JAPON ET LE MONDE PACIFIQUE
un autre monde…
Par Françoise Thibault (*)
professeur émérite des universitésp
En 2019, le Japon aura un nouvel empereur.
L’auteur détaille les évolutions nécessaires et attendues dans les traditions et précise les défis que le Japon doit relever dans les décennies à venir, qu’ils soient militaires ou économiques, face à des voisins «puissants» qui préfigurent un autre monde «Pacifique».
C’en est fait : après une longue consultation des astres, des dieux et des kamis, l’aimable empereur Akihito, éminent symbole de l’«ère de la paix», tirera sa révérence le 30 avril 2019.
Son fils ainé Naruhito lui succédera le lendemain (à l’âge de 57 ans) devenant ainsi le 126ème empereur et ouvrant une nouvelle ère. Trois jours de congés et de festivités sont prévus. Une telle procédure ne s’était pas produite depuis 1817 lors du retrait de l’empereur Kokaku. La constitution Meiji ne prévoyait pas cette possibilité, mais, remplacée en 1947 par une constitution occidentalisée dans laquelle l’empereur perd sa qualité de «dieu», cela est possible, avec néanmoins de nombreuses précautions (autorisation du conseil impérial et vote parlementaire). Par ailleurs, le futur empereur Nahurito n’ayant qu’une fille, il s’avère fort possible que le sceptre passe ensuite à son neveu – fils de son frère cadet Akishino – car la succession masculine est seule envisageable pour l’instant.
Enfin, Akihito, qui atteint ses 85 ans en 2018, négocie fermement une simplification de son rituel funéraire: celui encore en vigueur, beaucoup trop compliqué et long (1 à 3 mois), lui paraît tout-à-fait décalé pour notre époque et, selon lui, risque de paralyser inutilement la vie économique et sociale de son pays bien-aimé. La symbolique impériale reste forte au Japon et constitue le ciment de la cohésion sociale et nationale, même si les jeunes générations y sont moins attachées.
De son côté, le très intelligent et très conservateur Premier ministre Shinzo Abe a supervisé cette procédure (sans pour autant y adhérer à titre personnel) et, fort d’une majorité confortable, susceptible de durer jusqu’en 2022, tente de remettre sur les rails de la prospérité un Japon – certes toujours riche et dans le top 5 des puissances économiques – fragilisé socialement et concurrencé dans ses domaines les plus performants.
Leader champion de l’ASEAN depuis sa création, et de toutes les autres organisations économiques, bancaires et sociales de l’Asie, le Japon se trouve en fait dans une situation intérieure délicate: les Abenomics (mot formé d’Abe et d’economics («économie») qui se réfère à la politique économique prônée par Shinzo Abe, le Premier ministre du Japon depuis le 26 décembre 2012) ne suffisent plus: le poids social est lourd et la classe moyenne aisée fond à vue d’œil. Même si le budget 2018 promet une baisse de 5% d’imposition aux entreprises qui auront consenti à des augmentations de salaires, la pauvreté s’installe aux deux extrémités du spectre social: les personnes âgées et les jeunes, notamment en raison du coût trop élevé des études que les parents n’arrivent plus à financer. La jeunesse se fait rare ou prend la fuite, la relève démographique générationnelle n’est pas assurée. Le recours à une immigration compensatoire – même choisie – reste très faible et rarement envisagée (le Japon est catalogué par l’ONU comme le pays «le moins accueillant» de toute l’Asie).
Enfin, Shinzo Abe espère obtenir l’abrogation ou la modification du fameux article 9 de la constitution (vengeresse) de 1947 interdisant au Japon toute militarisation autre que «défensive», laquelle dépend toujours largement de la bonne volonté nord-américaine.
Sous la menace nord-coréenne, le contexte diplomatique global de la zone Pacifique est modifié et il s’avère à peu près certain que le dispositif militaire le sera aussi. Dans quelle mesure et sous quelles conditions? Cela reste à définir, les États Unis restant largement maître du jeu, mais le Japon en a techniquement la capacité. Le 10 décembre dernier, le ministre de la Défense, Itsunori Onodera, a annoncé l’achat de nouveaux missiles défensifs capables d’atteindre la Corée du Nord, destinés à relayer l’ingérence défensive nord-américaine. Voici donc une démarche qui passe certainement outre les complexes procédures juridiques du passé, destinée à faire face aux réalités d’une zone fortement fragilisée. Itsunori a d’ailleurs précisé la position de son gouvernement fin janvier, en mettant en relief sa «grande et remarquable entente» avec les États Unis.
Au-delà de la préoccupation sécuritaire et pour solidifier sa stabilité économique, le gouvernement de Shinzo Abe a finalisé, au terme de laborieuses négociations, son accord de libre-échange avec l’Union européenne, contrecarrant ainsi la tendance ultra protectionniste de Donald Trump. L’accord est entré en vigueur en juillet 2018: la zone économique ainsi forgée concerne un marché de plus de 600 millions de personnes.
Enfin, inimaginable il y a quelques années, un solide accord de coopération avec l’Inde a progressivement pris forme au sein de l’ASEAN, fortement promu par le Japon et l’Australie; il crée un «marché unifié indo-Pacifique» destiné à contrecarrer ou du moins à limiter l’influence grandissante sur les marchés de la «pieuvre chinoise».
De fait, la situation du Japon – pris en étau entre deux puissantes influences extérieures – est très représentative de la situation générale de la zone Pacifique dans son ensemble.
Elle fut plutôt calme et relativement équilibrée pendant des décennies, mais dégagée du post-colonialisme, elle a très vite évolué et s’est dangereusement complexifiée en moins de dix années.
On est maintenant dans un délicat travail d’équilibriste entre nécessités économiques, commerciales, culturelles et sécuritaires, aux intérêts souvent contradictoires:
- Des incertitudes pèsent sur la diplomatie nord-américaine, bien qu’un peu apaisées depuis Davos, jetant un grand trouble: bien que très américanisée, la zone Pacifique ressent souvent cette influence pesante et pas toujours bien vécue. Le gel par Donald Trump de l’accord transPacific négocié par Barack Obama, qui satisfaisait tout le monde et unifiait la quasi-totalité du pourtour de la zone, fragilise des secteurs économiques entiers. De plus le fameux «parapluie» de protection US semble plus aléatoire, bien que, dans les faits, les États-Unis aient renforcé leur arsenal militaire sur zone. Ce sont les contradictions entre les paroles et les actes qui inquiètent.
- La menace nord-coréenne est prise très au sérieux en raison de sa virulente ambition nationaliste dans un schéma de pouvoir (militaro/communiste) unique, inassimilable aux autres systèmes. Le malaise est profond et un affrontement même limité reste possible, de même que des conflits locaux suscités par la peur. La quasi-totalité des États du pourtour Pacifique sont en train de s’armer jusqu’aux dents, alignant des dizaines de milliers de tanks, de missiles, d’avions ou de sous-marins, activés par de colossaux budgets. Huit des vingt plus grosses forces militaires mondiales sont en Asie. Pour ne donner qu’un exemple, au début 2017 la Chine et la Russie alignaient respectivement 67 et 55 sous-marins, les États-Unis 72, la Corée du Sud 13, le Japon 16 et l’Australie 7 (plusieurs sont en commande). Même Taïwan et l’Indonésie en alignent respectivement 4 et 2.
- Il faut aussi tenir compte des «hot spots» naturels et climatiques vécus par tous les États depuis une décennie: la dramatique montée des eaux océaniques, les inondations ou sécheresses anormales et, dans un autre registre, la toxicité de l’air (Chine/Inde), les tremblements de terre suivis de typhons, avec des risques pour les installations nucléaires civiles comme cela s’est produit à Fukushima, et bien d’autres fléaux locaux ou plus généraux dus à l’excessive activité humaine, minière, urbaine, ou touristique.
- Enfin, et dans l’immédiat c’est sans doute le plus préoccupant en toile de fond, les États et les populations sont pris en tenaille entre deux puissances concurrentes et divergentes: d’une part, les États-Unis qui, depuis 70 ans, assument une grande part de la sécurité de la zone et une participation non négligeable à sa stabilité économique et financière, et, d’autre part, l’intrusion croissante, sidérante et peu contrôlable de la Chine qui, en pénétrant massivement les marchés de tous ordres, s’arroge une influence grandissante. Le gouvernement australien – notamment – est en train de prendre conscience de l’emprise chinoise non seulement sur son économie (1er partenaire en import et export), mais aussi, depuis son ouverture progressive aux Asiatiques à partir de 1977, de ses médias, ses universités et son mode de vie, sur le formatage des esprits par le biais d’habitudes esthétiques, domestiques, alimentaires, vestimentaires, artistiques, et philosophiques. C’est peut-être encore plus prégnant que l’influence américaine des années 1950-90. Une révolte d’opinion s’est élevée récemment à partir de la découverte de liens avec le régime chinois au sein du Parti travailliste (excuses de Sam Dastyari en septembre 2016).
Singapour ose parler maintenant de la «pieuvre chinoise» envahissant la plupart de ses activités, notamment depuis la crise de 2007-2008. L’Indonésie fait face à une pénétration continue par les biais aériens, commerciaux et touristiques. Hong Kong est assez brutalement «récupérée» et Taïwan craint pour son indépendance. Les ambitions territoriales, et aussi maritimes – par extension des espaces revendiqués ou carrément occupés – semblent illimitées…
Sur le plus long terme – à horizon 2050 – se profile un changement majeur qui sera susceptible de mettre fin, ou de modifier profondément, la belle prospérité maritime et commerciale des États les plus riches de la zone Pacifique. La Chine a entrepris «la nouvelle route terrestre de la soie»; le projet OBOR (One Belt One Road), partant du centre de son territoire – de la ville de Xian dans le Shanxi, devenue ville champignon encore plus grande que ShanghaÏ ou Beijin – traverse la Sibérie chinoise et russe, l’Asie centrale et le sud-est de la Russie: une autoroute à deux fois deux voies (parfois trois) ininterrompue et dont les terminus seraient Duisbourg en Allemagne, puis Hambourg et Rotterdam, avec deux bretelles divergentes, l’une vers Moscou et l’autre vers Téhéran.
Durée du trajet des marchandises par camion: onze jours contre cinq à six semaines en cargo. Il est prévu de doubler cette autoroute d’une voie de chemin de fer à grande vitesse et de relier ce réseau terrestre aux différents ports de l’océan Indien, puis du Moyen-Orient et même jusqu’à ceux de la Baltique. Bref, une vaste toile qui modifiera complètement les trajets habituels du commerce international et créera «une véritable mondialisation» selon le président Xi: ce réseau intéresse près de cinq milliards de personnes et désenclave une grande partie du continent euro-asiatique encore presque totalement inexploité. Pour l’instant, le projet a atteint l’Ouzbékistan (villes d’Urumqi, et Almaty); on en est donc à la moitié du chemin. Dans cette entreprise, la protection de l’environnement et des populations ne semble pas dominante.
Certes, l’investissement est colossal, mais sera très rentable sur le long terme et assurera à la Chine, d’abord le développement de l’intérieur de son propre territoire, qui est sa préoccupation dominante pour l’instant, et ensuite une prééminence commerciale incontournable, laquelle peut anéantir ou transformer radicalement la fortune maritime, technologique, bancaire et commerciale de Busan (Corée), Yokohama et Singapour, la fameuse «ceinture d’or» maritime par Panama et Suez.
C’est peut-être cela l’avenir: un autre monde…
(*) Docteur en droit et en sciences politiques, Françoise Thibaut est professeur émérite des universités, membre correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques. Elle a enseigné aux Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan le droit et la procédure internationale ainsi qu’à l’École supérieure de la gendarmerie de Melun. Elle écrit aussi des thrillers pour se distraire, tout en continuant de collaborer à plusieurs revues et universités étrangères. Elle est notamment l’auteur de «Métier militaire et enrôlement du citoyen», une analyse du passage récent de la conscription à l’armée de métier.
Extraits de httpp://www.penseemiliterre.fr/
Centre de doctrine et d’enseignement du commandement (CDEC)
– Référent de la doctrine d’emploi de l’armée de Terre, garant de l’enseignement militaire supérieur Terre et vecteur de rayonnement, sa finalité générale est l’animation de la pensée militaire au profit de l’efficacité opérationnelle des Forces Terrestres.
– créé le 1er juillet 2016 à l’occasion de la fusion du CDEF et du CESAT. Implanté sur le site de l’École militaire, il est un organisme déconcentré de l’état-major de l’armée de Terre, placé sous l’autorité du major général de l’armée de Terre.
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