CORONAVIRUS :
L’AVIATION COMMERCIALE EN RÈANIMATION

 Jean-Claude Beaujour (*)
Avocat international

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Ironie de l’histoire, au printemps 2019 Anne Rigail, directrice générale d’Air France,  affirmait « un monde sans avion n’a pas de sens ». Pourtant, ce qui apparaissait inimaginable est devenu en deux mois une réalité bien tangible! Le secteur du transport aérien s’effondre. Les gouvernements débloquent en hâte des crédits colossaux pour sauver leurs compagnies aériennes, et les emplois qui vont avec. L’analyse de ce cataclysme est si dense que nous devrons la publier en deux parties. Jean-Claude Beaujour insiste dans cette première partie sur l’impact industrie, dans le prochain numéro il complétera son analyse.
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Depuis l’avènement du transport aérien de masse, jamais autant d’incertitudes  n’auront plané sur le secteur de l’aviation. Pour la première fois en effet, c’est l’ensemble du trafic planétaire qui est brutalement mis à l’arrêt.  

Selon l’IATA (International Air Transport Association), environ 25 millions d’emplois dans le monde devraient être supprimés en raison de l’effondrement de la demande de transport aérien. Pour les compagnies aériennes, le coût de cette crise avoisinait, à la mi-mars, les 250 milliards de dollars.

Il est encore trop tôt pour dire avec précision ce que sera le monde de l’aviation de demain. A ce stade, il est seulement possible d’esquisser les contours des très probables évolutions du secteur aérien. Le redécollage de ce secteur dépendra non seulement de la durée de la pandémie, et donc de la capacité du corps scientifique à la maîtriser, mais aussi des solutions que les professionnels concernés (fabricants, transporteurs, aéroports, autorités publiques) seront en mesure d’élaborer pour garantir la sécurité sanitaire des voyageurs.

Quoi qu’il en soit, le secteur de l’aviation pourrait bien prendre l’un des tournants les plus radicaux de son histoire.

Il faut sauver le secteur aérien


L’enjeu économique lié au transport aérien mondial est phénoménal.  En 2018, il a représenté 4,3 milliards de passagers pour 38 millions de vols. Aux États-Unis, ce sont plus de 10 millions de personnes qui sont directement employées dans le secteur de l’aviation. Il faut ajouter bien sûr les millions d’emplois indirects que génèrent tous ces mouvements de population à travers la planète. Sans compter que le secteur du transport aérien conditionne la survie économique de nombreux pays et le désenclavement de milliers d’îles. 

La spécificité de la crise liée au Covid-19 tient au fait qu’elle a très rapidement touché l’ensemble du réseau aérien, contrairement aux précédentes crises sanitaires.  Pour mémoire la crise du SRAS n’avait affecté qu’une partie du transport aérien, ce qui avait permis une phase de rattrapage rapide. Cette fois-ci, les gouvernements des principales plaques-tournantes du transport aérien ont procédé à la fermeture de leurs frontières. De fait, les trois zones où le trafic aérien est le plus dense (États-Unis, Europe, Asie) ont été rapidement placées à l’arrêt.

Dans ce contexte exceptionnel le président de l’IATA, Alexandre de Juniac, déclarait dès le 24 mars 2020 que la baisse du chiffre d’affaires entraînée par l’épidémie avait atteint «252 milliards de dollars » pour l’ensemble du secteur, soit une chute de «40% du chiffre d’affaires annuel » de ce même secteur ; une situation qu’il jugeait « sans précédent, une crise plus sévère que celle du 11 septembre 2001 ou que la crise financière de 2008 ».

Par conséquent, l’avenir du transport aérien peut s’imaginer autour de deux hypothèses : celle d’un redémarrage rapide courant 2021; ou bien celle d’un rattrapage étalé dans le temps, avec dans ce dernier cas un retour à une situation «normale» entre 2025 et 2028.

Nous devrions avoir une première indication aux alentours du mois d’octobre. Si à cette date les frontières étaient toujours fermées, on atteindrait alors plus de 6 mois d’inactivité pour le transport aérien, avec un risque d’impact prolongé.

Les avionneurs de plein fouet


La diminution du trafic aérien pendant plusieurs mois ne manquera pas d’impacter la demande d’appareils sur les cinq années à venir, à hauteur de 40 à 60 % sur la base de la production réalisée en 2018

Si les deux géants Boeing et Airbus pourront résister, même en subissant une baisse de leur carnet de commandes, ils devront toutefois veiller au sort de leurs très nombreux sous-traitants. De nombreux équipementiers interviennent dans la construction d’un avion (moteurs, roues, sièges, électronique, informatique de bord, etc…). Si l’on veut maintenir la chaîne industrielle en état de performance et de compétitivité, tous ces sous-traitants doivent être en mesure de livrer leurs commandes en qualité, en quantité et dans les délais impartis.
Cette pandémie est arrivée à un moment d’autant plus difficile qu’au cours des dernières années, ces mêmes sous-traitants ont réalisé des investissements importants pour répondre aux besoins supposés de leurs donneurs d’ordre que sont les grands constructeurs aéronautiques.

La crise risque donc de les placer en grande difficulté, par un effet conjugué de l’absence de visibilité de l’évolution de leurs carnets de commandes et des charges financières lourdes résultant de leurs investissements.

Hall d’assemblage chez Airbus.
Photo JPF

Par ailleurs, le ralentissement du trafic aérien va vraisemblablement avoir pour conséquence d’accroître la concurrence entre les compagnies aériennes. Et pour rester compétitives, celles-ci seront contraintes d’adapter leur flotte en se séparant des gros porteurs au profit d’avions plus petits et plus faciles à remplir, donc plus rentables. L’exemple le plus flagrant, certes antérieur à la crise du Covid mais dont l’évidence est renforcée par cette crise sanitaire, est l’A380, avec une capacité moyenne en sièges de 500 passagers. Echec commercial hélas, en raison notamment de l’inadéquation de son gigantisme aux besoins financiers et opérationnels des compagnies aériennes. On peut aussi citer les quelques B747 encore en service, avec une forte capacité en sièges (400 passagers), qui sont aujourd’hui plus difficiles à remplir et donc moins rentables. En d’autres termes, le virus pourrait accélérer le mouvement et pousser sur le marché d’autres avions, tels que le A321 XLR dont la capacité est de 220 passagers seulement, avec un rayon d’action de 8300 à 8600 km.

Pour preuve l’exemple de Vietnam Airlines,qui souhaite profiter des reports de livraisons chez AIRBUSpour accélérer la mise en place d’une nouvelle commande qui porterait sur une cinquantaine de monocouloirs. De même Lufthansaa-t-elle décidé de retirer temporairement sa flotte d’Airbus A340-600 du service. Ses appareils devraient rester immobilisés durant au moins un an, voire un an et demi, mais la compagnie réfléchit déjà à la possibilité de ne remettre qu’une partie de la flotte en service.

Une nouvelle façon de prendre l’avion


C’est donc toute la stratégie et le business model des compagnies aériennes qui se trouvent bouleversés, avec une accélération de la transformation comme conséquence de la crise sanitaire.

En annonçant dans la presse le 12 mai dernier le risque de faillite d’une grande compagnie nationale, le président de Boeing Dave Calhoun, n’a pas seulement fait plonger le cours de l’action des grandes majors, mais il a de fait mis en lumière le risque pour son propre groupe. Les livraisons de Boeing sur les quatre premiers mois de l’année ont plongé de 67 % !

Décidemment, le Covid 19 n’est pas une simple panne mais bien une véritable crise, au terme de laquelle prendre l’avion pourrait demain devenir beaucoup moins attractif : offre en sièges contenue, prix des billets en augmentation, contrôles de sécurité auxquels se rajouteront les contrôles sanitaires qui seront source de stress. Sans compter les injonctions pour consommer des modes de transport « plus verts » !

En d’autres termes, on peut légitimement se demander si ce virus ne risque pas de provoquer un changement radical de notre mode de vie, qui s’était habitué à « consommer » la planète d’une certaine façon. Par ailleurs, qu’adviendra-t-il de ces régions qui vivent, essentiellement et par la force des choses, du tourisme ? Il est difficile encore de répondre à toutes ces interrogations. Une chose est certaine, nous devons repenser la mobilité internationale à l’aune de cette crise majeure, sans oublier la gestion des impacts financiers et extra-financiers sur toutes les parties prenantes à sa chaine de valeur ! 

DANS LE NUMERO 139 du 1er JUIN, LA SUITE DE L’ANALYSE de JEAN CLAUDE BEAUJOUR.

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(*) Jean-Claude Beaujour, docteur en droit, a également étudié à la University College London et Harvard Law School. Avocat au barreau de Paris, il a une pratique essentiellement orientée vers le règlement des litiges (contentieux transnational et médiation) ainsi que vers le secteur de l’aviation. Médiateur du Center for Effective Dispute Resolution de Londres (CEDR) et responsable de la commission médiation de l’International Chamber of Commerce (ICC-France), il a coprésidé en 2019 le groupe de travail sur la médiation internationale du ministère français des affaires étrangères. Depuis 2018 Jean-Claude Beaujour est vice-chairman de la commission aviation de l’Inter Pacific Bar Association (IPBA) dont le siège est à Singapour, membre du comité stratégique d’ARTEMIS Group et vice-président de France-Amériques. Il est l’auteur de l’ouvrage Et si la France gagnait la bataille de la mondialisation, Editions  Descartes, Paris 2013.

Contact : jcbeaujour@smithdoria.com


Bonne lecture et rendez-vous le 1er juin 2020
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