L’Arménie sur la brèche
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/Henry Cuny (*)
Ancien ambassadeur, écrivain
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Dans un article publié par l’Express il y a quelques années, l’auteur disait en introduction qu’il n’y avait « aucune chance pour qu’existât aujourd’hui, au XXIème siècle, et situé où il est, un pays comme l’Arménie ». Et pourtant, en le remettant sporadiquement à la une, l’actualité nous prouve que ce pays réussit à survivre.
L’Arménie est en guerre et cette guerre ne date pas d’aujourd’hui. Elle ne date pas davantage de cet automne tragique de 2020 où elle prit le nom de guerre des 44 jours, comme si elle avait commencé et s’était terminée là, alors que les tirs sporadiques à la frontière avec l’Azerbaïdjan restaient chose courante et n’ont jamais cessé depuis : entre trente et 50 morts par an, côté arménien. Cet épisode n’est hélas que la continuation d’une situation conflictuelle dont les racines sont bien antérieures.
L’Arménie est un petit pays : trois millions d’habitants à peine, une absence de ressources naturelles, c’est le pays des pierres selon ce qu’en disent les Arméniens eux – mêmes, chrétiens enserrés entre trois poids lourds musulmans (Turquie, Azerbaïdjan, Iran) et en conflit ouvert avec les deux premiers. C’est un territoire pas plus grand que la Belgique, dans ce sud Caucase, région stratégique par excellence, longtemps (encore ?) disputée entre empire russe et ottoman, après avoir été un carrefour de caravanes. L’Arménie qui a survécu à tant d’empires qui pensaient l’avoir engloutie et qui ne sont plus eux-mêmes que des noms oubliés (Mède, Achéménide, Perse, Séleucide, Parthe, Sassanide, Byzantin, Ottoman et Soviétique), l’Arménie donc a quelque chose d’un miracle (en termes de rapports de force, de richesse, de démographie) et ce miracle dérange.
Dans un cercle vicieux.
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Sans remonter à la nuit des temps, il faut bien convenir que les malheurs actuels de l’Arménie ne viennent pas seulement des appétits de ses voisins, mais aussi de l’héritage stalinien que l’actuel président russe revendique, en oubliant systématiquement les horreurs et les morts qui le disputent en dizaines de millions à ceux de la Seconde Guerre mondiale. Le machiavélisme stalinien avait fait en sorte qu’aucune des républiques soviétiques, auxquelles la constitution reconnaissait un droit tout théorique de sécession, ne soit ethniquement pure, mais comporte sur son territoire des minorités et des enclaves. Ainsi s’explique celle du Haut Karabagh, de population arménienne, sur le territoire azerbaïdjanais et celle du Nakhitchevan, peuplé d’un peu moins de 50% d’Arméniens avant la soviétisation et aujourd’hui quasi uniquement d’Azéris, qui constitue une exclave sans continuité territoriale avec l’Azerbaïdjan.
La désintégration de l’Union Soviétique, le dernier empire en date, a remis en exergue l’opposition de deux principes du droit international, celui de l’intégrité territoriale des Etats et celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes : brandis ad nauseam l’un contre l’autre, ils ont coûté des dizaines de milliers de morts tant du côté arménien que du côté azerbaïdjanais. Le Kremlin gérait ces affaires ex-intérieures avec un sens tout particulier de l’équilibre, qu’un de ses diplomates résumait parfaitement d’une formule, à savoir « le maintien d’un conflit de basse intensité dans la région » : vente des armes des deux côtés, appui à des pouvoirs qui ne sortaient pas des urnes, mais sur lesquels « Moscou disposait de tous les dossiers ».
Or il s’est passé en Arménie, au printemps 2018, une chose inconcevable, imprévisible, non seulement pour les Russes et pour les observateurs internationaux, mais pour les Arméniens eux-mêmes : pour la première fois, le peuple a imposé le choix de ses dirigeants, et Nikol Pachinian, librement et massivement élu, devint Premier ministre, promettant de lutter contre la corruption et de « tourner une fois pour toutes la page des persécutions politiques » et de « purger le système judiciaire ».
Enclave chrétienne dont la Russie se voulait malgré tout garante par un traité de sécurité, la garde des frontières et la présence d’une base militaire à Gumri, l’Arménie devenait enclave démocratique, naturellement plus ouverte à l’occident et en particulier à l’Europe, ce lieu de perdition déjà dénoncé dans les arcanes du Kremlin comme un nouveau « Reich moral », expression recouvrant de la croix gammée la civilisation des droits de l’homme…
Un cercle vicieux se refermait sur ce petit pays : sa sécurité était (et est toujours) entre les mains des Russes, sa démocratisation le rapprochait de facto de l’Europe. Non qu’il y ait incompatibilité de fond entre ces deux aspirations légitimes, défense du territoire et Etat de droit, mais parce que la plus grande menace perçue par le pouvoir russe est moins d’ordre militaire que maladif : le caractère contagieux de la démocratie et de l’aspiration des peuples à la liberté.
L’illusion poutinienne d’une reconstitution impériale.
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Il reste beaucoup de choses à éclaircir sur la préparation et le déclenchement de la guerre des 44 jours qui a pris de court la défense arménienne alors que les préparatifs, côté azerbaïdjanais, ne pouvaient avoir échappé aux satellites militaires et aux informateurs du grand allié. La reprise de la guerre entre les deux voisins était à l’évidence inscrite dans l’absence de progrès d’un règlement de la question du Haut Karabagh, presque abouti en 2006 sous les auspices de la France et du président Chirac. Equilibré, il nécessitait des concessions de part et d’autre, auxquelles les gouvernements sans assise populaire des deux côtés ne purent se résoudre.
Or le temps ne travaillait pas pour l’Arménie. Un fin observateur soulignait déjà la disproportion des budgets (le budget militaire de l’Azerbaïdjan, grâce à la manne des hydrocarbures, équivalait déjà à la totalité du budget de l’Arménie), des moyens, des renforts extérieurs (conseillers militaires israéliens, turcs, armements…). Il était grand temps pour l’Arménie, en position victorieuse à l’époque, de faire avancer le règlement de la question du Haut Karabagh. Bien sûr, pour cela il faut être deux. Mais l’Arménie était en position de force. Hélas on ne récrit pas l’histoire…
Le sentiment d’un service minimum de l’allié russe dans les affrontements militaires de l’automne 2020 est certainement présent dans les cercles du pouvoir arménien, où les relations entre les dirigeants des deux pays n’ont pas la complicité qui caractérisaient celles avec le Président Kotcharian (auquel le président Poutine n’omettait pas d’adresser en prison, moins d’un mois avant le déclenchement des hostilités, une carte d’anniversaire). Mais la guerre des 44 jours ne rebattra pas les cartes à Erevan où Nikol Pachinian remporte avec une confortable majorité les élections législatives de 2021 : après la « révolution de velours de 2018 » qui l’a porté au pouvoir, il évoque une « révolution d’acier » pour désigner cette résilience de la démocratie.
La guerre en Ukraine ajoute sa part de complications et de non-dits dans les relations entre Erevan et Moscou. D’une part elle a conduit la Russie a alléger son dispositif militaire protégeant ce qui reste de l’enclave karabaghtsie, dont beaucoup d’habitants ont opté pour l’obtention d’un passeport russe. En mars 2021 la langue russe y obtient un statut officiel. D’autre part l’arrivée massive de Russes, fuyant dans un premier temps les sanctions imposées par l’Occident et, plus récemment, la mobilisation, suscite, malgré un bon accueil de la population arménienne, des interrogations. Leur nombre peut un jour devenir prétexte pour Moscou à s’ériger en défenseur de leurs droits, la protection des minorités russophones ayant toujours été l’argument interventionniste par excellence.
On assiste à ce paradoxe qu’au moment où l’Arménie a le plus besoin du soutien militaire de la Russie, le sort réservé à l’Ukraine ne peut que l’inciter à une certaine prise de distance : elle ne se joint pas à Moscou pour reconnaître les deux républiques séparatistes de l’est en tant que Républiques indépendantes. Alors que Moscou, au lendemain de la guerre des 44 jours a cherché à marginaliser le groupe de Minsk en soutenant la création d’un mécanisme régional consultatif 3+3 (Azerbaïdjan, Géorgie, Arménie, Russie, Iran, Turquie), c’est avec l’aide de l’Union Européenne que l’Arménie a cherché, après deux ans d’escarmouches intermittentes, à se rapprocher d’un accord de paix avec l’Azerbaïdjan.
Cette prise de distance est également relevée dans les autres ex-Républiques soviétiques asiatiques du flanc sud de la Russie (absence de soutien de Moscou aux Nations-Unies) qui s’inquiètent de voir ce grand pays se replacer dans la position de l’URSS au XXème siècle, comme ennemi de l’Occident. Mais eux peuvent regarder vers la Turquie, aux visées impériales concurrentes, et qui a joué un rôle déterminant dans la défaite arménienne de l’automne 2020. Pour ces régimes autocratiques d’Asie centrale, touchés en outre indirectement par les sanctions économiques, la Russie n’apparaît plus comme un pourvoyeur de sécurité. Ils feraient sans doute leur cette interrogation d’un journal arménien Haykakan Jamanak (Le temps arménien) édité par Anna Hakobyan, épouse du Premier ministre Pachinian : « Que veut la Russie (de l’Arménie) ? Presque la même chose que de l’Ukraine : qu’elle devienne une partie de l’Etat de l’Union ‘Russie-Bielorussie’ ou de la Russie… ».
Mauvaise donne pour l’Arménie
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Les défis que l’Arménie doit relever demeurent ceux tracés à grands traits en balayant 3000 ans d’histoire : on ne choisit pas ses voisins.
La Turquie, qui n’a toujours pas reconnu le génocide de 1915, a largement pris en main la préparation et la conduite des opérations (appui décisif des drones turcs, acheminement de 2000 jihadistes depuis la Syrie) lors de cette guerre des 44 jours que le dirigeant azerbaïdjanais présentait dès le départ comme un nettoyage ethnique en proclamant haut et fort qu’il allait chasser de son territoire et des terres qu’ils occupent de façon séculaire « ces chiens d’Arméniens ». Les gendarmes turcs parlaient aussi de « leurs bêtes » à propos de ceux qu’ils déportaient en 1915.
Un dirigeant qui revendique comme sien un territoire (le Haut-Karabagh) endosse automatiquement comme sienne la population qui y vit. C’est donc, si l’on s’en tient à sa rhétorique, contre une partie de sa propre population qu’il a utilisé les armes les plus sophistiquées, telles les bombes à sous-munitions interdites par le droit international, pour tuer et détruire vies, infrastructures, habitat. La destruction systématique des monuments culturels arméniens, y compris les cimetières et les églises se poursuit (dernièrement encore celle de Saint Sarkis des XVIIIème et XIXème siècles). A ce jeu-là, on n’enterre pas deux fois les morts : on les ressuscite !
L’Azerbaïdjan est devenu un Etat charnière pour la Russie, aujourd’hui isolée diplomatiquement, dans ses relations avec l’Asie Centrale. Il est aussi devenu un pays incontournable dans les livraisons d’hydrocarbures à l’Europe.
L’Iran, avec lequel l’Arménie a traditionnellement de bonnes relations obligées (frontières bloquées à l’est et à l’ouest, elle ne communique par voie terrestre avec le sud que par la largeur d’un pont) est en plein embrasement. Les négociations sur le nucléaire avec l’Ouest sont mortes. Le régime ne peut que rejoindre le camp des réprouvés où se débat Moscou. Il s’inquiète toutefois de l’accroissement des capacités militaires de l’Azerbaïdjan grâce à Israël et à la Turquie.
L’Arménie ne peut compter en définitive que sur elle-même. Il lui faut donc, comme toujours, croire à la pérennité du miracle. Elle le fait avec une certaine efficacité, espérant parvenir à un accord de paix d’ici la fin de l’année et, à brève échéance, à une normalisation de ses relations avec la Turquie. La Russie, récemment taclée par le Président français pour avoir utilisé ce conflit, s’est attelée à la tâche en suscitant la réunion trilatérale de Sotchi du 31 octobre dont le communiqué annonce le respect des accords entre Bakou et Erevan, en vue d’une normalisation complète basée sur la souveraineté, l’intégrité territoriale et l’inviolabilité des frontières ainsi que la préparation d’un traité de paix, tout en affirmant le rôle central de la Russie dans le règlement. Le 29 octobre, au Congrès du parti qui le soutient, Pachinian avait pris soin de déclarer que l’Arménie figurait parmi les pays démocratiques du monde et avait reçu le même jour le Représentant spécial de l’Union européenne pour le Caucase. Les deux interlocuteurs ont souligné l’importance de la mission d’observation de l’U.E.
Si l’Arménie gagne la paix (qui restera longtemps fragile), ce sera là sa plus grande victoire.
(*) Henry Cuny, diplômé de droit privé, ancien élève de l’ENA, est ministre plénipotentiaire de première classe. Conseiller culturel puis chef des services culturels, scientifiques et techniques à l’ambassade de France en URSS de 1985 à 1988, conseiller diplomatique auprès du chef d’état-major des armées de 1995 à 2002, Henry Cuny fut ambassadeur en Arménie, de 2003 à 2006, puis en Slovaquie de 2007 à 2010. |
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