L’EAU,
  ENJEU VITAL

Interview de Pascal Le Pautremat(*)
 par Yannick de Prémorel (*)

Président d’espritcors@ire.

À l’occasion de la parution de son dixième ouvrage, consacré cette fois à « La géopolitique de l’eau »,(METTRE UN LIEN avec le livre dans la rubrique LIVRE) Pascal Le Pautremat dresse un tableau global de la situation. Dans un environnement agonisant, le monde est désormais sur le point de basculer. Il ne reste qu’une dizaine d’années, selon lui, pour inverser une tendance désastreuse. Il y aurait donc urgence. Yannick de Prémorel a voulu rencontrer l’auteur, pour en comprendre les raisons.

Yannick Prémorel : Vous étudiez les conflits depuis plus de 20 ans. Pourquoi publier un ouvrage consacré à la question de l’eau ? Le sujet n’est pourtant pas nouveau !

En effet…Cela fait près de 20 ans que j’assure des cours dans l’enseignement supérieur, des conférences auprès de publics divers. Parmi divers thèmes géopolitiques abordés, la question de l’eau se fait récurrente.

La place de l’eau est essentielle et constante dans nos vies. Nous sommes intimement liés à l’espace aquatique, depuis le liquide amniotique dans lequel nous baignons à notre naissance. Collectivement, sans eau, nos sociétés humaines ne peuvent perdurer.

J’ai toujours considéré que l’eau est le point d’ancrage principal de divers thèmes transversaux que nous abordons en géopolitique et en polémologie (l’étude des guerres). L’eau est un vecteur fondamental de la vie économique et sociale, une cause de tensions autour de la gestion des fleuves majeurs et de leurs sources. L’eau est également le socle des zones de rayonnement stratégiques entre mers et océans, eux-mêmes théâtres d’affrontements ou de convoitises, sur fond de concurrence de souverainetés étatiques extensives.

Depuis près de 200 ans, nous n’avons eu de cesse – au nom de révolutions industrielles et du libéralisme économique, sur fond de démographie galopante – d’exploiter sans vergogne, les ressources aquifères, les nappes phréatiques, de les polluer aussi et de bousculer, voire de déstabiliser ou d’anéantir les écosystèmes naturels, les espaces forestiers, quitte à briser l’alchimie fonctionnelle que la Nature a su si bien établir depuis les origines de la vie sur Terre.

Forage pour puiser l’eau des nappes phréatiques. Photo DR

Tout démontre l’omniprésence de l’eau, tout rappelle son caractère à la fois unique et fragile… Et pourtant, bien des gens, bien des lobbies s’ancrent dans un déni irresponsable. Et cela m’est vraiment insupportable au regard du désastre que cela a engendré et que certains découvrent bien tardivement.

Les 7,7 milliards d’habitants de la Terre sont clairement exposés à des risques de pénuries ou de manques aléatoires d’eau. Plus précisément, près de 80 pays subissent des pénuries d’eau d’intensité variable. On peut imaginer quelle sera la situation générale lorsqu’à la fin du XXIe siècle, près de 11 milliards d’individus tenteront de vivre sur la Terre.

C’est pourquoi j’ai voulu dresser un bilan sur ces aspects en insistant, comme d’autres spécialistes, chiffres et études à l’appui, sur l’urgence d’inverser la donne. Avec le souci de proposer un texte concis, synthétique.

Yannick de Prémorel : À propos des litiges, des tensions entre les États autour des sources d’eau, quels sont ceux qui vous viennent à l’esprit, au premier abord ?

Il y a notamment celui qui concerne la gestion des eaux du Nil, qui montre combien le partage des ressources aquifères est au cœur des tensions et démarches diplomatiques de l’Éthiopie, de l’Égypte, du Soudan… L’Éthiopie, avec le grand barrage de la Renaissance (1,8 km de long et 145 mètres de haut) édifié sur le Nil Bleu à partir de 2011, préoccupe le Soudan comme l’Égypte qui voient le débit du Nil se réduire de façon tangible. Or, le fleuve assure à l’Égypte près de 97% de ses besoins en eau.

Felouques amarrées sur les berges du Nil. Photo Office du tourisme égyptien

Au Moyen-Orient, les barrages hydroélectriques se multiplient, suscitant des tensions transfrontalières. Ainsi, la Turquie, via ses dizaines de barrages du Projet d’Anatolie du sud-est (GAP), se moque littéralement de l’Irak qui subit une baisse sensible des débits du Tigre (1 900 kilomètres dont 520 en territoire turc) et de l’Euphrate (2 800 kilomètres de long dont 1 263 en territoire turc) ; baisse d’autant plus sensible que le flux est amoindri par le manque récurrent de précipitations.

On pourrait aussi faire état de litiges en Amérique du Sud, ou même des questions de souveraineté insulaire en Mer de Chine méridionale.

Le poids démographique, sur les ressources naturelles, va devenir de plus en plus lourd et va accentuer les positionnements stratégiques pour disposer des sources d’eau douce. C’est par exemple ce qui motive la Chine, sur le « Toit du Monde » (le Tibet, le Bhoutan, l’Inde du Nord et le Népal ) face à l’Inde. Les tensions y sont réelles et s’accentuent depuis quelques années. Entre convoitises d’espaces névralgiques et désirs de maitriser les sources tibétaines des grands fleuves de l’Indus, du Gange et du Brahmapoutre, Pékin s’applique à prendre le contrôle des ressources aquifères régionales autant que transfrontalières. La Tibet, à lui seul, représente 30 % des réserves hydrauliques de la Chine. Les immensités himalayennes et leurs glaciers, dont la fonte se poursuit sans cesse, représentent un capital en eau douce, vital pour divers pays dont l’Afghanistan, le Pakistan, l’Inde ou encore le Myanmar.

Yannick de Prémorel : Vous insistez également sur l’urgence de mieux recycler les eaux usées dans les pays occidentaux, et, surtout en Afrique, où cette politique est largement absente.

Absolument, la salubrité et la possibilité de disposer de ressources en eau de qualité optimale relève d’un défi planétaire : le recyclage des eaux usées pour leur réutilisation optimisée. Il s’agit d’un challenge indispensable dont doivent se saisir immanquablement les grandes entreprises relayées par les responsables politiques, conscients de l’urgence de la situation. Certes, des initiatives locales, privées ou publiques, bénéficient déjà à quelques villes, notamment en France. Et l’on peut se réjouir d’initiatives collégiales, qui sont dorénavant prises en compte. Mais il reste beaucoup à faire afin de généraliser, demain, cette nouvelle manière de concevoir l’utilisation de la ressource aquifère.

Le recyclage des eaux usées, on sait faire depuis longtemps. Pour preuve la station spatiale internationale, où ce recyclage est une nécessité absolue. Photo CNES

Les efforts de recyclage doivent également porter sur les excréments humains dont le traitement raisonné pourrait éviter bien des pollutions. Actuellement, près de 200 millions de tonnes d’excréments humains sont rejetées, chaque année, dans les rivières et fleuves sans aucune précaution… D’où l’urgence de généraliser une salubrité structurée. Chaque année, près de 80 % des décès, soit de 4 à 5 millions de personnes, meurent, victimes de la consommation d’une eau polluée, qui provoque choléra, dysenterie, hépatite A, typhoïde ou poliomyélite. L’année dernière, c’était encore 1,8 milliard de personnes qui buvaient une eau polluée de microbes d’origine fécale. En Afrique subsaharienne, moins de 40 % de la population dispose de sanitaires salubres.

Yannick de Prémorel : Les initiatives publiques ou privées et les actions novatrices… Vous y faites allusion à plusieurs reprises et vous rappelez combien elles sont cruciales et, finalement, sources d’espoir.

Oui, et c’est ce qui permet de contrebalancer les constats sombres que l’on peut établir, que dressent, depuis des années, le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), qui relève de l’ONU, et tous les groupes d’expertises privés, apolitiques.

La détermination de groupes d’hommes et de femmes à inverser la donne est réelle. Elle se concrétise. Il y a donc toujours une marge de manœuvre qui tend à nous offrir une chance – l’ultime – pour ouvrir une nouvelle voie… La conjoncture d’immobilisme économique, de bouleversement inhérents à la crise sanitaire, doit aussi nous inciter à promouvoir de nouveaux modèles économiques, sincèrement éthiques, loin des logiques de spéculation irrationnelle qui sont à contre-courant des priorités naturelles pour l’humanité.

Article rédigé le 20 novembre 2020


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(*) Yanick de Prémorel est ancien Directeur délégué du groupe Bayard Presse, ancien Directeur délégué de la revue Défense, ancien Président de la société « Prémorel & Co ».
Auditeur de l’IHEDN, animateur de « France citoyenne », groupe de réflexion politique, Vice-Président de l’ASV, association sportive de Villepinte (93), Mission Jeunes Banlieues.
Il est président l’ Association « espritcors
@ire » Observatoire de La Défense et de la Sécurité », qui édite ESPRITSURCOUF.

Pascal Le Pautremat est Docteur en Histoire contemporaine, diplômé en Défense et Relations internationales, Conférencier et Chargé de cours dans l’Enseignement supérieur sur les crises et conflits contemporains, en Économie internationale et Géopolitique, Sociologie, Doctrines politiques et Éthique politique et militaire. Officier (diplômé ORSEM) dans la réserve opérationnelle, auditeur de l’IHEDN, ancien membre du Comité de rédaction de la revue Défense.
Depuis 2017, Pascal Le Pautremat s’est tourné vers les sociétés et les structures publiques en matière d’analyses géopolitiques et géo-économiques, de positionnement à l’étranger, d’analyses des Risques et Opportunités Pays. (cf.
www.actiongeos.com). Il est rédacteur en chef d’ESPRITSURCOUF.
Il a notamment publié
 : La Grande-Bretagne dans la Grande Guerre. D’écume et de sable, d’argile et de sang. Éditions SOTECA/Belin, collection « Les Nations dans la Grande Guerre », Paris, 2014, 320 pages.
Les Agents secrets de la France libre. Le Bureau central de Renseignement et d’Action. Éditions Histoire et Collections, collection « Résistance », Paris, 2013, 144 pages.
Ou encore
Les Guerriers de la République. Forces spéciales et services secrets 1970-2009. Paris, Choiseul Éditions, 2009, 286 pages

Bonne lecture et rendez-vous le 14 décembre 2020
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