« LES CHINOIS
ONT FAUSSÉ LES CHIFFRES !! »…
Par Jean-Philippe Eglinger (*)
Entrepreneur, enseignant-chercheur au/sur le Vietnam
L’actuelle pandémie, et le confinement qui en découle, laisse du temps pour la lecture et l’écriture. En particulier celles de plusieurs articles sur la montée de l’influence chinoise et la « naïveté » du monde occidental face au « géant » asiatique. L’auteur y voit des erreurs d’analyse et prône la nécessité de réinvestir le champ linguistique et culturel pour une meilleure appréhension de la zone Asie.

Beaucoup de personnes semblent se réveiller à l’aune de cette crise et s’interrogent sur les attitudes de la Chine dans le nouveau rapport de force mondial. Et certains tentent d’expliquer la situation compliquée dans laquelle nous nous trouvons par le fait que la « Chine n’a pas fourni les bons chiffres, les bonnes informations… ».
C’est peut-être là la première erreur d’analyse que l’on peut avoir sur ce pays. Car enfin : est-ce la vocation d’un régime autoritaire que de décrire la réalité des faits qui lui sont défavorables ?
Cette question sur les « infos qu’on ne nous donne pas » est certes légitime et salutaire. Mais elle éclipse un autre sujet tout aussi important : pourquoi un pays souverain comme la France doit-il attendre que la Chine lui donne les bonnes informations ?
France naïve et désarmée
N’avons-nous pas nos propres capteurs en Chine (réseaux d’Ambassade, Instituts de coopération scientifique et techniques) qui peuvent nous remonter des données ? Est-ce que cela a bien fonctionné dans ce cas précis ? N’avons-nous pas assez des spécialistes français de la Chine qui peuvent déceler les « signaux faibles » et sonner l’alerte, ou dépendons-nous à ce point de vecteurs « informationnels » que nous ne maîtrisons pas ? Pourquoi la construction d’un hôpital de 1000 lits à WuHan, débutée le 24 janvier, ne nous a pas alarmés sur la gravité de la situation ?

Avons-nous déployé nos meilleurs experts et analystes sur cette zone Asie, qui est vaste et loin d’être homogène ? Quels sont les incitations à long terme pour la formation de bons spécialistes professionnels et universitaires sur ces territoires ? Nous passons souvent par des canaux asiatiques pour nous faire une idée de l’environnement chinois : vision intéressante mais prisonnière d’une grille de lecture spécifique. N’écoutons-nous pas trop exclusivement des personnes politiques qui donnent un visage positif de l’Empire du Milieu ?
Pourquoi n’avons-nous pas été en mesure d’apprécier (d’appréhender) cette montée en puissance et le retournement progressif du rapport de force, qui s’accompagne d’une attitude plus offensive, voire agressive (cf. le communiqué de l’Ambassade de Chine en France du 12 avril 2020) ? Peut-on là aussi dire que la Chine ne nous avait pas prévenus ? Il me semble que les autorités Chinoises n’ont jamais vraiment caché leurs intentions sur les orientations à long terme de leur pays.
Car si on prend le temps de s’arrêter et de regarder, on s’aperçoit que ce développement était prévisible et annoncé. Et qu’il ne semble pas avoir été intégré par nos sociétés occidentales, qui pensaient peut-être que les Chinois continueraient à fabriquer toute leur vie des T-shirt pour le bien être de leur classe moyenne…
Ou peut-être plus grave, la compréhension de la politique chinoise est claire, mais n’est pas pleinement intégrée par nos décideurs. Ne comprenant pas « l’esprit chinois », ils ont mis en doute la volonté des autorités de Pékin de déployer coûte que coûte cette politique qui était pourtant lisible… Ne réalise-t-on qu’une fois le point de bascule atteint, ou avons-nous refusé de voir la réalité en face ?
En Asie, beaucoup est dit, beaucoup est écrit

Sans être un spécialiste de la Chine (ma zone de prédilection étant plutôt
le Vietnam), mes études en chinois me permettent d’affirmer que les visées
chinoises de « développement » sont le plus souvent identifiées et publiées par
écrit. Les Chinois (tout comme les Vietnamiens) ont pour habitude de structurer
et d’expliquer leur approche à long terme. Voici quelques exemples à titre
d’illustration :
Au niveau de la conquête économique mondiale, la Chine n’a pas fait mystère de
sa « go out policy », mise en place dans
les années 90, et qui prévoyait de s’appuyer sur ses entreprises pour la
conquête du monde. La conquête des marchés africains par les entreprises
chinoises ne date pas d’hier…et les entreprises françaises présentes sur ce
continent depuis plusieurs décennies en savent quelque chose…
Au niveau des visions sur la Mer de Chine Méridionale, sans entrer dans les
détails, la théorie des Chapelets d’Iles a été théorisée par Liu Huaqing dans
les années 1980.
Au niveau linguistique et culturel, les autorités chinoises ont mis en place
une stratégie d’influence via le Bureau du conseil international pour la promotion
de la langue chinoise, qui fut en charge du déploiement des Instituts Confucius
à travers le monde (système inspiré des expériences française, britannique et
allemande).
Plus généralement, la prise en compte de théâtre d’opérations plus large que
simplement militaire dans l’approche chinoise a clairement été évoquée dans un
ouvrage « la Guerre hors limites » de 1999 écrit par deux officiers supérieurs
de l’Armée Chinoise.
On peut également ajouter à ces points la mise en place du consensus de Pékin
(2004), de la Banque Asiatique d’Investissement dans les Infrastructures (AIIB)
(2013), et le projet « One Belt – One Road) (2014).
Sans devoir entrer dans une analyse détaillée, il semble important d’indiquer
qu’une littérature existe depuis des décennies sur les visées de la Chine.
Pourquoi ses écrits n’ont-ils pas éveillés une prise de conscience en France et
dans le monde occidental ? « Les choses nous parlent si nous savons entendre »…
Pourquoi n’avons-nous pas su entendre ?

Maitriser les codes
Jeune étudiant en langue et civilisation vietnamiennes à l’École Supérieure de Hanoi au début des années 90, il n’était pas rare que mes compatriotes en poste à Hanoi me demandent pourquoi j’apprenais le vietnamien : « est-ce bien sérieux », « l’anglais suffit », « c’est beaucoup d’investissement pour un faible retour », « c’est du temps perdu si le Vietnam ne se développe pas »…
Ce que je retiens de cette expérience est que passer 15 ans dans un pays, y apprendre la langue à l’université, y travailler ne vous transforme pas en un « vrai local » capable de maîtriser parfaitement son environnement. En revanche, cela permet d’établir rapidement une relation directe avec son interlocuteur, qui sait gré de l’effort fourni pour apprendre sa langue. Moins d’intermédiaires évite la distorsion entre le monde réel et la perception que l’on en a. Cela permet de connaitre directement la mentalité des partenaires à qui l’on a à faire, et surtout de ne plus dépendre d’un tiers pour se faire « une idée ».
On évite ainsi, autant que faire se peut, des fautes d’analyse ou de jugements que des esprits bien formés en France, mais ignorant de l’environnement local, pourraient être amenés à commettre. On évite notamment le doute sur la capacité de l’asiatique à réaliser, quand celui-ci ne prend pas les mêmes chemins de résolution que les nôtres.
Et c’est peut-être là notre point à développer : être plus en mesure d’écouter et de décrypter les codes pour évaluer la capacité à faire, plutôt que de vouloir imposer des manières de voir et de faire qui limitent dès lors notre capacité opérationnelle et d’influence.
Le véritable enjeu est donc là : renforcer nos capacités nationales à comprendre l’autre Asiatique dans son environnement, afin d’éviter de nous retrouver désarmés, car en dépendance « informationnelle ».
En n’étant pas en mesure d’imposer, on doit réapprendre à composer pour retrouver une efficacité de compréhension et d’influence sur une zone qui affirme de plus en plus son leadership mondial. Le souhaitons-nous ? Y sommes-nous prêts collectivement
Et ce constat est-il propre à la zone Asie ?
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(*) Jean-Philippe Eglinger a commencé sa carrière professionnelle au Vietnam. Arrivé à Hanoi en 1992, il y a débuté son apprentissage de la culture et de la langue dans différentes universités de la capitale vietnamienne. Il a aussi appris le chinois à Hanoï, à l’institut Confucius de Paris 7 et à l’université de WuHan. Employé à la Chancellerie politique de l’Ambassade de France à Hanoi de 1995 à 1998, il a ensuite poursuivi ses activités professionnelles au Vietnam dans le secteur privé. Depuis son retour en France en 2005, il a passé 12 ans Chez Alcatel-Lucent en charge de la promotion sur la zone Europe, Moyen-Orient, Afrique.
Il est Chargé de Cours en Économie du Vietnam et en management interculturel à l’INALCO, établissement supérieur dans lequel il a soutenu sa thèse de Doctorat. Il enseigne également à l’Université Sorbonne Nouvelle, aux Arts et Métiers et en tant que professeur invité, à l’université de Thang Long à Hanoï, où il dispense un cours d’initiation à l’intelligence économique.
Auditeur de l’IHEDN, titulaire d’un MBA de l’École de Guerre Économique en Intelligence Économique, Il travaille au développement de son entreprise, Việt Pháp Strategies, structure d’informations, de formation et d’accompagnement de PME/PMI/Incubateurs français et vietnamiens.
Bonne lecture et rendez-vous le 18 mai 2020
avec le n°138 d’ESPRITSURCOUF
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25 juin 2020 at 15 h 20 min
Bonne émission sur le sujet également :
https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-idees/lapres-covid-avenement-de-lhegemonie-chinoise?fbclid=IwAR18w4OQeFRAIYm9m_oFVxXfDB7fNsLxe3HI8hQC37SOjBlbo8UhifZdErU
15 mai 2020 at 12 h 32 min
J’ai été très étonné par la sagacité et la qualité des commentaires sur l’aveuglement et la naïveté de la France à propos de la politique et l’attitude générale de la Chine; l’auteur ayant vécu et travaillé au Vietnam a manifestement compris et assimilé non seulement la politique du gouvernement, mais aussi l’ontologie chinoise (le Vietnam est d’ailleurs une très bonne école car, dixit mes amis vietnamiens, le Vietnam est à la Chine ce que la Prusse est au reste de l’Allemagne). Je suis en revanche stupéfait qu’en 2020 la France n’ait toujours pas de politique clairement affirmée et en soit encore à se poser des questions de ce niveau sur le comportement de la Chine. Dès 1984, nous avions en Chine (expatriés d’un groupe pétrolier dans le sud ) compris l’essentiel de cette politique, non pas que nous soyons particulièrement brillants mais parce que le gouvernement de Deng tsiao ping avait sans détour annoncé la nouvelle politique dont le Parti avait relayé au niveau des négociateurs et des entreprises les directives qu’ils ont appliquées et commentées pendant les milliers d’heures passées ensemble. Nous avions aussi compris que face à une Partie Chinoise structurée, politisée, disposant d’une politique de long terme nous devions être aussi structurés, cohérents et acharnés sous peine d’être écrasés… négocier des centaines d’heures dans le froid ou la chaleur vous procure une expérience et une connaissance de l’autre inégalée… j’imagine que d’autres français ont eu depuis l’occasion de renouveler une telle expérience, c’est invraisemblable que de telles connaissances accumulées sur des dizaines d’années aient disparu sans avoir été utilisées au plus haut niveau pour forger une attitude structurée et cohérente que les Chinois auraient certainement intégrée dans leur analyse géopolitique, alors que maintenant ils peuvent nous manipuler à leur gré.
L’auteur est très mesuré dans son analyse des causes de l’absence de clarté de la politique de la France, il est prudent, mais la clarté de la vision d’un pays fait d’autant plus ressentir l’absence de vues de l’autre; finalement le grand mérite de ce texte est aussi de nous conduire une fois de plus à cette question qui devient un leitmotiv, pourquoi un tel échec?
Nous touchons là à un mal français très profond qui faute de soins précoces est devenu incontrôlable. »
13 mai 2020 at 10 h 45 min
J’ai lu le papier de Jean-Philippe Eglinger sur la Chine et les chiffres.. Pour qui connais un peu l’Asie et en particulier la Chine et le Japon, leurs cultures, je dirai que les dirigeants occidentaux sont souvent aveugles et il n’est de pire aveugle que celui qui ne sait voir! Il faut être carrément malade pour vendre à la Chine un laboratoire de pointe sur les virus, merci MM. Chirac et Raffarin. Il ont donné à cette dictature une bombe atomique avec le mode d’emploi en espérant se faire bien voir de ses dirigeants qui se sont empressés dès l’achèvement dudit labo de nous botter le cul sans un mot de remerciement et pour cause. C’est le grand Lenine qui a dit des capitalistes qu’il leur vendrait la corde avec laquelle il les pendrait. Deux amis connaissant bien la chine pour y avoir fait des centaines de voyages professionnels me disent qu’il y a eu un gros problème au P4 de Wuhan et nonobstant ce gros problème des centaines de milliers de chinois ont voyagé dans le monde entier répondant ainsi le Covid 19. Je ne fais pas dans le complotisme mais pas de mal de faits sont troublants. Je pense que Trump et Macron savent ce qu’il en est.