VOLATILITÉ, INCERTITUDE, COMPLEXITÉ ET AMBIGUITÉ

de Richard Labévière(*)
Journaliste, spécialiste en R.I.


LES 7 POINTS CARDINAUX DE LA GEOGRAPHIE « VUCA »
VolatilityUncertaintyComplexity et Ambiguity

En 2014, les chercheurs Nathan Bennett et James Lemoine ont popularisé, à travers plusieurs articles publiés par la Harvard Business Review, un concept créé aux Etats-Unis par l’Army War College : le « VUCA », acronyme de VolatilityUncertaintyComplexity et Ambiguity pour décrire les conséquences résultant de la fin de la Guerre froide : volatilité, incertitude, complexité et ambiguïté. Appliquée au monde actuel de « la guerre de tous contre tous » et notamment aux réalités induites par la « jurisprudence Vendémiaire », cette grille de lecture permet de répertorier différentes zones de guerre « sous le seuil », rejoignant le constat établi par le géographe français Yves Lacoste dès 1976 : la géographie, ça sert d’abord à faire la guerre1

Dans cette perspective, il est parfaitement logique que cette « géographie VUCA » s’impose – dans et à partir – de zones maritimes dont les ambitions et la maîtrise constituent les articulations majeures de l’économie mondialisée contemporaine.

– En tête de liste vient l’appropriation de territoires et eaux territoriales. La Russie et la Chine ont, illégalement pris ou construit des terres avant d’en réclamer les eaux territoriales adjacentes, restreignant ainsi la liberté de navigation, sans aucune résistance internationale réelle.
Ici, la Chine tient la corde avec son projet de « routes maritimes de la soie », prévoyant d’établir un réseau de points d’appui jusqu’en Europe avec des installations civiles (terminal 1 du Pirée) et des bases militaires à proximité des détroits de Bab el-Mandeb (Djibouti), potentiellement de l’Inde (Colombo au Sri-Lanka), d’Ormuz (Gwadar au Pakistan), de Suez ou en Méditerranée (Tartous et Cherchell). Le levier est « d’abord civil/financier » avant de se concrétiser militairement (Djibouti, Tanzanie, Mozambique et Madagascar), mais aussi au travers de partenariats stratégiques comme au Pakistan notamment.
Parmi les objectifs russes, on peut citer une volonté d’implantation durable en Méditerranée et au Levant ; celle de dénier l’accès de puissances rivales dans les mers Noire et Baltique ; l’extension de son plateau continental dans l’océan Arctique. Pour se faire, Moscou réactive autant de « liens historiques » en Syrie, Algérie et Egypte, ainsi que dans les Balkans et, désormais en Afrique, tout en déployant une « diplomatie cohérente et pro-active ». Evitant de renverser ou de changer les régimes – comme cherchent à le faire brutalement les Etats-Unis -, la Russie soutient des acteurs militaires locaux tout en s’efforçant de détourner le droit international à son profit comme, par exemple, pour la route maritime du Grand nord.

– En second lieu, il s’agit de souligner la vulnérabilité cyber des navires et des ports. Les effets « disruptifs » d’attaques cyber sur les navires et/ou les systèmes de navigation peuvent être considérables : satellites de communication, détecteurs, AIS2, systèmes de navigation et de propulsion, etc.. L’AIS est utilisable par des pirates et des pêcheurs illégaux. Ces derniers peuvent s’en servir pour cibler leurs victimes ou duper les différentes autorités maritimes. Une erreur de navigation GPS peut parfaitement être provoquée, avec des conséquences catastrophiques dans un détroit ou un port.

– La troisième dimension de la géographie VUCA touche les câbles sous-marins. Les quelques 300 câbles, qui permettent d’acheminer 99% des communications internationales, sont physiquement vulnérables, d’éventuelles ruptures laissant aussi présager d’incalculables dégâts. Les menaces étatiques et non-étatiques (espionnage, sabotage, piraterie et terrorisme) qui pèsent sur ces câbles sont susceptibles d’affecter des infrastructures vitales, parce qu’au cœur de l’interdépendance des réseaux. A ce jour, il n’existe aucun instrument juridique international traitant de la protection des câbles en haute mer. Djibouti et Marseille constituent deux nœuds très sensibles pour l’Europe du Sud comme Hawaï pour l’Asie. La Norvège est également une cible potentielle.

– La quatrième fragilité concerne les ressources en eaux profondes, connaissant un regain d’intérêt certain en raison de la raréfaction croissante des ressources naturelles terrestres. La Russie se positionne sur la zone arctique avec six nouvelles bases militaires. La Chine a renforcé sa « ligne des neuf traits » par la construction des îles et l’installation de bases civiles et militaires en mer de Chine méridionale. Elle s’intéresse activement aussi au Groenland. Le golfe de Guinée, la Guyane, le canal du Mozambique et la Polynésie où la France dispose d’intérêts important sont également concernés.

– Cinquième incidence : piraterie et terrorisme en mer. Les espaces maritimes sont de plus en plus menacés par le brigandage, la piraterie, des trafics en tous genres et, désormais le terrorisme, ces différentes menaces pouvant s’imbriquer. Au cœur des activités illicites, les trafics d’armes, de drogues et d’êtres humains ramènent souvent aux capacités opérationnelles de réseaux criminels transnationaux.

– Sixièmement : la prolifération. Les ventes d’armes aux pays en développement pour y gagner de l’influence compliquent énormément la donne et les logiques de la géographie VUCA. De surcroît, le développement des missiles balistiques peut donner lieu – notamment dans le cas Nord-coréen – à une prolifération secondaire par l’acquisition de systèmes balistiques ou de leurs composants par des pays tiers.

– Enfin, septième perspective : des guérillas soutenues par des Etats. C’est le plus vieux métier du monde ! La Chine utilise contre paiement nombre de pêcheurs et de milices locales pour effectuer ses avancées illégales en mer de Chine méridionale et dans l’océan Indien, notamment dans le canal du Mozambique et entre Maurice et Madagascar. La plupart des détroits stratégiques – dont ceux d’Ormuz et de Bab el-Mandeb – peuvent facilement être minés à l’aide de moyens légers et par l’intermédiaire de sous-traitants disposés à remplir de genre de contrats.


QUE FAIRE ?

Pour faire face aux évolutions de cette géographie VUCA et ses menaces non conventionnelles, il s’agit à la fois de s’inscrire dans une logique d’approche globale et de renforcement des capacités de notre Marine nationale. Non seulement le Vendémiaire et l’ensemble de nos bâtiments de guerre doivent poursuivre leurs missions afin d’assurer et de garantir la liberté de navigation sur l’ensemble des mers et des océans de la planète, mais il s’agit – de manières opérationnelles, politiques et culturelles – de maintenir une « posture de vigilance à 360 degrés ».

Trois perspectives s’imposent :

– Améliorer la coordination des différents acteurs, au sein des Etats, entre les Etats, entre Etats et organisations internationales, et entre organisations internationales. Une telle posture s’efforce de promouvoir le développement des normes internationales ou, selon les cas, politiquement contraignantes dans les domaines de menaces hybrides précédemment évoqués.

– Renforcer les capacités de recueil et de partage du renseignement afin de disposer d’analyses communes des situations. Cette étape s’avère indispensable pour améliorer la réactivité des instruments de sécurité, notamment par la mise en œuvre d’exercices conjoints intégrant les scénarios de menaces hybrides jusqu’à la conduite d’opérations militaires de haute intensité.

– Enfin, la géographie actuelle du VUCA doit être retournée pour en inverser les dimensions contre l’adversaire, afin de lui imposer l’incertitude en maintenant le « flou » sur nos critères de réaction, à l’instar de la dissuasion qui vise à défendre des intérêts vitaux volontairement non explicités. Un impératif catégorique : élever le prix qu’il aura à payer en cas de passage à l’acte. Une information largement diffusée dénonçant ces comportements constitue donc un premier élément de réponse. Mais pour marquer la volonté de faire respecter les règles, une force navale crédible (donc visible) reste indispensable pour prévenir ces comportements.


Notes de  lectures
1 Yves Lacoste : La Géographie, ça sert d’abord à faire la guerre. Editions François Maspero, 1976.
2 Le Système d’identification automatique (SIA) ou Automatic Identification System (AIS) est un dispositif d’échanges automatisés de messages entre navires par radio VHF qui permet aux navires et aux systèmes de surveillance de trafic (CROSS en France) de connaître l’identité, le statut, la position et la route des navires se situant dans la zone de navigation.

……………………………….. ……… (*) Richard Labévière

Il a été rédacteur en chef à la Télévision Suisse Romande (TSR) et à Radio France International(RFI). Rédacteur en chef bénévole de Défense, la revue de l’Union-IHEDN (Institut des hautes études de défense) de 2003 à 2011, il exerce depuis 2010 comme consultant en relations internationales et en question de défense et sécurité. Depuis 2012 Vice-Président d’espritcors@ire (Observatoire de la Défense et de la Sécurité, réseau d’experts des questions de défense et de sécurité). Depuis 2014, il est rédacteur en chef du site Proche & Moyen-Orient – Observatoire Géostratégique. Il est aussi membre de la rédaction du mensuelAfrique-Asie et d’ESPRITSURCOUF.fr. Il est officier de réserve opérationnelle de la Marine nationale.

Richard Labévière écrit régulièrement sur le site Proche & Moyen-Orient répertorié dans la rubrique Revues et Lettres de la “Communauté Défense et Sécurité” d’ESPRITSURCOUF.fr
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