, décembre 2020) présenté dans el numéro 162 du 19 avril 2021. |
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Bonne lecture et rendez-vous le 03 mai 2021
avec le n°163
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