KHMERS ROUGES
D’HIER ET D’AUJOURD’HUI
Lana Chhor (*)
Auteure sino- franco- khmère
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Les crimes perpétrés par les khmers rouges au Cambodge : génocide, crimes de masse et crimes contre l’Humanité, font partie des évènements les plus insoutenables du XXème siècle. Deux millions de victimes (morts et disparus confondus) entre avril 1975 et janvier 1979 ! Les archives et documentaires audiovisuels montrent une telle barbarie que certains fantasmes se sont incrustés à jamais dans les esprits. Lana Chhor, dont l’histoire familiale est liée au régime des Khmers rouges, nous offre un regard d’aujourd’hui, filtré par l’empreinte de cette période cauchemardesque.
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Plus de 40 ans après l’entrée des khmers rouges à Phnom Penh le 17 avril 1975, de multiples sujets restent opaques. La faute au silence omnipotent, omniprésent qui protège des douleurs passées, mais emprisonne et empêche la libre circulation des mots et des pensées. Les survivants par pudeur, manque d’opportunités et de maîtrise de la langue française, ne peuvent s’exprimer aisément. Comparée à la presse anglo-saxonne (GB, US et Canada), une grande majorité des médias français entretient cette absence d’information ou mésinforme par commodité. Cette situation m’inquiète et me rend perplexe. Alors, au risque de brutaliser certaines idées reçues en France, je crie et m’écrie haut et fort, j’écris ce que nombre de Cambodgiens pensent tout bas.
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Stop aux expressions figées
Comme si la réalité n’était pas assez innommable, certains journalistes ont cru bon de rajouter du « sensationnel » au sordide, tandis que d’autres se contentent de reprendre les déjà dits, sans en vérifier la fiabilité et la pertinence. Aujourd’hui encore, je me désespère de retrouver des expressions figées trop de fois relayées, comme « folie meurtrière » ou « autogénocide ». Si l’on considère qu’éliminer son prochain par idéologie extrême est en soi une folie meurtrière, nous pouvons alors y assimiler tout acte de terrorisme, de régime totalitaire et de coup d’état sanglant.
L’idéologie des khmers rouges était à la base de concevoir un laboratoire politique expérimental, décidé par une poignée d’hommes, et mis en application à l’échelle nationale. L’objectif était de mettre en pratique des principes communistes de la manière la plus radicale possible. Ils voulaient faire du Cambodge un modèle exemplaire de communisme. Le plus communiste de tous les pays communistes.
L’Angkar, l’Organisation, était très structurée, avec une hiérarchie établie, connue et respectée des cadres khmers rouges. Ces hommes étaient loin d’être fous. Ils étaient absolument convaincus de leur bon droit et du chemin intellectuel et politique éclairant qu’ils entreprenaient pour leur pays. Saloth Sar, connu sous le nom de Pol Pot, ou Frère n° 1, et ses deux amis Khieu Samphan et Leng Sary ont suivi une partie de leurs études universitaires en France, grandement soutenus à l’époque par le PCF et d’autres intellectuels français.
Enfin, « l’autogénocide » est un non-sens en soi. Les khmers rouges n’avaient aucune intention délibérée d’éliminer les Cambodgiens, base même de renouveau de leur peuple ! Ils prônaient un Cambodge au sang pur, fait de « khmer sot », cambodgien pur. Leurs cibles étaient les bourgeois, intellectuels, artistes, peu importait leur origine ethnique. Les Chinois et Vietnamiens, étant les principaux détenteurs des commerces, étaient considérés comme bourgeois, et la très grande majorité des Cambodgiens ont péri dans les camps de travaux forcés par manque de nourriture et de soins.
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LES KHMERS ROUGES D’HIER
Pris dans le tourbillon de la Guerre du Vietnam, le peuple cambodgien, encouragé par le Parti Communiste du Kampuchéa, dont le principal leader est Pol Pot, se sent soulevé d’un sentiment nationaliste et patriotique. Les mécanismes de la peur et de la propagande sont instaurés. Les envahisseurs (Américains, Français et Vietnamiens) sont identifiés, les cibles (les étrangers, bourgeois, intellectuels, notables, diplomates, fonctionnaires et militaires de l’ex-administration, professeurs, artistes, …) sont désignées.
L’endoctrinement est formaté par plusieurs séances d’autocritiques par jour, séances dont les objectifs sont d’apprendre des slogans et chants révolutionnaires, avouer les fautes commises et dénoncer les actes passibles de sanctions. Les hommes sont séparés des femmes et les enfants de leur mère, exceptés les plus petits. La notion de famille vole en éclat. Il n’est pas rare que, pendant ces séances, de jeunes enfants dénoncent leurs propres parents sans même s’en rendre compte : « Maman a volé 3 œufs hier soir ». L’Angkar dirige les opérations, devient la nouvelle famille.
L’ensemble de la population était suffisamment terrorisée pour être docile ou intégrer et agrandir les rangs khmers rouges. Les hommes pouvaient se rallier à la cause par conviction personnelle, en succombant à la propagande, ou juste pour survivre, car les soldats khmers rouges avaient une ration de riz plus importante. C’est ainsi que lors d’une séance de mariage forcée, un jeune khmer rouge a entrepris d’épouser sa propre sœur, sans que personne ne le sache dans leur camp de travail, pour lui offrir de meilleures conditions de survie. Surveillés par des gamins endoctrinés, postés à l’extérieur de leur hutte, les pseudo-époux ont simulé la consommation de leur mariage.
D’un point de vue géopolitique, et étant donné le peu d’articles qui relatent les faits, il n’est pas superflu de rappeler que les khmers rouges d’autrefois ont été armés et soutenus financièrement par les ex-Alliés de la deuxième guerre mondiale. La Chine quant à elle s’ouvrait au libéralisme et décidait un rapprochement avec les Etats-Unis. D’où la visite en Chine du Président Nixon en 1972. Au nom du combat contre « l’obscurantisme vietnamien », les membres de l’ONU ont tenu à ce que l’ancien représentant khmer rouge du Cambodge, Thiounn Prasith, garde son siège au sein de l’Assemblée Générale de l’ONU.
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Les khmers rouges d’aujourd’hui
Comparés aux khmers rouges d’hier, qui discrètement comptaient de nombreux soutiens internationaux, les khmers rouges d’aujourd’hui ont visiblement perdu tout appui. Comme le terme khmer rouge était initialement lié au parti politique de Pol Pot, le PCK (Parti Communiste du Kampuchéa), et qu’à ce jour ce parti n’existe plus, il est dans l’ordre des choses que plus personne n’emploie ce terme. Il ne fait pas bon de dire que l’on est ou était khmer rouge. La population entière a été traumatisée par cette période.
Il n’est pas un seul habitant du Cambodge actuel qui n’ait vu sa famille meurtrie et touchée durant ces 3 ans 8 mois et 20 jours. Cependant, comme il est impossible d’éradiquer un mouvement de pensées quel qu’il soit, il est tout autant logique de retrouver les anciens partisans, nulle part et partout à la fois, dans toutes les strates de la nation et à tout niveau de poste du pays. Autrefois, les khmers rouges étaient reconnaissables à leur krama rouge autour du cou. L’appartenance politique des uns et des autres n’étant pas visible à l’œil nu, il n’y a aucun moyen de reconnaitre le passé des uns ou des autres. Sauf que dans un village, tout le monde se connait et que les khmers rouges d’aujourd’hui ne sont autres que les survivants khmers rouges d’antan.
Une famille se retrouve après le régime de Pol Pot. Les « pyjamas noirs », uniformes du peuple indiquent qu’elle a été prise peu après janvier 1979, date de la libération du Cambodge par l’armée Vietnamienne. Le contraste entre les deux sœurs au centre est saisissant : coiffures, visages, tenues vestimentaires. Le regard des deux filles à droite se passe de commentaires. Ce fossé abyssal illustre encore aujourd’hui la réalité de nombreuses familles khmères.
Photo inédite et non datée. DR
Inspiré par la croyance bouddhiste centrée sur le pardon, le gouvernement en place, soucieux de l’unité nationale et des accords de Paix de Paris de 1991, ne se préoccupe pas d’épuration. Les survivants côtoient, jour après jour, leurs bourreaux d’hier. Les anciens tortionnaires ou femmes de khmers rouges sont à présent des grands-parents qui coulent des jours paisibles parmi les villageois. Tout comme les SS réintégrés parmi la population allemande une fois vaincus, certains regrettent leur passé. Par remord, ils n’en parlent pas à leur famille. D’autres ont perdu leur statut de SS, mais restent nazis par conviction.
Je me souviens d’un repas convivial à Créteil avec des amis de mon père, quand j’avais 10 ans. S’y trouvaient réunies 4 ou 5 familles cambodgiennes. Je jouais avec un groupe d’enfants et avais rejoint les adultes au moment du repas. Mon père, habituellement taciturne, me dit alors au creux de l’oreille. « Tu vois le père de Tek*, c’est un ancien khmer rouge !» Je ne savais pas bien ce que pouvait être réellement un khmer rouge à 10 ans, juste que c’étaient des « méchants » qui avaient tué beaucoup de gens, et que c’était à cause d’eux si toute ma famille était désormais dans une situation démunie. Choquée, par la révélation de mon père, je lui ai demandé ce qu’il faisait avec nous à table ! Mon père m’a répondu : « Il fait partie de la famille de Tek et il est devenu gentil maintenant. Il ne fait plus de mal à personne. » Bien qu’il ait essayé de me rassurer, je n’ai pu m’empêcher de voir le père de mon camarade de jeu avec un autre regard.
Plus récemment, en 2016, alors en mission humanitaire au Cambodge pour mon association, je rencontre des représentants cambodgiens d’ONG internationales. Je ne partage ici qu’un ressenti personnel, mais lors de mes trois dernières missions, j’ai croisé plus de représentants d’ONG locaux nonchalants qu’impliqués dans leur travail. J’irai presque jusqu’à élargir ce constat au reste de la population locale. Le temps n’existe pas, le concept d’objectifs, de process, de délai semble complètement abstrait pour les travailleurs cambodgiens. Aucune prise d’initiative ne peut être attendue de la main d’œuvre khmère, trop habituée à exécuter des ordres venus d’en haut. Le Cambodge semble être une population prédisposée à suivre des instructions et ne pas penser par soi…sous peine de … ? La crainte reste présente, palpable et bien réelle.
Je suis particulièrement impressionnée par l’engagement d’une jeune représentante. Chanda se démarque par son total dévouement auprès des enfants de l’association dont elle s’occupe. Je figure parmi les convives invités pour un déjeuner dans sa famille. Discrète, Chanda n’échange guère avec son père. Au cours du repas, elle ne s’attend pas à ce que son père puisse se livrer aussi ouvertement devant des inconnus : « Je suis heureux que ma fille s’occupe d’enfants pauvres et orphelins du pays. J’ai beaucoup pêché aux temps d’avant » . C’est ainsi que la population évoque le régime khmer rouge, seule une minorité s’aventure à énoncer : sous Pol Pot, où : la période des khmers rouges. « J’ai mal agi », poursuit le père « mais aujourd’hui ma fille fait le bien. ». Le regard de Chanda se perd dans le vide. C’est à peine si elle arrive à finir sa bouchée de riz. C’est ainsi qu’elle apprend le passé inavouable de son père. Devant les invités, elle reste impassible et silencieuse.
Être ou avoir été khmer rouge, c’est comme être marqué au fer rouge, au plus profond de sa chair. C’est un sentiment à part, même si cette trace indélébile est parfois héritée. Un jeune Franco-khmer m’explique s’être installé depuis 2012 à Battambang, ville natale de son père. Au cours de la conversation il me raconte son exode à l’arrivée des khmers rouges et comment il a survécu pendant cette funeste période : « Ma mère s’est faîte recrutée comme domestique auprès de la femme d’un cadre khmer rouge, dans le camp de travail où elle était. Je n’avais qu’1 an et ma mère n’avait pas assez de lait pour m’allaiter. C’est la femme du cadre khmer rouge qui m’a allaité. » Il s’arrête de marcher et me regarde dans les yeux. D’un air grave, il me dit alors d’un ton solennel : « J’ai du sang khmer rouge en moi. »
Tels sont les quelques anecdotes qui peuvent vous dire qui sont les khmers rouges d’aujourd’hui. Des hommes et des femmes comme vous et moi… ou pas. Mais aussi des hommes et des femmes qui feront tout pour rester dans l’ombre et l’anonymat. Dans tout contexte ayant des privilèges pour enjeux, c’est chasse gardée. Chuuut… Circulez, il n’y a rien à voir. J’aime à dire qu’au pays du sourire, le silence est d’or.
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LA LOI DU PLUS FORT
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Mon père aurait pu être le Lafontaine cambodgien. Alors que je n’avais que 12 ans, il m’a demandé si je m’intéressais à la politique. Ma réponse fut négative, car je ne savais pas distinguer les bons des mauvais partis. Il a clamé alors : « Il n’y a pas de bon ou de mauvais. Le tout est d’être du côté du plus fort. Si tu as soutenu le gagnant, tu gagnes aussi. Tu es alors, du bon côté !».
Comme s’il avait hérité du pragmatisme de mon père, mon fils, âgé de 12 ans, déclara un soir à sa sœur de 9 ans : « J’ai raison ! Ce qui ne veut pas dire que tu as tort. Car si tu es d’accord avec moi, alors toi aussi tu auras raison ! ».
J’ai dit à l’aîné qu’il avait une grande carrière politique devant lui.
*Les prénoms ont été modifiés
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(*) Lana Chhor est l’auteure de « Génération Peau de banane, ou la Vie après les khmers rouges ». Soucieuse de briser le silence, elle cherche à percer les nombreux mystères autour la tragédie que le Cambodge a traversée, et tente de réconcilier les différentes générations avec leur passé. Elle est intervenue lors du Colloque Sciences Po Paris du 18 décembre 2018 sur le thème de la Génération post réfugiés des descendants de réfugiés venus de l’Asie du Sud-est, et participe à des évènements dans des collèges, lycées et entreprises privées dans le cadre de la Semaine de la Solidarité, Semaine de la Diversité et de la Lutte contre la Discrimination.
Enfin, Lana CHHOR est marraine, volontaire et bénévole auprès de l’association ESK-Enfants du Sourire Khmer.
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Plus d’informations sur le livre en cliquant ICI
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Bonne lecture et rendez-vous le 05 AVRIL 2021
avec le n°161
D’ici là, pour une bonne santé, prenez soin de vous.
RESPECTEZ LES CONSIGNES:
Distanciation, port du masque, respect du couvre-feu et du télétravail …
16 avril 2021 at 20 h 01 min
Témoignage poignant sur la résilience silencieuse du peuple cambodgiens vis-à-vis d’un traumatisme génocidaire récent.
Merci de briser haut et fort ce silence pour révéler au monde les atrocités des kmers rouges sous l’influence des manoeuvres géopolitiques internationales.
11 avril 2021 at 17 h 16 min
Sujet passionnant, pas assez connu, continuez votre démarche, tout ceci mérite d’être mieux connu.
8 avril 2021 at 20 h 51 min
Le gaspillage est immense en ce qui concerne le Cambodge : les réponses existent, des milliers de monographies sont disponibles dans les institutions du savoir internationales, les tragédies politiques qui ont conduit à l’effondrement de toute valeur nationale ne sont jamais expliquées et renforcent la honte absolue des survivants qui ont peur d’être responsables de leur malheur. Il est bon pour la génération »Peau de banane » d’aller découvrir le plus beau pays du monde selon la majorité de ses visiteurs. Le talent des Cambodgien.n.e.s, leur professionnalisme et leur civilité en Occident sont méconnus. Il y a eu des millions de morts pendant les guerres d’indépendance du 20è siècle oui mais dire que les crimes ont été sataniques pourrait aider en trouvant les pathologies de cette ritualisation des meurtres et de ce fatalisme presqu’esthétisé de la mise à mort animale d’autrui.
6 avril 2021 at 21 h 38 min
Analyse synthétique mêlant l’Histoire et l’humain, le personnel. La raison des hommes peut être aussi froid que la géopolitique, ou l’inverse. Les mots justes composent des phrases souvent musicales d’une tonalité triste non résignée.
Pas d’oubli mais pas de retour possible, ni de vérité partagée.
A la lecture de cet article, nous comprenons.
5 avril 2021 at 19 h 07 min
Régis Pommeret
Conseil en géopolitique et en formation
votre article est de grande qualité. il évite l’oubli et le sensationnel. il est à charge contre le système khmer rouge avec un argumentaire solide et objectif.
je n’ai jamais travaillé sur la péninsule, hélas.
Au plaisir de vous lire dans l’esprit de Surcouf. Cordialement
5 avril 2021 at 19 h 06 min
Janine Janine Pham
écrivain
Texte très intéressant accompagné de photos qui expriment bien la réalité cambodgienne et le souvenir douloureux des Khmers rouges . Des anecdotes tirées de la réalité expriment au-delà de l’histoire la tragédie vécue par les Cambodgiens et laissent entrevoir la cohabitation entre bourreaux et victimes et du travail de Chanda naît l’espoir pour le peuple khmer.
29 mars 2021 at 12 h 36 min
Un article très intéressant qui témoigne de la violence du silence post-Pol Pot. Les dégâts perdurent et le traumatisme est bien plus complexe que ce qu’on pourrait penser. On s’aperçoit aussi des rôles que certains pays ont tenu…plutôt surprenant ! On aimerait en lire plus car le sujet semble encore trop peu abordé. Merci pour cet article.