Le déclassement français

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Entretien avec Christian Chesnot (*)
Grand reporter
par Pascal Le Pautremat?

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En 2004, leurs noms ont résonné pendant 124 jours, lorsqu’ils ont été pris en otage par l’armée islamique en Irak. Ils ont depuis publié plusieurs livres sur le dessous des cartes au Moyen-Orient. Les journalistes Christian Chesnot et Georges Malbrunot comptent parmi les plus fins connaisseurs du monde arabe. « Le déclassement français », leur dernier ouvrage qui vient de paraitre, décrit et explique la perte d’influence de la France sur le plan international. Pascal Le Pautremat s’en est entretenu avec Christian Chesnot.
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Pascal Le Pautremat : Ce nouveau livre est le fruit d’une longue enquête. A-t-il pris forme au gré de votre expérience de terrain, entre Moyen-Orient et Maghreb ?

Le travail sur le livre s’est étendu sur 2 ans…L’idée est venue au regard de nos trente années d’expériences au Moyen-Orient. Georges Malbrunot et moi connaissons très bien la Région pour y aller souvent. Georges a été en poste à Jérusalem pendant 10 ans. Pour ma part j’ai occupé divers postes en Egypte, en Jordanie. Nous voulions revenir sur les 15 dernières années au Maghreb et au Moyen-Orient en suivant les quinquennats de Nicolas Sarkozy et de François Hollande, présidences que nous avions déjà abordées dans un précédent ouvrage, Les Chemins de Damas paru en 2014, et qui avait irrité le Quai d’Orsay et l’Elysée.

On y racontait ce que l’on développe plus dans ce dernier ouvrage, c’est-à-dire une sorte de pensée unique, de diplomatie assez versatile, changeante en fonction de l’émotion de l’opinion publique. C’est-à-dire que l’on soutient d’abord les régimes autoritaires (Kadhafi et Bachar al Assad dans un premier temps), puis les processus révolutionnaires, les manifestants notamment lors du Printemps arabe (2011), et l’on cherche notamment à éliminer Kadhafi, avant de revenir, aujourd’hui vers une acception et une coopération avec les régimes autoritaires. Cela donne le sentiment d’un manque de cohérence. Et nous avons voulu nous interroger sur les origines de cette posture. À partir de quand peut-on l’observer ?

On ne peut s’empêcher de repenser à la période de 2003 où la France, au Conseil de Sécurité de l’ONU, via le ministre des Affaires étrangères Dominique de Villepin, fit le choix de dire non à la guerre. La France de Jacques Chirac connaît alors une sorte d’apothéose : on était à la fois écouté, entendu, admiré, parce que Paris incarnait le respect du droit international. Et, et en même temps, on avait la liberté de dire non aux Etats-Unis. Cela nous a d’ailleurs coûté cher…Tout en prenant ainsi ce recul, en tenant compte de l’Histoire, nous nous sommes penchés sur la politique d’Emmanuel Macron, qui essaie de remettre la France au centre…avec des résultats somme toute assez mitigés.

À l’évidence, il nous apparait clairement qu’il est temps de remettre la France en position importante et influente au Moyen-Orient et au Maghreb. Nous sommes donc allés voir au plus près ce qui se déroule sur le terrain et avons recueilli près de 200 témoignages de personnalités diverses, du Maghreb au Moyen-Orient. Nous souhaitions saisir leurs impressions au regard des initiatives fortes de Macron dans cet espace qui s’étend du Maroc à l’Iran.

La plupart de nos sources ont préféré s’exprimer de manière anonyme car les sujets sont très sensibles, souffrent d’une  chape de plomb. Et il y a des réseaux qui sont toujours en activité. L’idée, pour nous, était de bénéficier d’une liberté de paroles. C’est pourquoi nous avons accepté l’anonymat de plusieurs de nos interlocuteurs.

Certes, nous avons quelques analystes qui se sont exprimés mais ce sont surtout des acteurs de terrain, à Paris ou sur zone, qui ont témoigné. Nous avons ainsi quatre types de sources : les sources diplomatiques, militaires, celles des milieux du renseignement et celles émanant des milieux d’affaires, à la fois français, européens, mais aussi arabes…L’idée étant de voir comment les autres nous observent, nous jugent et ne pas avoir un regard autocentré.

Dans les milieux français, les militaires, les diplomaties, les hommes d’affaires qui ont témoigné, sont souvent assez amers, désappointés, déçus. Ils sentent qu’ils ne sont pas écoutés, qu’il y a une versatilité de la politique, et que les vrais spécialistes sont mis de côté car ils ne pensent pas de manière « conforme ». Cela se perçoit notamment sur la question iranienne. Si vous ne pensez pas que l’Iran est un ennemi, vous n’avez pas le droit à la parole.

Tout cela montre que la pensée unique s’est mise en place depuis Sarkozy.

Sur la diplomatie, il y a une doxa, une pensée unique qui pose de plus en plus problème car les résultats sont médiocres et vous ne pouvez plus faire illusion. Nous nous sommes attachés à mettre en avant ces contradictions. Car le débat est stérilisé dorénavant ; même les diplomates, les militaires écrivent ce qui veut être lu à Paris. Nous faisons  la comparaison avec l’ère Chirac et l’ambassadeur français à Téhéran, François Nicoullaud (1940-2021) sachant que Chirac lisait ses télégrammes car il voulait disposer d’un regard autre que celui, convenu, du Quai d’Orsay.

A gauche, Georges Malbrunot (Le Figaro),
à droite Christian Chesnot (France-Inter). Photo DR

P.L.P. Selon vous, ce déclassement ne date que des quinze dernières années ?

Je l’ai déjà dit. Une diplomatie versatile, la pensée unique, cela s’est mis en place sous Sarkozy. En ayant une politique vacillante, on est moins lisible. La France donne aussi l’impression d’avoir du mal à comprendre ce qui se passe, notamment dans le monde musulman. Nous sommes dans une confusion en associant systématiquement tout aux droits de l’homme. Nous avons du mal à articuler nos potentiels, à fixer des priorités. On pensait qu’Avec Emmanuel Macron, il y aurait plus de cohérence car il est très lucide et comprend rapidement les problèmes. Malheureusement, il s’est un peu perdu, sans doute par ce qu’il était trop pressé et convaincu d’être supérieur. Ce qui fait que nous nous sommes embourbés, par exemple, en Libye et au Liban.

P.L.PComment, en conséquence, les « vieux routiers » de la diplomatie française vivent-ils cette situation ? Eux qui, par leur âge, ont donc perçu et sans doute aussi subi la rupture de méthode et de style de la présidence de la République ?

Auparavant, nous étions écoutés car nous avions une parole originale et singulière par rapport aux Russes et aux Américains. On l’a complétement perdue depuis le mandat Sarkozy, en revenant dans le commandement intégré de l’OTAN. Nous avons perdu notre autonomie qui faisait notre force et qui aujourd’hui, laisse à penser nos interlocuteurs moyen-orientaux que nous sommes un peu les « télégraphistes des Américains ». Donc, ils préfèrent s’adresser à ces derniers directement sans passer par nous. Il nous faut donc retrouver notre stratégie, notre liberté de pensée, une singularité dans la diplomatie et la parole, tout en étant une puissance secondaire. Il nous faut donc arrêter de travailler en solo (en travaillant avec divers partenaires, comme en 2003 sur l’Iran, avec les Italiens, et les Allemands à propos du nucléaire iranien). Il faut retrouver le sens de nos priorités stratégiques, sans zigzaguer.

Éditions Michel Lafon, Paris,
 janvier 2022, 350 pages

Or, avec Macron, comme avec Sarkozy, nous sommes dans une diplomatie de l’instant. Le Président cherche à faire de coups médiatiques avec l’arrière-pensée que cela puisse lui rapporter su le champ intérieur, et tout en se méfiant de l’administration et du corps diplomatique. Il se replie sur un petit noyau élyséen avec des hommes qui ne sont pas du sérail classique, loin du Quai d’Orsay, de l’armée, de la DGSE, du business.

Sur la Libye, il s’appuie sur Paul Soller, ancien officier issu du 13ème Régiment de dragons parachutistes, spécialiste du renseignement, qui est un peu hors cadre, qui ne rend pas compta au Quai d’Orsay (ndlr : il est aujourd’hui intégré au corps diplomatique). On a l’impression qu’il y a de bons diagnostiques mais la politique mise en œuvre manque de moyens et de résultats.

Emmanuel Macron pense qu’en étant disruptif et en parlant franchement aux gens, cela suffit. Or, lorsqu’il s’adresse à des caciques, au Liban et en Algérie, qui ont fait la guerre pendant des décennies, ils ressentent tout de même un certain mépris à l’égard de ce jeune président sans réelle expérience qui vient leur faire la leçon. On a le sentiment d’une occasion gâchée. Macron est un homme seul, qui a des fulgurances et des intuitions, et n’a pas su s’appuyer sur le système  À moins que ce système lui résiste.

P.L.P.  Que préconisez-vous en conséquence ?

Macron aurait besoin d’un Conseil de sages qui puisse lui dire la vérité et faire preuve de connaissances profondes du Moyen-Orient et du Maghreb. Il n’y a plus de véritable arabisant,

Il nous faut aussi une nouvelle génération d’experts, autre qu’Olivier Roy et Gilles Kepel. Idem pour l’Algérie ; on ne peut pas avoir que Benjamin Stora, que j’aime beaucoup par ailleurs, pour parler de l’Algérie.

Si Macron est à nouveau élu,  s’il n’écoute pas, et ne s’appuie pas sur les réseaux existants, il ira droit dans le mur. Le volontarisme ne suffit pas, surtout en Orient où l’on dit que lorsque l’on est pressé, on a déjà perdu. Il lui faut de la modestie, de la lucidité, il lui faut des micro- alliances avec certains pays européens. Il faut booster les postes au Moyen-Orient avec les jeunes issus d’HEC pour développer les affaires.

Il faut aussi des services distincts de hauts responsables, en charge, pour l’un, du Maghreb et pour l’autre, du Moyen-Orient. ll faut enfin développer la francophonie, le soft power.

Il faut favoriser les médias arabophones, sur France 24 ou à la radio et notamment à destination des musulmans de France pour susciter une approche plus neutre.

La DGSE et le Quai d’Orsay ont besoin aussi d’arabisants dont le manque se fait désormais criant.

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(*) Christian Chesnot, grand reporter à France Inter, est diplômé de Sciences Po. Paris et du CFJ. Ayant effectué son service national comme coopérant au Caire (1989/1990), il est resté en Egypte et en Jordanie en tant que free-lance pour plusieurs journaux et pour RFI, jusqu’à sa prise en otage en compagnie de Georges Malbrunot le 20 août 2004. Il a publié de nombreux ouvrages, dont 8 co-écrits avec Malbrunot : « L’Irak de Saddam Hussein », « Les années Saddam », « Mémoires d’otages », « Qatar : les secrets du coffre-fort » (Michel Lafon 2013), « Les chemins de Damas » (Robert Laffont 2014), « Nos très chers émirs » (Michel Lafon 2016), « Qatar papers : comment l’émirat finance l’islam de France et d’Europe » (Michel Lafon 2019), et « Le déclassement français » (Michel Lafon 2022).

Bonne lecture et rendez-vous le vendredi 11 mars 2022
avec le n°185

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