RENSEIGNEMENT ET ANTICIPATION,
UN PROBLEME PERSISTANT
Xavier RAUFER (*)
Criminologue
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L’attentat perpétré dans la basilique de Nice pose à nouveau la lancinante question : pouvait-on prévoir, pouvait-on prévenir ? Au-delà de l’évènement, de manière plus générale, Xavier Raufer s’interroge sur l’anticipation. Selon lui, les services de renseignements souffrent de deux maux : ils sont trop tournés vers le passé, et ils sont trop inféodés au numérique. Il ne nous livre pas ici un cours magistral (même si ça y ressemble un peu). Ses réflexions soulignent ce qu’il appelle une erreur de concept dans l’approche du renseignement.
Dans un monde souvent oublieux des périls, la sécurité globale tient d’abord à parer aux surprises stratégiques. D’où le crucial besoin d’un renseignement d’alerte, outil d’aide à la réduction des erreurs de décisions.
Cela impose d’imaginer une méthode permettant d’élaborer des estimations exactes, en. partant d’une réflexion critique sur le réel observable. Cela oblige à explorer ce qui n’est pas tracé, à repérer, à cibler les phénomènes menaçants (entités, territoires, flux, situations). Ainsi pourrons-nous agir à temps, voire, prévenir.
Dans « La Société du risque », son prophétique ouvrage sur une société de l’information alors émergente, Ulrich Beck souligne ceci : « L’horizon chronologique de la perception que l’on a de l’existence se rétrécit continuellement, jusqu’à ce que l’histoire, dans les cas limites, finisse par se réduire au présent ». De fait, l’instantanéité numérique nous assigne toujours plus le très court terme, voire l’immédiateté, comme norme temporelle. Le travail, les communications, la vie privée même, sont subjugués par l’instantané.
La phase préalable
À l’ère de l’éphémère, de la mobilité constante et du provisoire permanent, rien bien sûr n’est vraiment assuré, sauf ceci : pour survivre, tout spécialiste doit désormais devenir prévisionniste. Pour triompher, toute stratégie doit intégrer une cruciale phase amont. Partout, l’essentiel est de savoir devancer.
Or, si son champ d’étude concerne la sécurité globale, l’expert déplore une situation paradoxale : dans son domaine, la phase du préalable (celle où l’on prévoit, prépare ou préconise ; celle où la détection précoce des menaces permet de les prévenir), cette cruciale phase du « pré« , est soit négligée, soit réduite à des incantations émanant de gens n’ayant pas idée du comment anticiper.
Partout ailleurs dans l’existence humaine, cette phase du préalable est si banale qu’on n’y songe plus. Quel chirurgien opère son patient sans avoir d’abord ordonné des examens radiologiques ou biologiques ? Quel cuisinier omet de se munir d’huile avant de faire sa mayonnaise ?
Or, l’aisance de l’homme, pour arpenter ce que la phénoménologie nomme « champ préalable d’inspection », s’évanouit dès qu’il s’occupe de sécurité, domaine où le taureau dans le magasin de porcelaine est encore souvent le modèle. Voir les navrantes guerres néocoloniales type Irak ou Afghanistan, loin d’être des cas isolés.
D’où ce rappel sur l’aspect crucial de l’anticipation, ou « phase amont » du décèlement précoce. Toujours fécond, le concept (lui aussi phénoménologique) de « conditions constitutives » nous fournit celles de cette étude : détecter précocement un danger ou une menace consiste d’abord à voir clair (décèlement) mais aussi à voir tôt (précocité).
Déceler c’est d’abord repérer ce qui nous empêche de percevoir, pour y remédier ensuite. Cette première phase revient à combattre l’aveuglement. Être précoce en la matière c’est faire en sorte que la lucidité advienne à temps. Cette seconde phase gère la temporalité.
En 2008, le « Livre blanc de défense et de sécurité nationale » exposait et affirmait un nouveau (dans ce domaine) concept : l’anticipation des risques et périls issus du désordre mondial. Le principe une fois affirmé, nul dans l’Etat n’ayant idée de comment anticiper, la routine reprit et l’Etat français continua à être surpris, choqué, bousculé à chaque événement désagréable ou dangereux, intérieur ou extérieur.
Les erreurs des services de renseignement
D’usage, dans l’existence humaine, l’avenir conditionne et façonne le présent : l’homme agit en-vue-de ; il est dans sa nature de s’anticiper. Si l’étudiant travaille (aujourd’hui), c’est en vue d’un examen (à-venir), puis d’une carrière (avenir plus lointain). Nul ne dispute plus cette réalité. Ainsi, le sens du temps humain est-il d’usage avenir – présent(hors de la discipline historique). Or bien sûr, les djihadistes et narcotrafiquants agissent eux aussi en-vue-de et les espionner et combattre exige d’abord d’avoir saisi leur orientation chronologique.
À l’inverse, les analyses de services de renseignement souffrent d’une commune « erreur de montage » temporel. À contretemps, tous cherchent dans le seul passé les références et normes de leur action future. De ce fait, ils préparent la guerre d’hier et non celle de demain, pas même celle d’aujourd’hui. Le temps bureaucratique fonctionne bel et bien à rebours du temps humain usuel (temps humain : avenir – présent, (puis recherches et références dans le passé ; temps bureaucratique : passé – présent, et de là, projections dans l’avenir).
Un exemple concret : en 2020, pour rétablir la paix au Yémen, l’ONU élabore un plan en cherchant des références et modèles dans la période 2006-20018 (point médian = 2012). Puis l’ONU fait de ce projet un plan stratégique, applicable en 2022. En 2022, au Yémen, on combattra donc l’ennemi tel qu’il était vers 2012, soit dix ans auparavant – dix ans en retard sur des hybrides et mutants évoluant sans cesse. Un peu comme si l’on vaccinait en 2022 une population contre un virus de 2012.
Aussi, le risque est grand de voir les acteurs étatiques de la sécurité globale appliquer sur le terrain de telles théories caduques, souffrant de travers pourtant bien connus dans les sciences sociales : l’historisme et l’hyper constructivisme.
Piqûre de rappel. HISTORISME : selon des précédents et prémisses passés, on analyse des événements et on tente de prédire leur suite, dans l’idée (fausse) que les conséquences et enchaînements momentanés constituent un modèle reproductible. HYPERCONSTRUCTIVISME : par modélisation, en fait par intoxication numérique, on construit un ennemi d’exercice, un adversaire de confort, loin du réel. Cette démarche suscite une « réalité » fictive, bien plus contrôlable… mais inexistante (cf. Irak en 2003).
L’incertitude
Passée la frontière du connu, l’incertitude est : ce qu’on n’a pas d’avance déterminé, ce qui peut aussi bien advenir que non, ce dont le flou dissimule les contours, ce qui échappe aux classifications et aux raisonnements usuels.
La phénoménologie connaît trois types d’incertitudes, provoquées par : les conditions initiales régissant le domaine à prévoir ; les scénarios qu’on cherche à élaborer ; la complexité des structures en cause (exemple : difficulté extrême à modéliser mathématiquement les systèmes climatiques).
Dans notre domaine, tout savoir du terrorisme (si cela se peut) jusqu’au 10 septembre 2011 aurait-il permis d’anticiper l’attaque du lendemain ? Non bien sûr du fait de l’incertitude, invariant fatal pour toute prévision. Car mobiliser ce qu’englobe la sphère du calculable, soit tout ce qui se mesure ou se compte sur terre, réduit parfois l’incertitude dans le champ de l’inconnu-connu (on sait qu’on ignore). Mais tout ce calculable est impuissant face à l’inconnu-inconnu (on ignore même qu’on ne sait pas). Dans l’état actuel de la science, l’incertitude réelle ne peut s’éliminer, surtout pas l’inconnu-inconnu.
Nouvelle piqûre de rappel. Le CONNU-CONNU est le domaine du disponible et de l’accessible. L’INCONNU-CONNU est celui du possible, du supposé, du plausible et du douteux. L’INCONNU-INCONNU est le royaume de l’inconcevable (l’attaque du 11 septembre 2001 est un bon exemple d’inconnu-inconnu).
Ainsi, chercher dans le passé de quoi prédire l’avenir ne relève nullement de la prévision, mais bien de la pétition de principe – en anglais, wishful thinking. Pour le dire autrement, on est loin de toute prédiction, mais au contraire, en pleine historisation. L’historisation est l’inverse de la prédiction.
En 2020 par conséquent : la vraie incertitude n’est pas plus modélisable que du temps d’Aristote. La pensée calculante reste impuissante face à elle, Nul schéma issu du mathématisable ne peut à présent ouvrir le domaine du possible. Seul le cerveau humain prévoit et accède à ce que la phénoménologie appelle le savoir-qui-pré-sent.
Le décèlement précoce
Le décèlement précoce n’est pas une invention bouleversante, mais, en matière de sécurité globale, la simple application d’une sagesse exprimée dès la Chine antique. « Tout phénomène est au début un germe, puis finit par devenir une réalité que chacun constate. Le sage pense dans le long terme. C’est pourquoi il a grand soin de s’occuper des germes. La plupart des hommes ont la vue courte et attendent que le problème soit évident pour s’y attaquer. Quand il est encore en germe, l’affaire est simple, exige peu d’efforts et donne de grands résultats. Quand le problème est devenu évident, on s’épuise à le résoudre et d’usage, tous les efforts sont vains ». (Les Trente-Six Stratagèmes, Traité secret de stratégie chinoise – Rivages-Poche, 1995)
Le décèlement précoce des dangers réels du monde est un concept intégrateur et une méthode de type médecine préventive ; à qui vainc l’aveuglement et le met en œuvre, il fournit trois capacités. D’abord, de repérer, puis d’écarter les apparences, donc d’accéder au réel. Ensuite, de poser rapidement et efficacement des diagnostics. Enfin, d’agir tôt, de prévenir, avec précision et autorité.
Le décèlement précoce permet ainsi d’intervenir, avant de graves ruptures, sur les premiers symptômes d’un désordre à venir, sur la réduction des vulnérabilités, etc…, certes dans le champ de la sécurité globale, mais plus largement dans celui de la géopolitique et même du numérique.
Alors, comment opère le décèlement précoce, comment peut-il aider les autorités stratégiques ? Selon la méthode pressentir-déceler-projeter, une cellule vouée au décèlement précoce analyse des flux, territoires et populations périlleux. De là, elle pose des diagnostics permettant de prévenir la menace, ou de riposter. Un danger précis se dessine ? Ces diagnostics précoces permettent au renseignement de cibler une zone, un groupe, etc…, à temps, avant tout passage à l’acte. Et si un acte hostile est malgré tout commis, l’avoir correctement diagnostiqué évitera qu’il ne se reproduise.
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(*) Xavier Raufer
Criminologue, directeur d’études, au pôle sécurité-défense du Conservatoire national des Arts et Métiers.
Professeur associé :
. Institut de recherche sur le terrorisme, Université Fu Dan, Shanghaï, Chine.
. Université George Mason (Washington DC), centre de lutte contre le terrorisme, la criminalité transnationale et la corruption
Directeur collection au CNRS-Éditions, coll. Arès ; et à «Directeur collection au CNRS-Éditions, coll. Arès et à « SECURITE GLOBALE » sa nouvelle série aux éditions Eska. Vous trouverez dans la rubrique LIVRE du numéro 142 du 13 juillet 2020 la présentation du dernier numéro de cette revue. Mettre un lien avec cette Revue dans la rubrique LIVRE
Il est auteur de nombreux ouvrages consacrés à la criminalité et au terrorisme, dont le livre « Le crime mondialisé » présenté dans le n° 114 du 1er juillet 2019
Bonne lecture et rendez-vous le 16 novembre 2020
avec le n°151
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