ESPRIT DE DÉFENSE, ESPRITSURCOUF
du général Henri Bentégeat (*)
Ancien Chef d’état-major des armées
Voici que l’on reparle de « l’esprit de défense », cette expression oubliée, désuète sans doute, qui semble renvoyer à un concept de la Guerre froide.
Car la vraie question, aujourd’hui, pour l’analyste impartial est plutôt :
« La France a-t-elle encore besoin d’une défense ? »
La réponse ne va pas de soi. Après tout, il n’y a plus de menace aux frontières, ni même aux frontières de l’Europe depuis la chute du Pacte de Varsovie, depuis plus de vingt ans. Et nous bénéficions de la garantie de sécurité américaine à travers l’OTAN dont nous venons de réintégrer la structure militaire. Enfin et surtout, en Europe de L’Ouest, de nos jours, on ne croit plus à la guerre, en tout cas pas sur le territoire de l’Union.
Pourtant le Livre Blanc 2013 sur la défense nous décrit un environnement tourmenté, plus inquiétant qu’il y a dix ans. Les menaces se précisent. Sur les rives sud de la Méditerranée, l’instabilité se développe, fruit des « révolutions arabes ». Aux marches orientales de l’Europe, l’incertitude règne, tant en Ukraine que dans le Caucase. Le Moyen-Orient est plus que jamais une poudrière, malgré l’espoir d’un accord avec l’Iran. L’affrontement sunnites-chiites fait rage en Syrie et la question palestinienne parait insoluble. L’Islam radical se répand au Sahel du sud-libyen à la Mauritanie et métastase jusqu’en Centrafrique. En Asie du sud, l’Afghanistan s’enfonce et le Pakistan voisin, puissance nucléaire, se délite dans la violence. Enfin, le grand banditisme (trafics de drogue, d’armes, immigration clandestine, piraterie) surfe sur la mondialisation. Dans le même temps, l’incertitude grandit. La cohésion européenne est mise à mal par la crise économique. Les égoïsmes nationaux se renforcent, les budgets militaires s’effondrent, le Royaume-Uni vient de claquer la porte. En parallèle, la garantie de sécurité américaine s’affaiblit. L’hégémonie de l’hyper puissance a cédé la place à la multipolarité. Les Etats-Unis se replient sur un nouvel isolationnisme et leur leadership est moins assumé. De toute façon, leur priorité affichée n’est plus l’Europe mais l’Asie.
Il y a donc quelque chose à défendre : la sécurité des Français, leurs intérêts, leurs valeurs et puis le rôle international de la France auquel nous restons collectivement attachés. L’esprit de défense n’est pas un faux-nez pour le nationalisme.
C’est la conscience des risques qui affectent notre sécurité, nos intérêts ou notre influence et la volonté de soutenir ceux qui sont en charge de nous défendre, de nous protéger.
Aujourd’hui l’esprit de défense est menacé par trois tentations : le renoncement, la lassitude et le néo-pacifisme.
Le renoncement n’est rien d’autre que la résignation au déclin.
Selon les sondages, 80% des Français croient au déclin inévitable de notre pays. La crise, le chômage, la dette, l’insécurité, la faillite de l’Education nationale, tout incite au pessimisme dont nous sommes les champions reconnus. Comme c’est injustifié, pourtant, pour la 5éme puissance économique mondiale, pays de cocagne en regard de la misère du monde !
Mais, dans le domaine de la défense, la vigilance s’impose. Certes l’image des armées n’a jamais été aussi bonne depuis la fin de la guerre d’Algérie. Certes la catastrophe budgétaire a été évitée et la France restera peut-être la 1ére ou la 2éme puissance militaire européenne en 2020, comme le disent nos ministres. Certes enfin la sécurité des Français restera garantie. Mais la loi de programmation militaire qui vient d’être votée est fragile, voire irréaliste, tant elle repose sur des paris incertains : ressources extra-budgétaires, exportation du Rafale, maîtrise de la masse salariale, sans compter les reports de charge et les surcoûts des opérations extérieures. Le risque de ruptures capacitaires est grand et la démoralisation guette les armées qui voient fondre leurs effectifs.
Ce qui est en cause, ce n’est pas la sécurité des personnes, c’est notre influence internationale et notre siège de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations-Unies. Car contrairement aux trois grandes nations que sont les Etats-Unis, la Chine et la Russie dont le siège est indiscuté, la France et le Royaume-Uni doivent prouver tous les jours qu’ils sont dignes et capables d’occuper cette place. Or le nouveau contrat opérationnel fixé aux armées concrétise la baisse de nos ambitions. En cas d’intervention majeure, nous devons pouvoir projeter jusqu’à 15000 h. et 45 avions de combat. Avant 2008, le contrat était encore de 50000 h. et 100 avions. Hors intervention majeure, le plafond de nos déploiements extérieurs est fixé à 7000h. alors qu’entre 2002 et 2006, il n’a jamais été inférieur à 12000h. On voit bien que quand la L.P.M. (Loi de Programmation Militaire) n’est pas respectée, nous n’aurons plus les moyens d’agir à hauteur de nos responsabilités.
Or la tentation sera grande de laisser filer, année après année. Ce sera le rôle des citoyens conscients de l’importance de la défense ou du rôle des armées d’alerter l’opinion et de mobiliser les Parlementaires pour éviter une dérive fatale. (NDLR :C’est une des missions d’ESPRITSURCOUF)
La deuxième tentation est la lassitude.
Nous vivons le temps de l’impatience. Par Internet et les médias, nous savons tout, tout de suite et nous voulons des solutions immédiates à tous les problèmes rencontrés. Or les crises se gèrent dans le temps long, souvent sur une génération. Nous sommes en Bosnie depuis 1992. Et depuis vingt ans nos armées sont engagées partout, avec quelques échecs comme l’Afghanistan, mais beaucoup de succès, des Balkans au Mali en passant par la Côte d’Ivoire. Pourtant l’opinion publique est lassée de ces interventions lointaines, coûteuses, risquées et sans lien direct avec la sécurité au quotidien. La Centrafrique, aujourd’hui, renforce les doutes et les critiques. Pourtant le succès de nos opérations est très largement dépendant du soutien de l’opinion publique. La communication est un élément clef de la préparation et de la conduite des opérations. Sans soutien populaire, au premier pépin on se retire. Sans soutien populaire, on ne peut exiger de nos soldats qu’ils risquent leur vie dans ces missions.
Or la « com. » n’est pas seulement l’affaire du gouvernement et des états-majors. Les français doivent se mobiliser pour lutter contre l’indifférence et soutenir nos armées en campagne.
La troisième tentation est le néo-pacifisme.
Le peuple français n’est pas pacifiste, mais les milieux intellectuels, les médias, les leaders d’opinion sont imprégnés de cette croyance que la guerre est devenue impossible, du moins chez nous. Le thème de l’éradication de la guerre a été reformulé, bien après Kant, par John Mueller, en 1989. La guerre entre nations va disparaitre pour trois raisons : le coût dépasse désormais les bénéfices escomptés, la puissance économique d’une nation est plus importante que sa puissance militaire et les valeurs guerrières (courage, honneur, discipline…) sont rejetées par les sociétés modernes. Le plus frappant est que la guerre n’est plus présentée comme un fléau inévitable mais comme une entreprise immorale, ce qui rend ses acteurs, les militaires, suspects. Dans la littérature en vogue, le combat est une activité bestiale. Il suffit de lire Tardi ou les deux derniers prix Goncourt. On est loin de « la noblesse du métier des armes » chantée par les troubadours de tous les âges. La valeur suprême est devenue la vie humaine, la sienne d’abord, alors que pendant des millénaires, ce fut le sacrifice au profit de la communauté. Comment s’étonner, dès lors, du déclassement social des militaires ? Considérés et traités comme des techniciens des opérations, les officiers deviennent ce que dénonçait Lyautey en 1891, « des traineurs de sabre ». Il est significatif que les chefs militaires aient disparu de l’iconographie officielle de la République, des manuels scolaires comme des discours sur le Centenaire de 14-18. Clémenceau a-t-il gagné la guerre seul ? Mes grands-parents n’en reviendraient pas, qui avaient assisté aux grandioses funérailles nationales de Foch où se pressaient toutes les têtes couronnées du monde. Ce réductionnisme de la fonction militaire va à l’encontre des exigences du combat moderne où l’intelligence de situation, l’aptitude à négocier et la maîtrise de la logistique sont essentielles à tous les niveaux.
Il revient aux citoyens impliqués de dénoncer l’illusion de la fin de la guerre et de témoigner de la réalité du métier des armes.
Sur le grand âge, dans un moment de faiblesse, de Gaulle confiait à Foccart : « la France est une nation avachie qui ne pense qu’à son confort, qui ne veut pas d’histoires, qui ne veut pas se battre ». Ce n’était plus l’Homme du 18 juin qui s’exprimait, mais un vieillard aigri et découragé. A nous de reprendre le flambeau de « l’homme qui a dit non ». Nous ne sommes pas les seuls dépositaires de l’esprit de défense, mais notre rôle est devenu crucial parce qu’avec la fin du service militaire et l’extension du désert militaire territorial, les armées sont impuissantes à le propager.
Nous les membres d’espritcors@ire, les lecteurs d’ESPRITSURCOUF.fr nous savons que nous sommes irremplaçables dans ce rôle de vigie.
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20 décembre 2019 at 13 h 28 min
Un désaccord en premier lieu: c’est justement parce que nous sommes un pays de cocagne qui, plus est, incapable de se réformer pour cesser de vivre au dessus de ses moyens (systématiquement depuis 2005), que nous risquons de poursuivre sur la voie du déclin. Ceci dit, pas question de réduire le phénomène à sa dimension économique pas plus qu’à sa dimension militaire comme le Chef d’État Major est porté à le faire. En mentionnant Tardi et autre littérature, vous élargissez à juste titre la question au domaine, osons le mot, spirituel. Ainsi un délitement national est clairement pointé du doigt, sachant que le phénomène, comme vous le mentionnez à juste titre, n’est pas spécifique à notre pays. Pour autant, même un vieil internationaliste tel Régis Debray ne se permet de ramener les mouvements « populistes » à de vulgaires « égoïsmes nationaux ».
Le défi migratoire m’apparaît primordial et j’y consacre quelque attention. C’est l’objet d’un site que son auteur estime, avec sa modestie habituelle, simplement remarquable: claudebarriere.fr . Pour la petite histoire, Hélie de Saint Marc, a qualifié la petite part de l’analyse qu’il a eu sous les yeux, « d’excellente ».