RÉFLEXIONS SUR L’OFFENSIVE TURQUE CONTRE LES KURDES

Pierre Versaille (*)
Haut fonctionnaire

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Dans L’ HUMEUR paru le 23 septembre dernier dans le n°121 d’ESPRITSURCOUF , j’évoquais le camouflet reçu par Recep Tayyip Erdoğan aux élections municipales à Istanbul. Je ne pensais pas devoir y revenir si vite. Mais, comme certaines bêtes sauvages que la douleur pousse à un regain d’agressivité, le président islamo-conservateur turc a lancé son pays dans une opération militaire contre des Kurdes de Syrie.  Ce n’est pas une attaque contre des milices terroristes, comme voudrait le faire croire la propagande turque, c’est une opération de nettoyage ethnique, hors des frontières de la Turquie. Une comparaison vient à l’esprit, c’est quelque chose qui ressemble à ce qu’aurait été une occupation des Sudètes par la Wehrmacht sans la lâche bénédiction des accords de Munich, ou à ce qu’ont été les opérations des Serbes à Vukovar, en 1991, dont les massacres ont été supplantés dans nos mémoires par celui de Srebrenica en 1995.

Cela conduit à un certain nombre de réflexions.

En premier lieu, nous sommes dans un monde où désormais la communication est instantanée, où n’importe qui peut, sur les réseaux sociaux, assener n’importe quoi sur n’importe quel sujet. Il se passe sous nos yeux des horreurs, qui sont d’abominables balbutiements de l’Histoire. Les grandes messes médiatiques que  sont nos journaux télévisés ne leur consacrent que quelques minutes, et les chaines d’information en continu pas même  une  édition spéciale !

On en arrive à penser que Donald Trump est un véritable génie de la communication, en se mettant au niveau de la  grande masse de ses supporters, avec sa réflexion stupide sur le fait que les Kurdes n’ont pas combattu en Normandie en 1944, puisque personne n’a osé lui répondre. On aurait pu lui dire que notre reconnaissance pour les États-Unis nous interdisait de lui rappeler qu’il n’y avait pas de GI’s au Chemin des Dames en avril 1917, ni dans les Ardennes en juin 1 940, et que la lenteur mise à rejoindre la France et le Royaume-Uni dans les deux guerres mondiales avait sans doute contribué à la primauté économique des États-Unis  par la suite. Cependant, nous devons admettre que la maltraitance de l’Histoire n’est pas une exclusivité américaine.  Philippe de Villiers a des galons à faire valoir dans ce domaine, avec son essai « J’ai tiré sur le fil du mensonge et tout est venu »  dans lequel il expose doctement que la construction des institutions européennes est le fruit du croisement de l’impérialisme économique américain et des idées d’expansionnisme nazi. Faut-il pour autant renoncer à examiner toute perspective historique ?  Certainement pas, et nous allons le faire rapidement sur deux points,  d’abord sur l’alliance entre la France et l’Empire ottoman, ensuite sur la continuité de la brutalité turque vis-à-vis de certaines de ses minorités jusqu’au XXe siècle.

Les Ottomans, alliés de la France pendant trois siècles.


Moins de cent ans après la chute de l’Empire byzantin, le Roi de France, François Ier, ouvre la première ambassade européenne à Constantinople, et s’allie avec les Ottomans dans une alliance de revers contre le Saint-Empire de Charles-Quint. Cette alliance franco-ottomane a perduré tout le temps de l’hostilité entre les Capétiens et les Habsbourg, puis jusqu’au début du XIXe siècle. Lors du siège de Vienne de 1683, Louis XIV, «le Roi très chrétien», n’aide en aucune façon les Autrichiens à combattre « les Infidèles ». A la fin des années 1730, cette attitude va aider les Ottomans à résister à l’offensive autrichienne, avec pour aboutissement le  traité de Belgrade de 1739 qui fixe la frontière entre le Saint-Empire et l’Empire ottoman,  frontière actuelle entre la Croatie et la Bosnie par exemple. En 1807 encore, l’ambassadeur français, le général Sebastiani, aide les Turcs à repousser une attaque britannique contre Constantinople.

 L’alliance franco-ottomane prendra fin après Tilsitt [1], , lorsque Russes et Turcs, en guerre en Bulgarie, font la paix en 1812, ce qui permet à Koutousov de marcher contre les Français qui ont envahi la Russie. Au XIXe siècle, l’Empire ottoman doit faire face aux revendications d’indépendance des peuples chrétiens de l’Empire, grecs, roumains, bulgares, et à la montée en puissance  de l’Empire de Russie, qui s’en fait le protecteur. Cela conduit les turcs, Sultan et Jeunes Turcs, à se rapprocher de l’Empire allemand, mais la défaite des Empires Centraux, en 1918, se traduit pour la Turquie par la perte de ses provinces de Mésopotamie, dont français et britanniques vont se partager le mandat. On comprend mieux ce que signifie pour Recep Tayyip Erdoğan le fait de faire entrer ses troupes en Syrie, contre l’avis du monde entier, et pourquoi il porte si peu de considération à la position française.

Mais il faut aussi garder en mémoire que les Turcs ont une tradition d’extrême brutalité contre les populations non-turques de l’Empire qui se révoltent,  comme les bulgares qui sont victimes d’atrocités qu’a dénoncées Disraëli en 1876. Comme les arméniens, dont le génocide n’a jamais été reconnu par le Gouvernement turc. Comme pendant la guerre gréco-turque de 1919-1921 qui entraine un échange de population, organisé par le Traité de Lausanne de 1923 qui concerne  1,3 million de grecs contre 385 000 turcs [2] . On ne peut donc pas dire que le comportement des forces turques à l’égard des populations kurdes soit de nature à nous surprendre.

En deuxième lieu, on doit se demander si les réactions françaises et européennes ont été à la hauteur du défi turc. On peut en douter.

D’abord, sur l’incident du salut militaire des supporters turcs lors du match de football France-Turquie, le 14 octobre 2019 [3] . La décision de cacher les images à la télévision a été aussi lâche que stupide. Lâche parce que c’était une faute contre la vérité de la part d’un média d’information ayant un aussi large public. Stupide quand on sait la capacité de divulgation des images sur les réseaux sociaux. La seule qui eut une attitude digne en réclamant « une sanction exemplaire » est la Ministre des Sports, Mme Maracineanu, car sur le fond, effectivement, ce salut militaire avait une signification politique analogue à celle de faire le « salut  romain » (bras tendu, paume vers le sol) aux Jeux Olympiques de 1936, ou de dire « Heil Hitler » au lieu d’« allo » au téléphone.  En tout cas il n’avait pas sa place dans une réunion sportive internationale.

Disons un mot maintenant de la réunion des ministres des affaires étrangères de l’Union Européenne à Luxembourg le 14 octobre.  Dans l’article d’un quotidien du soir qui en rend compte [4] , on note cette remarque introductive désabusée «Habituée à ses divisions et à une prudence obligée, compte tenu de ses difficultés pour concilier les vues  de 28 pays, la diplomatie européenne, etc. »  Mais au cas particulier, la remarque est inadaptée, car ce ne sont pas l’Irlande, la Suède, le Danemark et la Finlande qui ont bloqué le consensus, comme pour la taxation des « GAFA ». Ce sont les trois plus grandes puissances, l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni, qui avaient des positions divergentes, au point qu’on est allé jusqu’à une condamnation verbale, mais sans mesure de contrainte. On pense au mot de Clemenceau « Pour prendre une décision, il faut être en nombre impair, et trois c’est déjà trop. » Bref, il n’y a pas eu de prise de position plus efficace pour contrecarrer les agissements turcs qu’il n’y en avait eu à Munich en 1938, contre Hitler. C’est un signal négatif d’une force extrême qui a ainsi été envoyé aux Kurdes, qui se voient contraints de repasser sous le joug de Bachar el-Assad. Signal également calamiteux pour l’Europe, au point que ce sont les États-Unis, avec leur Président au style de charretier,  (peut-être devrait-on dire de cow-boy ?), qui ont essayé de faire caler la mécanique lancée par le président turc. Mais en fait, c’est  la Russie qui a raflé la mise . Cela montre en tout cas que l’Europe reste un nain politique, et que l’axe Paris-Berlin est encore bien fragile.

Troisième sujet de réflexion, pouvait-il y avoir une action internationale alternative? Ici encore deux observations. D’abord, la France suivant le Royaume-Uni a unilatéralement suspendu ses livraisons d’armes à la Turquie. Mais outre le fait qu’avec le Brexit, il est très difficile désormais d’avoir une unité de vue entre la France et le Royaume-Uni sur les questions de politique étrangère, la mesure prise est de peu d’efficacité. Car le montant des ventes d’armes françaises à la Turquie est faible, une cinquantaine de millions d’euros en moyenne annuelle sur dix ans, par rapport à ce qui a été récemment commandé par l’Arabie Saoudite (qui mène, contre des Chiites au Yémen, une guerre à connotations religieuses, qui n’est pas moins condamnable sur le plan moral que l’agression turque contre les Kurdes). Certains mettront en avant le principe de réalité, la vente d’armements est indispensable pour financer notre propre armement, mais les ventes d’armes tous azimuts ou presque sont indéniablement un facteur d’affaiblissement de la politique   étrangère, dès lors qu’elles contredisent gravement le discours officiel sur les valeurs qui sont les nôtres [5]

Enfin, dans une perspective d’action purement nationale, n’aurait-il pas fallu savoir prendre un risque en envoyant une force aéronavale pour contester en Syrie la supériorité aérienne turque dans la zone attaquée ? Mais le risque eût été grand de se trouver dans une situation cauchemardesque d’affrontement avec un pays membre de l’OTAN qui, de surcroît, aurait mis en œuvre  des systèmes d’armes anti-aériens très performantes achetés à la Russie ! Bref, il ne reste plus sur le plan militaire qu’à réfléchir sur la possibilité de faire face à l’avenir à une menace similaire à l’action de la Turquie (en s’inspirant de ce que les USA ont fait pour les talibans en Afghanistan avec la fourniture d’armes anti-aériennes légères, par exemple ?). Mais si l’on en a la volonté politique, cela demandera du temps et de l’argent.

Pour conclure, quelle sera la fin de l’histoire ? L’Europe est hors-jeu, la position des États-Unis est imprévisible du fait de son président, mais la Russie réussit à accroître son emprise sur la région, et sans doute aussi l’Iran. Or aucun de ces deux pays jusqu’à présent n’appuie la position du président turc. Celui-ci s’est engagé dans cette aventure militaire en espérant flatter les sentiments nationalistes de son peuple, alors que son parti est en position moins hégémonique dans l’opinion. Son pari n’est pas gagné et il lui faut maintenir la pression sur le plan répressif [6].
.Affaire à suivre donc, même si nous n’y pouvons à peu près rien, un espoir demeure cependant pour que revive la démocratie. L’issue la plus souhaitable serait que soit écarté ce pouvoir turc autoritaire, comme ce fut le cas en Argentine, après la guerre des Malouines. Mais au-delà des équilibres géostratégiques différents, les dictateurs argentins ont eu en face d’eux des personnalités au caractère bien trempé, Mrs Thatcher, Prime Minister, et l’amiral de la Flotte Sir Henry Leach, Premier Lord de la mer. On doit alors s’interroger sur le poids des circonstances, en se remémorant, qu’à Londres, fin mai 1940, Sir Winston Churchill n’a réussi à faire prévaloir son point de vue face aux partisans d’un accommodement avec Hitler, que parce qu’il a bénéficié du soutien de… Sir Neville Chamberlain7.

Tous les dirigeants des principales nations occidentales ont-ils conscience que leur image, aujourd’hui dans le monde, et peut-être demain dans l’Histoire, dépend de leur action face aux Turcs contre les Kurdes. Il leur faut échapper à la terrible formule de Churchill au sujet de Munich «  Vous avez choisi la honte pour éviter la guerre, vous avez eu la honte et vous aurez la guerre » ?


Notes de lectures :

[1] La phrase de Napoléon au Tsar Alexandre « À moi, l’Occident, à vous l’Orient » est apparue aux Turcs comme une trahison à leur égard, alors qu’ils avaient été les premiers à reconnaitre l’Empire français.

[2] Cette guerre sortie de nos mémoires où les puissances européennes, France et Italie, ont eu une diplomatie erratique, et qui a conduit à réviser un traité signé après la guerre de 1914-1918, donc à l’encre à peine sèche, et a abouti à un traité organisant une gigantesque opération d’épuration ethnique, bien avant l’invention du terme, mériterait une analyse qui dépasse ce billet d’humeur.

[3] N’eût-il pas mieux valu annuler ce match, comme ce fut le cas dans la Coupe du Monde de rugby, pour cause de typhon, en attribuant aux deux équipes un résultat nul ?

[5] On n’a pas oublié la situation difficile pour les autorités françaises provoquée par l’importance des ventes d’armements à l’Argentine, au moment de la guerre des Malouines, ou à l’Irak de Saddam Hussein.

[6] Cf. l’article « Tancé par ses alliés, Erdogan peine à mobiliser les Turcs » in Le Monde du 16 octobre 2 019, pages 2 et 3


*****************************************(*) Pierre Versaille

Haut fonctionnaire qui fut en charge de réformes importantes et nouvelles qui, de ce fait, se doit à l’exigence de réserve.

Voir aussi dans ESPRITSURCOUF n°107 du 12 mai 2019  

Prochain numéro d’ESPRITSURCOUF,
le 126 paraitra le lundi 2 décembre

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