La guerre afghane
au prisme de l’Histoire
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Thomas Flichy de La Neuville
Professeur agrégé, géopoliticien
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Il est toujours facile de dire après-coup : c’était prévisible. De tels commentaires ont été nombreux après la récente déroute des occidentaux en Afghanistan. Mais les réflexions de l’auteur, ici, s’inscrivent dans une perspective historique. Le recul et la connaissance des temps anciens apportent aux évènements de Kaboul une vision plus sereine, plus agréable aussi, car agrémentée d’une pointe de lyrisme.
En 1885, le manuel général de l’instruction primaire offrait à la lecture des instituteurs français un court article d’Élisée Reclus relatif à l’importance stratégique de l’Afghanistan. Le géographe écrivait : « Parmi les hautes terres de l’Afghanistan oriental, que limitent au nord les crêtes neigeuses de l’Hindou-Kouch ou Caucase indien, l’Asie antérieure touche à ce Toit du monde qui est le centre orographique du continent et où confinent également l’Inde, l’Empire chinois et les territoires de l’immense Russie. En cette région, l’une des moins explorées du continent, le socle de plateaux sur lequel s’élèvent les grands sommets dépasse en altitude les plus hautes cimes des Pyrénées, et cependant c’est à une petite distance à l’ouest que s’ouvrent les passages les plus fréquentés de tout temps entre les plaines du Turkestan et la vallée de l’Indus : de là l’extrême importance militaire de l’Afghanistan et son rôle plus grand encore dans l’histoire du commerce et des migrations ».
Il parait évident que ces lignes n’ont pas été lies avec profit par les amateurs d’expéditions punitives du XXIe siècle naissant. En effet, la configuration géographique si particulière de ces terres, ajoutée au caractère de sa population laisse peu de place à la pusillanimité ou à l’inconséquence de conquérants potentiels. Ces hautes terres furent certes conquises à certains moments de l’histoire, mais n’est pas Alexandre qui veut.
Les guerres anglo-afghanes
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Lors de la première guerre anglo-afghane (1839-1842), une colonne britannique, comprenant 16 500 personnes, prit la direction de Jalalabad. Tous furent tués ou faits prisonniers entre le 6 et le 13 janvier 1842, lors de la bataille de Gandamak. Le seul survivant fut le docteur William Brydon.
Lord Palmerston invita alors à une expédition punitive en déclarant au Parlement : « Il n’y a rien qui puisse nous infliger un plus honteux déshonneur, rien qui puisse faire monter une plus profonde rougeur aux joues de tout Anglais, rien qui puisse porter un coup plus fatal à notre domination dans l’Inde, que l’abandon de l’Afghanistan dans de pareilles circonstances ».
Les morts demandant vengeance, le gouvernement de l’Inde se prépara à envahir de nouveau cette terre de lugubre mémoire. Deux corps d’armées britanniques entrèrent en Afghanistan par des voies différentes durant l’été 1842. Ils atteignirent Kaboul en septembre. En représailles du carnage, le général Pollock ordonna l’incendie du bazar de Kaboul après qu’Istalif et Charikar, au nord de Kaboul, eussent subi un sort identique. Les deux corps d’armée quittèrent alors l’Afghanistan, et l’émir Dost Mohammed retrouva Kaboul, où il régna sans partage jusqu’à sa mort en 1863. Une partie de la civilisation persane échappait ainsi à l’emprise occidentale.
La Perse ancienne
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D’un point de vue historique, la Perse s’ordonne autour de deux pôles cousins séparés par des déserts centraux : à l’ouest, les terres d’Iran, conquises à compter du VIIe siècle, ont vu s’épanouir une civilisation commerciale sophistiquée échangeant volontiers avec les riches plaines de Babylonie. Empêchée de monter à cheval ou de porter l’épée, l’aristocratie iranienne décapitée par les conquérants arabes céda rapidement le pas aux séducteurs du bazar.
A l’est, les vigoureux et frugaux montagnards d’Afghanistan échappèrent à la plupart des conquérants. Cultivant des vertus militaires et religieuses, ils effectuaient à intervalles réguliers des raids sur le ventre indien aux innombrables richesses agricoles. L’on comprend ainsi que le noyau montagnard persan entretienne des liens opposés avec les pôles agricoles avoisinant : le ventre babylonien fut exploité par les commerçants iraniens tandis que celui de l’Inde était régulièrement mis à la rançon par les combattants afghans.
Cette double polarisation de la civilisation persane est très ancienne, peut-être antérieure à la conquête arabe.
Aux marches de l’Afghanistan
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Pour bien comprendre le pôle afghan, il faut entrer dans ses paysages. James Darmesteter (1849-1894) nous a livré dans ses Lettres sur l’Inde à la frontière Afghane un récit très coloré de ses paysages frontaliers du sud :
« Peshawar est une oasis de verdure, où les vastes bungalows disparaissent dans les branches entrelacées des palmiers, des mûriers et des saules et dans les haies de jasmins et de roses. Nous sommes en avril, et Peshawar est en fête : entre un hiver polaire et un été torride, elle jouit d’un printemps qu’elle sait éphémère et qui n’en est que plus doux. Peshawar a ses saisons à elle, étant hors du cercle de la mousson : un été aux flammes sèches qui asphyxie, puis un hiver implacable. Pendant dix mois, c’est l’enfer, mais il y a deux mois de paradis, et alors je ne sais point d’avenue plus adorable, ni à Paris ni même à Bombay, que ces larges voies, épanouies de soleil, de parfum et de fleurs, et qui montrent au lointain la montagne bleue, la montagne noire, la montagne brumeuse ou neigeuse ».
Aux marches de l’Inde, les Anglais restent fidèles à leurs habitudes : le polo deux fois la semaine ; de temps en temps, un gymkhana, et, tous les jours, une partie de cricket : ubi cricket, ibi patria. Les robes roses et les robes blanches colorent le jardin, avec des essaims de bébés sortis tout vivants de l’album de Kate Greenaway ; les équipages s’enfilent à la porte du club ; les domestiques en turban rouge retiennent les poneys qui piaffent. A cinq milles de là se trouve une maison nommée la dernière maison de l’Asie, parce qu’au-delà c’est la fin du monde, c’est la barbarie, l’inconnu, un chaos où apparaissent confusément des figures d’Afghans, de Tartares et de Russes.
Au cœur de l’Afghanistan
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James Darmesteter poursuit : « Comme le fond du caractère afghan est l’indépendance personnelle et le droit absolu de l’individu, la communauté de mœurs, au lieu d’amener la formation d’un gouvernement et d’un ordre réglé, n’aboutit qu’à la lutte des égoïsmes et à la guerre continue de tous contre tous. Chaque tribu vit à part, ne s’occupant de la tribu voisine que pour lui enlever son bétail, se coalisant avec elle pour en piller une troisième, et partagée elle-même par les querelles intestines de ses Montaigu et de ses Capulets. Quand l’Afghan ne va pas dans l’Inde en quête d’une couronne, le coin de montagne et le village qu’il habite offrent un horizon assez large à son ambition, et la caravane qui passe lui tient lieu de Delhi et du Kohi-Nor ».
Rares étaient les voyageurs qui avaient parcouru l’Afghanistan au XIXe siècle. En réalité, jusqu’au début du XXe siècle l’Afghanistan était resté replié sur lui-même, fermé à toute présence étrangère. Le peu que l’on savait de ce pays avait été rapporté par quelques voyageurs intrépides : Marco Polo au XIIIe siècle, le Français Jean-Paul Ferrier, des voyageurs anglais comme Burnes et Wood ainsi que par des officiers britanniques qui avaient participé aux guerres anglo-afghanes de 1838-1841 et 1878-1881, puis par ceux qui avaient collaboré aux travaux de la Commission afghano-anglo-russe de délimitation de la frontière du nord-ouest de l’Afghanistan (1884-1886). Sauf dans le cas de Ch. Masson, dont l’activité avait des visées véritablement scientifiques, leur séjour en Afghanistan contribua plus au développement des connaissances cartographiques et géographiques qu’à celles des monuments, et leur intérêt pour l’histoire se manifesta principalement dans la recherche des monnaies pour lesquelles ils n’hésitaient pas à éventrer les stupas bouddhiques qui recelaient des dépôts monétaires.
Deux clefs sont essentielles à la compréhension de l’Afghanistan : d’un point de vue géopolitique, sa puissance est proportionnelle à la faiblesse de ses voisins iranien et indien. Il se présente donc fondamentalement comme le centre de substitution des constructions géopolitiques persanes. Puisant au même héritage poétique que l’Iran, il partage avec lui la même sophistication littéraire tout en s’en distinguant par une culture militaire plus vivante. Ne représente-t-il pas la partie invaincue de l’aire de civilisation persane, celle qui résista aux invasions qui balayèrent les piémonts occidentaux ? Aussi incarne-t-il la contrée des poètes en armes, face auxquels les armées réglées ont généralement conservé un souvenir cuisant.
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Article publié initialement dans la Revue politique et parlementaire
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(*) Thomas Flichy de La Neuville. Ancien élève en persan de l’Institut National des Langues et Cultures Orientales, Thomas Flichy de La Neuville est Professeur agrégé de l’Université docteur en droit. Habilité à diriger des recherches en histoire. Il est Titulaire de la chaire de géopolitique à la Rennes School of Business. Il intervient dans diverses universités étrangères, dont l’United States Naval Academy, la Theresianische Militärakademie l’Université d’Oxford et l’académie diplomatique de Vienne. De 2011 à 2019, il a dirigé le Département des Études internationales à l’Académie militaire de Saint Cyr
Il a publié récemment aux Presses universitaires Rhin & Danube « L’Afghanistan – Tombeau des empires » présenté dans le numéro 176 d’ESPRITSURCOUF du 18 octobre 2021.
Bonne lecture et rendez-vous le vendredi 28 janvier 2022
avec le n°182
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