Défaire la France
Sans faire l’Europe

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Hajnalka Vincze (*)
Spécialiste des relations transatlantiques

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A en croire les déclarations du président Macron en matière de « souveraineté » (européenne, cela s’entend), le concept d’autonomie stratégique, prôné par Paris depuis des décennies, serait en train de conquérir les cœurs et les esprits. Mieux : « la bataille idéologique est gagnée », se félicite-t-il.  Mais qu’en est-il vraiment ? 

Un contexte contradictoire
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Le chef de l’Etat a profité de sa visite en Chine en avril dernier pour jeter un nouveau pavé dans la mare internationale (cf « Macron incite les Européens à ne pas se penser en “suiveurs” des Etats-Unis », Politico.eu, 9 avril 2023). Ses propos préconisant, pour l’Europe toute entière, une certaine prise de distance par rapport à l’allié américain ne visaient pas que la seule situation sino-taïwanaise. Il s’agissait de marquer le coup en vue de plusieurs pourparlers cruciaux en Europe. Sous l’effet des évolutions mondiales de ces dernières années, les idées françaises sur l’autonomie européenne gagnent du terrain… dans les discours. Emmanuel Macron s’appuie donc, en l’espèce, sur la situation en Indopacifique pour marteler : « La pire des choses serait de penser que nous, Européens, devrions être suivistes. » Ses déclarations surviennent dans une période d’intenses négociations européennes sur des dossiers décisifs du point de vue de l’autonomie. Elles opposent la France, souvent seule, à une majorité menée par le groupe polono-balte-nordique.

Pour Paris, telle ou telle crise extérieure ne doit surtout pas remettre en question le travail de longue haleine de la diplomatie française qui, espère-t-on, serait sur le point de triompher. Emmanuel Macron craint « qu’au moment où elle parvient à une clarification de sa position stratégique », l’Europe soit « prise dans un dérèglement du monde et des crises ». Il peut tout aussi bien s’agir de l’Ukraine que de la Chine. Quant à la clarification des positions sur l’autonomie stratégique, les deux camps ont une appréciation de la situation diamétralement opposée. D’un côté, les chocs de ces dernières années – la présidence Trump, la poursuite de l’approche « America first » par l’administration Biden, la pandémie et la guerre en Ukraine – ont mis en lumière la nécessité d’éviter les dépendances et vulnérabilités. De l’autre côté, en réaction à la guerre en Ukraine, l’Europe « s’otanise ». Pour reprendre le terme utilisé par Nicole Gnesotto, ancienne directrice de l’Institut de sécurité de l’UE, on vit aujourd’hui « un moment atlantique ».

Photo MinArm.

Des avancées et leurs limites

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Conformément à la première caractéristique de la donne actuelle, à savoir la prise de conscience des enjeux géopolitiques, les dossiers jusqu’ici interdits ou bloqués dans l’UE sont mis à l’ordre du jour et traités – comparé au rythme normal des institutions européennes – avec une vitesse inouïe. Semi-conducteurs, superordinateurs, matières premières, quantique, achats communs d’armement, tout est sur la table, pour une fois sans tabous. D’après Emmanuel Macron : « D’un point de vue doctrinal, juridique et politique, je pense qu’il n’y a jamais eu une telle accélération de l’Europe-puissance ». C’est peut-être aller un peu vite en besogne.

D’une part parce que l’on retrouve, sous une autre forme, les blocages de toujours. Les Etats membres qui avaient refusé jusqu’ici l’idée d’autonomie s’efforcent maintenant de la dévoyer en y mettant des qualificatifs. On parle ainsi d’autonomie « ouverte », qui laisserait accéder aux projets et fonds européens des pays tiers, en particulier les alliés de l’OTAN non-membres de l’UE. D’autre part, ce grand élan risque de se transformer en une fuite en avant. Notamment à cause des appels à la généralisation du vote à la majorité qualifiée, sous prétexte d’efficacité. Alors même que le maintien de la règle de l’unanimité dans les domaines stratégiques est le seul garde-fou qui reste à ceux, souvent la France seule, qui s’opposent aux abandons d’autonomie. Sans cette règle, la majorité verrouillerait l’Europe tout entière dans une position de dépendance, vis-à-vis d’abord de l’Amérique, puis de n’importe quelle puissance à l’avenir.

Forces et contre-forces

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Concernant la dépendance européenne par rapport aux Etats-Unis qui n’a pratiquement pas diminué d’un iota depuis la fin de la guerre froide, Charles Kupchan (directeur des affaires européennes au Conseil de sécurité nationale sous les présidents Clinton et Obama) constate:  « le contrôle en matière de sécurité est le facteur décisif pour déterminer qui est aux commandes ». L’auteur principal de la Stratégie de défense nationale américaine de 2018 insiste encore plus crûment. Pour Elbridge Colby : « La sécurité physique est la clef-de-voûte de tous les valeurs et intérêts ; sans elle, on ne peut bénéficier ni de la liberté, ni de la prospérité et on pourrait même entièrement les perdre ».  Certes, continue-t-il, « la puissance dure n’est pas la seule forme de puissance, mais elle est celle qui domine ». Ce n’est pas un hasard si, alors que les efforts de l’UE ciblent « un certain degré » d’autonomie dans les briques technologiques civiles, Washington reste focalisé sur le maintien sous contrôle de la dimension militaire de ladite autonomie.

L’Amérique consolide sa prédominance dans les affaires sécuritaires : la guerre en Ukraine a confirmé son rôle de protecteur ultime, à travers l’article 5, et renforcé sa position en tant que « première puissance européenne ». Pour l’heure en tout cas, et avec de multiples incertitudes à moyen et à long terme. Les questions d’armement deviennent plus névralgiques que jamais – c’est là, depuis toujours, où se joue de manière concrète la relation de dépendance asymétrique entre les Etats-Unis et leurs alliés européens. A mesure que les initiatives et les financements par l’UE se multiplient, l’épineux dossier de l’accès des tiers (connu sous le nom de « critères d’éligibilité ») se pose avec acuité. Les fonds déversés resteront-ils à l’intérieur de l’Union, pour renforcer sa BITD autonome ou, au contraire, serviront-ils à acheter à l’étranger, quitte à accroître les dépendances et vulnérabilités ? Hélas, pour se maintenir dans les bonnes grâces de Washington, l’écrasante majorité des pays européens préfèrent traditionnellement la seconde option.

Voir un jour les soldats européens avec un même armement et sous un même uniforme : drôle d’idée ! Photo DR

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Comme le sujet implique des fonds européens et déborde largement dans les domaines industriels et économiques, la Commission s’en mêle, sous l’impulsion de Thierry Breton, en faveur de l’autonomie, mais elle garde le débat sur le terrain technique. Dans ce contexte, les déclarations du président Macron ont pu être vues comme une aubaine en Amérique. Une telle prise de position publique élargit le dossier à sa véritable dimension politique. Or, les pays européens, inquiets avant tout à l’idée d’antagoniser Washington, sont plus enclins à céder dans des négociations feutrées et présentées comme techniques, que de le faire lorsque les enjeux d’autonomie sont exposés au grand jour.

D’autant plus que les Etats-Unis ont de grandes visées. D’après leur Stratégie de défense nationale de 2022 : « Nos alliés doivent être incorporés à chaque étape de la planification de défense » afin de promouvoir « la recherche et développement collectifs, l’interopérabilité, le partage des informations et l’exportation des capacités clés ». L’objectif est d’arriver à ce que les responsables d’outre-Atlantique appellent « l’interchangeabilité ». Une harmonisation à un degré tel que les hommes, les doctrines, les équipements deviennent interchangeables, faisant fi des particularités nationales. Cela permettrait une posture de défense véritablement « intégrée » entre alliés, créant les conditions d’un alignement politique sans faille.

Le risque

?

Sur la forme, les propos du président français – à savoir la mise en garde contre le « suivisme aveugle » et le risque de devenir des « vassaux », de même que l’injonction de « penser par nous-mêmes » et de « ne pas nous laisser entraîner dans des crises » qui ne seraient pas les nôtres – rappellent, incontestablement, « une certaine idée » de la diplomatie de l’Hexagone. A ceci près que dans le cas d’Emmanuel Macron, on ne connaît toujours pas le fond. Trop souvent, il a laissé planer le doute sur l’articulation précise entre l’autonomie de la France et celle de l’Europe. A l’instar de ses prédécesseurs immédiats, il est séduit par l’idée de donner des gages aux partenaires européens en grignotant sur la marge de manœuvre souveraine de la France, dans l’espoir qu’ils consentiront, en échange, à des avancées en matière d’Europe de la défense. Ce pari fut tenté et perdu, encore et encore. Accorder ne serait-ce que la moindre concession sur les questions cruciales qui sont en jeu ces jours-ci conduirait au pire des deux mondes : défaire la France, sans même faire l’Europe.

 

 


 

(*) Hajnalka Vincze, Senior Fellow au Foreign Policy Reserach Institute (FPRI) de Philadelphie, est une analyste indépendante spécialisée dans la politique européenne et les relations transatlantiques. Ses écrits sont publiés en Europe et aux Etats-Unis. En France elle contribue régulièrement au magazine DefTech, ainsi qu’aux revues Défense & Stratégie et Engagement.

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