GISCARD D’ESTAING,
L’AUTRE GRAND PRÉSIDENT

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Philippe Ratte (*)
Historien
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Valéry Giscard d’Estaing a quitté ce monde, mais son œuvre reste et fait l’admiration de l’auteur. Mais derrière l’éclat des louanges, il nous dessine des réussites incontestables et des visions de grande ampleur. L’idée qui transparait ici, séduisante par son originalité : VGE serait le vrai successeur du général de Gaulle, mérite assurément attentions et réflexions.
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De 1940 à 1969, de Gaulle ramena la France au premier rang dans le monde. Valéry Giscard d’Estaing sut trouver comment poursuivre cette œuvre en des temps devenus tout  autres, qui appelaient une gouvernance renouvelée.  Il misa sur la synergie apaisée des Français, moyennant des réformes de société audacieuses, et sur une modernisation du pays, complétée par une dynamique européenne fortifiante. Mai 1981 interrompit l’œuvre de ce grand président, le plus gaullien de tous par sa haute visée d’avenir. Mais depuis, pendant 40 ans, « Giscard » a été comme banni de la mémoire nationale. Pourquoi ?

D’abord parce qu’il avait échoué


10 mai 1981 ; sous cet échec formel rampait un échec plus structurel, celui du projet de « changer la France ».

Une batterie de réformes emblématiques, toutes tendues à décrisper, débloquer, fluidifier la société française et son économie, avait donné à cette visée réformatrice un élan liminaire magistral. La plus forte symboliquement, la loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse, avait été adoptée grâce à l’opposition, à contre-poil de son propre camp. Il s’agissait de mettre en branle une transformation plus globale d’une société où coexistaient depuis 1968 une poussée juvénile impatiente et un raidissement des forces en place.

Il fallait dépasser ce face à face tendu par une mise en mouvement apaisée de la société, autour d’une évolution de l’économie vers un libéralisme en train d’animer la mondialisation naissante. Des sièges canoniques de l’autorité, où de Gaulle puis Pompidou avaient eu tendance à le maintenir, il fallait que le barycentre du mouvement général commençât à dériver vers les synergies fécondes de la société au dedans, des économies du monde au dehors, l’approfondissement d’une conscience européenne ouvrant à cette mutation progressive le cadre d’une transformation réussie.

À cela, Giscard réussit magnifiquement d’emblée. Toutefois, pour que l’évolution ainsi enclenchée repose sur des fondements solides, il fallait que l’économie s’affermisse et donc s’assainisse. C’était la condition sine qua non d’une concordance avec l’Allemagne, condition à son tour d’une avancée de l’Europe, et donc du cadre nécessaire de la transformation recherchée.

Dans le contexte difficile créé par la crise pétrolière et, déjà, par la concurrence internationale, cela appelait une rigueur économique, dont M. Barre devint dès 1976 le blason inflexible. Un oxymore s’installait : déployer la sphère des libertés, et devoir contraindre les moyens, jusqu’à assumer une hausse du chômage, des reconversions industrielles douloureuses… L’opinion fut déçue.

L’échec électoral, subi comme une révulsion personnelle, le prit de plein fouet. Il comptait en sept ans de plus parachever l’œuvre entreprise. La victoire socialiste transférait brutalement vers François Mitterrand et les siens l’adhésion du pays, en même temps qu’elle fracassait la savante évolution de fond entreprise en 1974 pour fortifier la France en la modernisant.

Photo DR

Giscard misait sur l’intelligence des Français pour faire « le bon choix ». C’était compter sans leurs pulsions, leurs attentes, leur appétence aussi pour des soulagements immédiats plutôt que de rudes efforts pour demain. Echec prévisible : en 1946, déjà, de Gaulle avait dû se retirer devant le retour de la médiocrité. En 1969 de même. Il y a là une structure profonde d’une population française renaudant contre l’appel à l’effort. Il était donc normal que l’ambition transformatrice de Giscard fût récusée comme une dangereuse atteinte au quieta non movere, si habilement symbolisé par l’image rurale intemporelle de « la force tranquille » en 1981.

Des succès peu visibles


L’autre raison pour laquelle les Français ont attendu sa mort pour s’apercevoir à quel point « VGE » leur avait ouvert les voies de l’avenir, c’est que nombre de ses réformes étaient structurelles, donc peu visibles : indépendance énergétique par le nucléaire ; expansion du téléphone ; autoroutes et TGV; agence spatiale européenne ; évolution vers une monnaie européenne ; élection du Parlement européen au suffrage universel ; création du Conseil européen ; création du G5 ; contribution à faire retomber le soufflé géopolitique de l’URSS  (Kolwezi, Varsovie, accords d’Helsinki), etc…Autant d’actes qui contribuèrent puissamment à structurer les décennies suivantes.

Avec la création du Conservatoire du littoral, la conversion de la voie express rive gauche en jardin public, il jeta les bases d’une politique de l’environnement rompant avec l’emballement de modernité des années Pompidou. De même on a oublié les avancées sociales accomplies : le temps de travail diminué de 3 heures, les minima vieillesse relevés de 21% dès 1974, les consommateurs protégés et les handicapés pris en compte, etc.

Faute de retour, deux détours


Les jeux politiques, un désamour personnel peut-être, l’absence de circonstances aussi graves que la crise de mai 1958 refusèrent à Giscard l’occasion d’un retour. Aussi, se relevant de la blessure de mai 1981, s’employa-t-il dans deux sphères encadrant le pouvoir d’État : celui de l’action locale, où il excella durant 18 ans à la tête de la région Auvergne. Et surtout celui de l’Europe, à laquelle il avait dès 1957 attaché sa vision historique. Elle sous-tendit son septennat dans une sorte de consulat européen avec son ami Helmut Schmidt. Ils firent élire le Parlement au suffrage universel, entrer la Grèce dans la communauté.

Les Européens le sentirent, qui lui confièrent en 2001 la présidence de la Convention européenne, à laquelle il conféra une dimension remarquable. Hélas, en 2005, ce fut encore le peuple français qui, par référendum, fracassa ce socle d’une affirmation endogène de l’Europe comme aire de civilisation rayonnante. Depuis lors, l’aventure européenne commencée en 1950 comme alternative aux guerres du passé, promue ensuite comme cadre de l’expansion commune, amenée par degrés à forger une solidarité toujours plus étroite à l’échelle du continent, retombe et manque à tenir son rang à l’échelle de l’histoire du monde. C’est la même déception qu’en 1981, mais à l’ordre supérieur du destin d’une civilisation à laquelle est déniée l’évidence de ses souches, et donc la possibilité d’étendre sa ramure.

Photo fondation VGE

Il ne restait plus à Valéry Giscard d’Estaing qu’à se replier vers un siège au nombre des sages, au Conseil constitutionnel, de droit, et à l’Académie française, où il fut élu en 2003. Il y trouva le cadre et la compagnie propices à l’exercice des forces de l’esprit, qui l’avaient toujours inspiré, et qui lui firent trouver un terrain de bonne intelligence avec François Mitterrand dans ses derniers temps.     

Passer le témoin


Valéry Giscard d’Estaing reste de très loin le plus gaullien de nos présidents. Certes, il s’attira la haine tenace des gaullistes de stricte obédience pour avoir provoqué l’échec du referendum de 1969. Pourtant, ce faisant, il n’avait fait que hâter la nécessité, pour l’œuvre même du Général prise dans toute son ampleur de 1940 à 1969, de la poursuivre autrement. Non plus sous l’impulsion et la conduite d’un homme « hors de toutes les séries » assumant seul la France, mais avec le libre concours de tous les Français, et dans un contexte de synergie consentie avec le reste du monde, Européens en tête.

C’est parce que le monde était en train de changer d’ère, qu’il y fallait des formes de gouvernance nouvelles, assorties à l’esprit plus participatif des temps nouveaux, et pour cela avoir le courage de prendre un chemin nouveau.

Pour avoir eu ce courage de passer outre au magistère grandiose de De Gaulle afin de rester fidèle à l’exigence de rénovation portée par ce dernier, et en avoir assumé les conséquences, comme pour avoir puissamment contribué à promouvoir pour la France un accès fortifié et apaisé à l’Avenir, Valéry Giscard d’Estaing est incontestablement l’autre grand Président de notre République.

Rédigé le 11décembre 2020
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(*) Philippe Ratte, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, agrégé d’histoire, a été directeur des études de l’IHEDN et haut fonctionnaire à l’UNESCO. Il a publié aux éditions Odile Jacob De Gaulle et la République (2018) et Valéry Giscard d’Estaing, l’autre grand président (2020) Ce livre est présenté dans la rubrique livre de ce numéro 153.

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