TABAC,
FRAUDES ET TRAFICS



Curtis Vaïsse (*)
Cadre juridique, spécialiste des trafics illicites
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Les trafics de tabac sont sources de financement de groupes criminels ou terroristes, notamment à l’Est de l’Europe et en Afrique, affirme l’auteur. Force est de constater que les quantités importantes de tabac illégal en circulation sont le signe d’une incapacité à régler un problème manifeste depuis près de trois décennies. L’OMS a donc adopté un texte majeur dans la lutte contre les marchés clandestins du tabac, un texte ambitieux dont le devenir est encore incertain en raison d’un lobbying exacerbé.
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De très nombreux États suivent une même politique en matière de tabac : ils augmentent les prix de vente au détail par le biais de taxes. Pourquoi ? Un texte l’explique bien, il est issu de la directive d’interprétation de l’article 6 de la Convention-Cadre de lutte anti-tabac (CCLAT). « L’augmentation des coûts sanitaires directs associés aux pathologies liées au tabac, et celle des coûts indirects associés aux décès prématurés, aux incapacités dues aux pathologies liées au tabac et aux pertes de productivité, sont autant d’externalités négatives créées par le tabagisme. Une taxation efficace du tabac permet non seulement de réduire ces externalités négatives en faisant baisser la consommation et la prévalence, mais contribue aussi à financer les dépenses publiques de santé occasionnées par la consommation de tabac ».

Les gouvernements, qui ont pris conscience des dégâts humains et économiques causés par le tabac, renforcent donc les mesures pour réduire à la fois la consommation et la charge financière qui pèse sur la collectivité. En France, sur le plan budgétaire, le bilan économique du tabac est désastreux : il serait de l’ordre de 1 euro collecté contre 3 euros dépensés, selon l’estimation de la Cour des Comptes en 2012. D’autres estimant que le même euro collecté engagerait 8 euros de dépenses publiques supportés par les fumeurs… et les non-fumeurs.

Mais la méthode, l’augmentation des prix au détail, est mise en échec, car la hausse des prix est contrecarrée par la disponibilité de produits à bas coût, autrement dit par le commerce parallèle du tabac.

Photo Pixabay

Contrefaçon et contrebande


Pour simplifier, le commerce parallèle de tabac regroupe deux types de situations. D’une part les produits achetés légalement et ramenés illégalement, par exemple lorsque les produits sont achetés dans des magasins duty free ou dans des États voisins et réintroduits dans l’Etat membre de consommation en quantités dépassant les franchises autorisées. D’autre part les produits achetés illégalement et ramenés illégalement, le plus généralement en quantités importantes (communément appelés produits de contrebande).

Il y a lieu de distinguer les produits de contrebande des produits de contrefaçon. Ces derniers ne constituent qu’une part infime des tabacs illicites, alors que cette infraction relève du droit de la propriété intellectuelle qui protège les marques : un droit de nature privé. La contrebande, en revanche, doit retenir toute l’attention. Elle se définit en l’occurrence comme la violation des règles qui conditionnent l’importation de produits sur un territoire. Si ces règles peuvent varier selon les États (notamment pour des raisons socio-culturelles, économiques voire géopolitiques en raison d’embargos par exemple), elles sont analogues en matière de tabac.

Il ressort que la plupart des produits du tabac issus du commerce parallèle ne sont pas des produits de contrefaçon, mais qu’ils proviennent des usines de fabricants légitimes (entre 2/3 pour certains experts anti-tabac et jusqu’à 98% selon l’Organisation Mondiale des Douanes).

Si de telles quantités produites dans les usines légitimes parviennent sur les marchés parallèles, il existe vraisemblablement des défaillances dans le contrôle de leur chaîne de distribution, que n’ont pu ou su régler les fabricants de tabac… ou qu’ils n’ont pas souhaité régler.

L’argument de la hausse des prix comme cause essentielle des trafics parait de prime abord convaincant – les prix de vente au détail, jusqu’à 10 ou 20 euros par paquet dans certains pays, sont sans commune mesure avec le prix de production unitaire d’un paquet de cigarette, de l’ordre de 10 centimes. Mais les études scientifiques et les enquêtes indépendantes rejettent cet argument. En effet, dans de trop nombreux cas, la responsabilité directe ou indirecte des fabricants de tabac a pu être constatée dans ce commerce parallèle. Le Canada, qui fut forcé d’annuler ses hausses de prix en raison d’une contrebande massive organisée par un fabricant, en est l’exemple récent le plus démonstratif.


Le marché parallèle en Europe

Phot Alamy

Dans l’ Union européenne, pour lutter contre le tabac de contrebande, des accords de coopération ont été signés entre 2004 et 2010 entre les principaux fabricants de tabac et la Commission Européenne. Ils n’ont pas eu d’effet, et les trafics sont aujourd’hui aussi abondants qu’au début des années 2000.

Une des pratiques favorisant la présence de tabac à vil prix en Union Européenne est le sur-approvisionnement des débits de tabac situés dans des États frontaliers dont les prix sont (très) inférieurs à ceux pratiqués par leur voisin. A constater la manière dont les produits peuvent être conditionnés : des cartouches de cigarettes vendues par 5, du tabac à rouler vendu par kilos … ces produits sont fournis aux détaillants dans des quantités destinées à alimenter les fumeurs de l’État voisin.

Mais ce type de commerce parallèle n’apparait pas comme le plus nuisible, tant sur le plan quantitatif que sur le plan criminologique. En effet, alimentés par la surproduction de fabricants de tabac, des faits de contrebande, impliquant des réseaux mafieux et parfois terroristes, ont pu être identifiés.

Ainsi, dans les États tiers situés à l’est de l’UE, des recherches démontrent que les usines de fabrication dans lesquelles certaines marques de tabac ont investi, alimentent les trafics de cigarettes, comme au Monténégro. En Ukraine ou dans l’enclave russe de Kaliningrad, des situations similaires ont donné naissance au concept des marques blanches (dites « illicit whites »). Ces cigarettes sont produites sans marque reconnue, par des groupes apparemment indépendants des multinationales du tabac. En réalité elles proviennent d’usines dans lesquelles certains fabricants ont réalisé des investissements massifs pour augmenter les capacités de production. Récemment, une nouvelle affaire semble attester du rôle actif d’un fabricant de tabac dans le flux des trafics, notamment entre la France et l’Algérie. Ces trafics causeraient un demi-milliard de pertes fiscales selon un ancien consultant du fabricant en cause.

Comme le clame notamment l’Organisation Mondiale de la Santé, les trafics permettent à certains réseaux criminels de financer leurs actions, notamment des groupes terroristes.

En Afrique : le financement du terrorisme


Si le continent africain aiguise les appétits des multinationales de tabac en raison d’une population croissante et particulièrement jeune, c’est également un environnement où les règles sont moins contraignantes en matière de tabac.

Photo Pixabay

Le continent africain est aussi celui où les trafics de tabac financent de nombreux groupes criminels ou terroristes. Mokhtar Belmokhtar, alias Mr Marlboro, est bien connu des services de renseignement pour financer des actions terroristes par les trafics de tabac. Al Quaïda au Maghreb Islamique, le Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat, comme le Groupe Islamique Armé viennent allonger la longue liste des organisations terroristes se finançant par les trafics de tabac (comme le sont ou l’ont été ailleurs ETA, l’IRA, le Hezbollah, le Hamas, les FARC…).

Le Centre d’Analyse du Terrorisme estime ainsi que 20% du financement des groupes terroristes serait tiré des trafics de tabac.

Si la menace terroriste justifie souvent les opérations militaires françaises en Afrique, les moyens mis en œuvre pour lutter contre les trafics de tabac ne se montrent pas à la hauteur. Et pourtant, il apparait évident que couper les vivres à ces groupes criminels aurait un effet immédiat sur leur capacité à organiser des prises d’otages ou des assassinats.

Il est par ailleurs indéniable que les échecs dans la lutte contre les trafics de tabac se ressentent dans le reste du monde. Lorsqu’ils ne sont pas empêchés en Afrique, ces trafics permettent le financement d’actions criminelles et terroristes qui portent atteinte aux intérêts français et affectent indirectement les politiques de santé publique mises en œuvre en UE. En laissant certains intérêts s’opposer à la réglementation internationale en matière de lutte contre les trafics, ce n’est donc pas seulement l’Afrique qui en paye un lourd tribut.

C’est la raison pour laquelle la lutte contre les trafics doit impérativement respecter des règles claires d’indépendance, dans la mesure où les intérêts des fabricants ne convergent pas avec ceux des États. Le rôle de l’OMS pour garantir l’indépendance des systèmes de suivi et traçabilité s’avère à cet égard déterminant.

Le Protocole de l’OMS


Fort du constat que seule une action internationale semble en mesure d’endiguer réellement l’épidémie de tabagisme, l’OMS a adopté en 2003 la CCLAT qui allait devenir le traité international le plus rassembleur de l’histoire des Nations-Unies (182 États parties à ce jour). Puis, l’OMS a poursuivi avec l’adoption d’un premier traité additionnel traitant spécifiquement du commerce parallèle de tabac. Basé sur l’article 15 de la CCLAT, le Protocole pour éliminer le commerce illicite de tabac voyait le jour le 12 novembre 2012.

Saisie de tabac de contrebande.
Photo gendarmerie royale du Canada

Outre les dispositions relatives à l’interdiction du sur-approvisionnement en produits du tabac, le Protocole prévoit la mise en œuvre de systèmes de suivi et de traçabilité permettant d’identifier les personnes responsables dans la chaîne de distribution, et de mesurer précisément les quantités mises sur le marché. Doté de mécanismes de coopération internationale en matière pénale, la Protocole vise à l’anéantissement des filières illicites de tabac par la sanction pénale, elle-même confortée par un mécanisme de preuves que l’article 8 (suivi et traçabilité) permet de mettre en œuvre.

Pour garantir la fiabilité des preuves, le Protocole comporte 3 dispositions imposant que les systèmes déployés par les parties soient contrôlés par les États, qu’ils ne soient pas délégués ou réalisées par l’industrie du tabac, et que les relations des industriels avec les personnes publiques soit limitée à ce qui est strictement nécessaire à leur mission de contrôle du marché. C’est dire l’importance centrale que les rédacteurs du texte ont accordé à l’indépendance du système de lutte contre les trafics de tabac.


L’Europe trop sensible aux lobbyistes


Pourtant, l’UE a choisi une voie très critiquée par la communauté des experts et des organisations non gouvernementales de santé publique. Elle a déjà mis en place son système de suivi et de traçabilité, présenté comme une transposition des exigences du Protocole. Mais il s’agit d’une présentation fallacieuse, car l’UE confie directement ou indirectement de nombreuses missions essentielles de traçabilité à l’industrie du tabac ou à ses partenaires choisis.

L’Afrique est le premier continent en nombre de pays (29) ayant ratifié le Protocole, des systèmes sous le contrôle complet des autorités publiques y existent. Ce n’est donc pas par nécessité que l’Europe a permis l’entremise des géants du tabac, mais bien par volontaire concession faite à cette industrie – au mépris des preuves historiques de leur implication dans les trafics, et en violation du droit. Il est donc essentiel que le système européen ne serve pas de modèle et ne remplace progressivement les initiatives véritablement efficaces mises en œuvre ailleurs.

La recommandation n°13 de la Cour des Comptes dans son rapport de 2012 sur les politiques de lutte contre le tabagisme, « mettre en œuvre sans délai les dispositifs de traçage des produits du tabac prévus par le récent protocole de l’OMS de lutte contre la contrebande », ne trouvera application qu’au prix d’un courage politique encore incertain.


Article rédigé le 26 novembre 2020

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(*) Curtis Vaïsse est « Responsable juridique et affaires publiques » d’un groupe international concevant et mettant en œuvre des systèmes de traçabilité sécurisée et d’authentification pour lutter contre les trafics illicites. Il est titulaire d’un doctorat en droit de l’Université Paris V – René Descartes : « Essai d’une nouvelle problématique de lutte contre la contrefaçon contemporaine – Approche globale des techniques préventives et répressives des trafics de produits contrefaisants »

Bonne lecture et rendez-vous le 14 décembre 2020
avec le n°153

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