Aujourd’hui
l’Allemagne s’émancipe …
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Vincent Gourvil (*)
Docteur en sciences Politiques
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« La France et l’Allemagne sont essentiellement l’Europe. L’Allemagne est le cœur ; la France est la tête » écrivait Victor Hugo. Ce fut le cas de 1945 à 1990, mais la chute du mur de Berlin et la réunification allemande induisait un rééquilibrage. Pour Vincent Gourvil, il s’effectue au bénéfice d’une Allemagne décomplexée au détriment d’une France affaiblie politiquement, diplomatiquement et économiquement. Comme toujours dans cette rubrique, les propos exprimés n’engagent que leur auteur.
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Toute relation ne peut fonctionner que si elle est mutuellement bénéfique et si les priorités se rejoignent. Nous en sommes loin en ce qui concerne la France et l’Allemagne. La guerre en Ukraine sert de révélateur à la profonde crise de la relation franco-allemande et à un décrochage de Paris par rapport à Berlin.
Le mariage d’amour
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Nous devons à deux hommes d’État (Charles de Gaulle et Konrad Adenauer) d’avoir, dès 1958, su tourner la page de trois guerres et d’avoir imaginé un rapprochement sans précédent entre la France et l’Allemagne. Cette révolution copernicienne trouve sa concrétisation avec la conclusion du traité de l’Élysée de 1963. Outre sa forte dimension institutionnelle (sommets des chefs d’État, rencontres régulières des ministres, fonctionnaires, industriels …), la solidité du « couple », terme uniquement employé à Paris, repose sur la conduite de projets concrets à forte visibilité (aéronautique, armement, espace…).
Cette évolution positive est rendue possible par la conjonction de facteurs objectifs et subjectifs. Par l’existence d’un équilibre entre un nain politique mais géant économique et un géant politique mais nain économique. Par l’existence d’une relation de confiance, de complicité au plus haut niveau : de Gaulle/Adenauer, Giscard/Schmidt, Mitterrand/Kohl ; Et par l’existence de générations ayant connu la guerre et prêtes à faire les sacrifices nécessaires (surtout du côté allemand) sur l’autel de la réconciliation et de la construction européenne. L’entente bilatérale constitue le moteur de l’Europe. Mais, petit à petit, les positions établies évoluent en sens contraire.
Le temps du désamour
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Comme dans tout couple, celui-ci célèbrera son 60ème anniversaire en 2023, le temps ne fait rien à l’affaire. Des grains de sable viennent se glisser dans une mécanique trop bien huilée sur le plan institutionnel, moins sur le plan fonctionnel. De nouvelles générations arrivent au pouvoir à Berlin, désinhibées par rapport à la problématique de la guerre. Mais surtout, un quart de siècle après la lune de miel, la réunification de l’Allemagne vient, en 1990, jouer les trouble-fête. Il était incontournable de procéder aux indispensables ajustements inhérents à cette nouvelle donne. Cela n’a pas toujours été fait.
Si la France accepte de prendre en compte l’importance accrue de l’Allemagne au sein de l’Union européenne (traité de Nice), elle n’appréhende pas assez sa légitime volonté d’émancipation par rapport à une tutelle hexagonale jugée trop pesante et à son atlantisme structurel. L’Allemagne accepte l’euro au prix d’une rigueur budgétaire que la France ne respecte toujours pas.Elle estime avoir payé pour les fautes du Troisième Reich et se considère libre de ses mouvements sur le grand échiquier mondial. Et elle s’assure une place de plus en plus importante à Bruxelles, surtout après le Brexit. Le chancelier Scholz fait cavalier seul. L’Allemagne n’a plus d’amis mais des intérêts, comme le démontre sa visite en Chine le 4 novembre 2022.
La phase d’émancipation
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Le mur de Berlin tombe, l’URSS éclate, l’Allemagne redevient une et entière en quelques mois. Lentement mais sûrement, elle repart sur un nouveau pied. Elle tire un trait sur nombre d’avantages consentis à la « Grande Nation » alors qu’elle se trouvait en situation d’infériorité. Les négociations se font désormais d’égal à égal. Les pendules doivent être remises à l’heure de l’Histoire. Ce qui se dit à Paris n’est plus parole d’évangile. Vérité en deçà du Rhin, erreur au-delà, pourrait résumer la nouvelle donne franco-allemande en dépit de quelques exceptions (axe franco-germano-russo-chinois contre la guerre en Irak de 2003, pacte de solidarité et de responsabilité de 2014, du traité d’Aix-la-Chapelle de 2017…).
Et cela d’autant plus que la France est perçue comme un pays affaibli n’ayant plus les moyens de ses ambitions. Pour compter, aussi bien à Berlin qu’à Bruxelles, la France doit compter sur elle-même, sur sa capacité à se réformer drastiquement. Faute de quoi, elle en subit le contrecoup dans sa relation avec l’Allemagne. Berlin annonce, trois jours après le lancement de la guerre en Ukraine, la création d’un fonds spécial de modernisation de son armée de 100 milliards d’euros. L’Allemagne annonce son désir d’être « la force armée la mieux équipée d’Europe ». Et ceci ne va certainement pas dans de le sens de la souveraineté européenne prônée par la France.
La phase de déstabilisation
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Au fil du temps, le cavalier seul, le « Sonderweg » allemand épargne peu de domaines de la relation bilatérale. Cette crise confiance se manifeste tous azimuts : avenir de la construction européenne (discours du chancelier Scholz, le 29 août 2022 à Prague, qui fait pièce à celui d’Emmanuel Macron à la Sorbonne en 2017) ; politique énergétique (après avoir succombé au gaz russe et aux pressions de ses Verts, Berlin est contraint de prolonger le fonctionnement de ses trois centrales nucléaires) ; projets militaires bilatéraux (sabotage des projets de SCAF, de char, d’hélicoptère, de patrouilleur …) ; défense antimissiles (Berlin rallie quatorze pays de l’OTAN à l’achat d’un bouclier antimissile au grand dam de Paris) ….
Les sujets de désaccord se multiplient sur fond de défiance réciproque (report du conseil des ministres franco-allemand prévu le 26 octobre 2022). On comprend mieux pourquoi l’Union européenne est désarmée face à la flambée des prix de l’énergie quand Berlin décide d’un plan d’aide national de 200 milliards d’euros en dépit des réserves de ses partenaires. Les déclarations d’Emmanuel Macron à Bruxelles (20 octobre 2022) selon lesquelles il se dit « déterminé à préserver l’amitié et l’alliance franco-allemandes » ne changeront rien à la crise. Les deux partenaires ne tirent plus dans la même direction. Le fossé se creuse entre les deux pays sur le plan économique mais aussi sur le plan diplomatique.
La fin du mythe franco-allemand
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« Si l’alliance franco-allemande est essentielle à la construction de l’Union européenne et à la pérennité de l’équilibre continental, elle n’est pas incompatible avec une relation étroite nous unissant à la Grande-Bretagne, en particulier pour notre sécurité ». Cette remarque, venue d’un diplomate qui fut ambassadeur à Berlin et à Londres, Maurice Gourdault-Montagne, nous paraît frappée au coin du bon sens. Paris ne peut plus se contenter de mettre tous ses œufs dans le même panier, de pratiquer la bonne vieille politique de l’autruche alors que la crise franco-allemande sonne comme une évidence, y compris pour les plus optimistes. Comment revigorer une relation mal en point si ce n’est en dépassant notre paresse intellectuelle ? La France doit comprendre que l’Europe n’aura pas réponse à tout, pas plus qu’un multilatéralisme inefficace. Toute notre politique étrangère est à repenser globalement si nous ne voulons pas aller droit dans le mur. Jacques Lacan souligne que « le réel, c’est quand on se cogne ». Et c’est bien ce qui se passe quand l’Allemagne s’émancipe …
(*) Vincent Gourvil est le pseudonyme d’un haut fonctionnaire, par ailleurs Docteur en Sciences Politiques |
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