Georges Kennan,
Les Américains et l’Ukraine

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Pierre Charrin (*)
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La publication d’une correspondance restée longtemps secrète jette un éclairage nouveau sur la stratégie américaine face à la Russie. Elle met en lumière les analyses de George Kennan, une icône de la diplomatie américaine nous dit l’auteur, peu connue en France, douée d’une clairvoyance exceptionnelle. Dès 1948, Kennan s’interrogeait sur les conséquences d’une éventuelle indépendance de l’Ukraine.

 

« George Kennan (1904-2005) était unique. Quand Dean Acheson, assistant du Secrétaire d’Etat, dit à un collègue qu’on se préparait à nommer le très doué diplomate à la tête de la toute nouvelle Direction de la Planification Politique, le collègue répondit « qu’un homme comme Kennan serait parfait pour ce poste ». Acheson répliqua : « un homme comme Kennan ? Il n’y a personne comme Kennan », rapporte Franck Costigliola dans une récente publication.

Unique, ce diplomate américain spécialiste de la Russie des tsars comme de l’URSS, fût promu n°2 à l’ambassade des USA à Moscou avant d’y être nommé ambassadeur en 1952-53. Il est l’auteur en 1946 d’un télégramme au Département d’Etat resté fameux dans les milieux diplomatiques sous le nom de « Long Télégramme ». Pour faire court, ce télégramme fait preuve d’une préscience exceptionnelle dans l’analyse psycho-politique et économique de l’URSS, héritière de l’Empire russe, et de ses avenirs possibles. Il initie et justifie ainsi la politique du « containment » (endiguement), qui sera le fondement de la politique des USA jusqu’en 1991, même s’il y eût les dérives de la guerre du Vietnam, puis celle d’Irak, que d’ailleurs Kennan critiqua vivement toutes deux. La pratique de cette politique du « containment » a sans doute inspiré Raymond Aron pour qualifier la période de la guerre froide : « Paix impossible, guerre improbable ».

Georges Kennan et une photocopie de son long télégramme, daté de février 1946. Photo National Security Archives.

 Kennan et l’Ukraine

Le récent article de Franck Costigliola, « Avertissement de George Kennan sur l’Ukraine », publié dans Foreign Affairs ce 27 janvier, fait découvrir à beaucoup que dès 1948, Kennan avertissait son gouvernement dans une note restée secrète, « qu’aucun gouvernement russe n’accepterait jamais l’indépendance de l’Ukraine. Prévoyant une lutte sans issue entre Moscou et Kiev, Kennan fit à l’époque des suggestions détaillées sur la façon dont Washington devrait traiter un conflit voyant s’affronter une Ukraine indépendante à la Russie ».  Beaucoup plus tard, alors qu’il était âgé de plus de 90 ans, Kennan mit en garde contre une expansion de l’OTAN qui condamnerait la démocratie en Russie et déclencherait une nouvelle guerre froide. Ce n’était pas mal vu !

Il est remarquable d’apprendre qu’à la différence de tous les autres kremlinologues, Kennan, et avec lui le Département d’Etat, prenaient en compte, dès 1948, l’éventuelle totale désintégration de « l’autorité soviétique », aboutissant à « laisser le pays dans le chaos » Et Kennan, dans une telle hypothèse, de se poser la question : quelle position devrait prendre alors les USA face à une très probable volonté d’indépendance des Républiques Socialistes, de l’Ukraine notamment ?

Le diplomate est bien conscient que la question est complexe. S’il fait le constat que, dans les temps modernes, l’Ukraine a toujours été sous contrôle russe, une domination que les Ukrainiens n’ont pas du tout aimée, il ne faut pas en conclure immédiatement que l’Ukraine a droit à être un Etat indépendant. Pour Kennan, il faut prendre en considération quatre points :

Un – Les Ukrainiens ne peuvent ériger leur indépendance face à l’opposition de la Grande Russie. Sur le plan ethnique ou géographique l’Ukraine n’est pas une notion clairement définie…Il n’y a aucune ligne de démarcation claire entre la Russie et l’Ukraine… L’agitation nationaliste existante est superficielle et largement l’œuvre d’intellectuels romantiques qui ne savent pas bien ce que sont les responsabilités d’un gouvernement.

Deux – L’économie de l’Ukraine est entrelacée de façon inextricable à celle de la Russie avec laquelle elle forme un tout. Tenter d’extraire l’économie ukrainienne de celle de la Russie serait artificiel et destructeur … tout comme le serait l’idée de séparer la Corn Belt, avec toute la zone industrielle des Grands Lacs, du reste de l’économie des USA.

Trois – La vraie frontière en Ukraine n’est pas linguistique, mais religieuse, celle qui sépare les Orthodoxes des Uniates rattachés à Rome (toujours, en Europe orientale, le vrai marqueur de la nationalité est la religion).

Quatre – Sur cette question de l’Ukraine, les USA ne peuvent être indifférents aux sentiments des Grands Russes eux-mêmes ; ces derniers sont toujours l’élément national le plus puissant et ils continueront de l’être dans tous les cas de figure. Toute politique à long terme des USA doit donc être fondée sur une coopération avec les Grands Russes ; Or, pour eux, le territoire ukrainien est autant une partie de leur héritage national que l’est pour les américains le Middle West. Pour le meilleur ou pour le pire, les Ukrainiens doivent forger leur avenir dans le cadre d’une sorte de relation spéciale (special relationship) avec le peuple Grand Russe.

L’idéal serait d’aboutir à une structure fédérale, au sein de laquelle l’Ukraine jouirait d’une grande autonomie politique et culturelle, mais ne serait pas indépendante dans les domaines économique et militaire. Pour Kennan, c’est donc dans ce cadre que les objectifs des USA seraient à déterminer. Il faudrait préciser, ajoute Kennan, que les USA « ne devraient donc pas encourager intentionnellement le séparatisme ukrainien » ; Si, cependant, un régime indépendant venait à s’installer en Ukraine, une opposition complète des USA ne serait pas souhaitable ; et si ce régime devait en définitive réussir à subsister en dépit d’une opposition russe, cela prouverait que l’analyse précédente est fausse et que l’Ukraine a la capacité d’être indépendante. Dans ce cas les USA devraient maintenir dans un premier temps une complète neutralité, pour autant que les intérêts des USA, militaires ou autres, n’en soient pas immédiatement affectés.

C’est seulement quand il deviendrait clair qu’on se trouve dans une impasse infructueuse que les USA pourraient encourager un compromis tendant à rechercher un fédéralisme raisonnable. Il s’agit aussi pour les USA de ne pas perdre de façon permanente la sympathie de quelque minorité que ce soit. D’un autre côté les USA ne devrait pas s’engager à soutenir une minorité dans une ligne de conduite qui, à long terme, ne pourrait être probablement maintenue que par une assistance militaire américaine.

Kennan et l’implosion de l’URSS.
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Portrait de Georges Kennan, par Ned Seidler

Dans un style très différent, l’analyse de Kennan présente des analogies en partie avec celle que Poutine  donnait, en juillet 2021 dans un article de que nous présenterons dans le prochain numéro 209 d’ESPRITSURCOUF Mais même quand on jouit de la préscience exceptionnelle d’un Kennan, on peut se tromper lourdement. Contrairement à ce qu’il pensait implicitement, dans le chaos lié à la déliquescence de « l’autorité soviétique » au tournant des années 1990, ce n’est pas l’Ukraine qui a proclamé son indépendance la première. Mais la Russie, qui l’a précédée le 12 juin 1990, en faisant sécession de l’URSS, héritière de l’Empire des Souverains de toutes les Russies.

Le responsable de ce contresens historique ? Eltsine qui, bon manœuvrier, voulait par-là marginaliser Gorbatchev. Mais Poutine n’est pas Eltsine. En bon dictateur, il n’a plus, de fait, de rival aujourd’hui crédible en Russie, et reprend depuis au moins 2014 la politique classique d’un Grand Russe.

L’Ukraine a attendu le 24 août 1991 pour proclamer son indépendance.

Très vite les anciens pays du Pacte de Varsovie, et d’abord la Pologne, la Hongrie et la Tchéquie, forts de leurs expériences passées, ont cherché à rejoindre le club de l’OTAN. Progressivement leurs requêtes ont été favorablement accueillies, ces trois pays sont entrés dans l’Organisation de l’Atlantique Nord en mars 1999.

Un échange de correspondance gardé secret

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En 1997, Kennan apprend par la presse russe que la marine ukrainienne se prépare à organiser des manœuvres en Mer Noire avec la participation de pays de l’OTAN, et d’abord celle de la marine américaine. Les Russes ont été invités à ces manœuvres, mais ils ont immédiatement décliné l’offre.

Dans une lettre du 22 avril 1997 adressée à Nelson Strobe Talbott, sous-secrétaire d’État américain, Kennan s’inquiète des réactions irritées probables de la Russie à la perspective de l’entrée dans l’OTAN de la Pologne, la Hongrie et la Tchéquie. Il trouve surtout très malvenue l’organisation de manœuvres navales en Mer Noire avec l’Ukraine, les USA, le Royaume Uni UK, la France … et même la Turquie Il rappelle à cet égard que si « les Américains peuvent ne rien savoir de l’histoire », les Russes, eux, n’ont pas oublié l’entrée des flottes britanniques et françaises en 1853 en Mer Noire pour livrer la guerre de Crimée. Pour les Russes, l’entrée de flottes occidentales en Mer Noire, ravive donc des souvenirs douloureux : la nature antirusse de ces manœuvres navales est tout à fait évidente

Nelson Strobe Talbott, journaliste spécialisé sur les questions russes, a été nommé par le Président Clinton pour seconder la Secrétaire d’Etat Madeleine Albright.
Photo State’s Secretary

Cinq jours plus tard, le 27, la réponse de Talbott au « Dear George » est longue et très argumentée ; elle insiste sur les points suivants :

D’abord, Talbott précise que la Pologne, la Hongrie et la Tchéquie n’ont pas été « invitées » à se joindre à l’OTAN : ces pays n’en font pas encore partie, et c’est dans quelques mois qu’il sera statué sur leurs candidatures

Talbott ne nie pas que cette extension de l’OTAN irrite pour le moment la Russie, mais l’OTAN peut plus que jamais renforcer l’intégration et la coopération entre ce que nous considérions comme l’Est et l’Ouest. En outre, la perspective d’une entrée dans l’OTAN a incité certains pays d’Europe centrale et orientale à régler maintenant définitivement certains de leurs différends frontaliers.

Le Président Clinton a insisté sur le point suivant avec Boris Eltsine : « une OTAN rénovée et forte agissant en partenariat avec une nouvelle Russie forte et démocratique donnera aux Russes quelque chose qu’ils n’ont pas eue depuis plus de deux cents ans : une véritable paix durable avec les nations situées sur leur flanc ouest ».

Dans cette optique, la Russie devrait naturellement rompre avec une mentalité et un comportement très ancrés chez eux. Au lieu de chercher à protéger ses frontières occidentales par la constitution d’une zone tampon prise sur des Etats plus petits, ce qui entretient un climat potentiellement belliqueux, il faut que la Russie envisage quelque chose de mieux : une sécurité et stabilité authentiques fondées sur la coopération plutôt que sur l’assujettissement et l’intimidation.

Le gouvernement américain reconnait qu’un tel changement fondamental dans la manière de penser de la Russie ne se fera pas du jour au lendemain ; mais quelle autre idée pertinente proposer ?

Talbott indique que, dans un premier temps, l’armée russe avait accepté de participer à des manœuvres en Mer Noire avec l’Ukraine et des pays de l’OTAN ; elle retira son acceptation quand elle vit que ce projet, parrainé par l’OTAN, allait devenir une question traitée par la presse russe. Talbott ajoute que le thème de ces manœuvres navales est pacifique, même s’il reconnait qu’à l’évidence lesdites manœuvres ont soulevé des controverses.

Kennan et Talbott sont d’accord pour que cet échange de lettres reste strictement confidentiel ; ce dernier précise cependant qu’il la partagera avec la secrétaire d’Etat Madeleine Albright et trois autres dirigeants particulièrement concernés par cette politique et qui attachent tous du prix aux opinions de Kennan. Il est donc clair que la démarche intellectuelle, avec ses risques consciemment pris, qui commandait la politique américaine, est restée largement secrète

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Bill Clinton et sa Secrétaire d’Etat Madeleine Albright s’étaient retrouvés en 2019 pour célébrer le 20° anniversaire de la fin de la guerre du Kosovo. Photo DR.

Echec de la politique conçue par Clinton
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Il est évident que la subtile mais audacieuse tactique concoctée par le gouvernement américain dans les années 1990 n’a pas rencontré le succès. Le Grand Russe Poutine n’a pas changé de mentalité ; avec sa prise de pouvoir, le pronostic de Kennan selon lequel aucun gouvernement russe n’accepterait jamais l’indépendance complète de l’Ukraine est malheureusement largement vérifié.

Depuis son accession démocratique au pouvoir en 2019, le président Volodymyr Zelensky a acquis en outre une légitimité évidente. Dans un premier temps, il a essayé, avec une certaine hypocrisie selon Moscou, de régler par la négociation la question du Donbass et de la Crimée, ouverte en 2014 par la force des armes de Moscou. Ce fut un échec, échec qui justifie aux yeux de Poutine l’offensive du 24 février 2022.

Dans la situation présente on peut faire principalement trois hypothèses :

Un – Le présent confit armé s’enlise sans qu’aucun des belligérants ne l’emporte de façon décisive ; chacun d’eux s’épuise et voit ses appuis étrangers se déliter plus au moins : une négociation directe ou indirecte – dans quelques mois, un an ou plus ? – alors s’amorce sérieusement et aboutit à un armistice à peu près sur les lignes qu’imposera la carte de guerre du moment. Une telle issue a l’avantage de faire cesser dans l’immédiat les horreurs de la guerre, mais a pour immense inconvénient de ne pas aboutir à une paix authentique et durable.

Deux – Les Ukrainiens arrivent par la force des armes à obtenir l’évacuation totale de leur territoire par les Russes. C’est alors que les alliés occidentaux de l’Ukraine auront un rôle majeur à jouer : il faudra, à notre sens, faire accepter par l’Ukraine l’idée que les territoires de l’est et la Crimée doivent bénéficier d’un statut particulier et assez autonome au sein d’une fédération de l’Ukraine à créer, cela en s’inspirant de l’esprit des accords de Minsk mais énoncés de façon considérablement plus précise et contraignante.

Trois – Dernière hypothèse qu’on peut estimer la moins probable : in fine, dans quelques mois, les forces russes l’emportent et maîtrisent militairement l’essentiel du territoire ukrainien ; cela suppose que Kiev soit occupée par les Russes qui y installeraient un gouvernement collaborationniste. Il est vraisemblable qu’alors des poches de résistance ukrainiennes perdureraient (à partir de 1945, des indépendantistes ukrainiens ont poursuivi une guérilla contre l’Armée Rouge jusqu’en 1953) qui seraient presque inévitablement soutenues par des envois d’armes, au moins en provenance de la Pologne, et des pays baltes…qui se sentiraient, eux-mêmes, plus que jamais menacés par la Russie. Bref le conflit actuel se poursuivrait, mais sous d’autres formes.

Tous les diplomates occidentaux spécialistes de l’Ukraine/Russie sont maintenant aussi savants que Kennan, Talbott et consorts sur ce qui est in fine à peu près acceptable pour les Grands Russes face aux exigences radicales de l’Ukraine. Il parait donc pratiquement sûr qu’entre les grandes chancelleries occidentales, d’intenses discussions se déroulent sur ce que doit être le projet de texte constitutionnel à imposer à l’Ukraine le moment venu. Les commentateurs divers et variés ne parlent jamais, que l’on sache, de cet aspect des choses pourtant crucial à terme rapproché.

 

(*) Pierre Charrin, ancien Consultant à la Cegos, a effectué sa carrière dans le secteur bancaire : activités de capital-développement, fusions-acquisitions, réorganisation et direction d’une direction des crédits. Actuellement consultant en financement de l’hébergement touristique, il est chroniqueur économique dans une revue professionnelle ; Membre de la rédaction d’ESPRITSURCOUF.fr, il est responsable de le rubrique « Économie-Entreprise »

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