DE L’ARMEE FANTÔME
AU BEL ESPOIR
Jean-Pierre Ferey
Journaliste
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Il faut savoir relâcher la vapeur, dit l’auteur de cet article, qui a accumulé bien des mauvaises humeurs contre les bêtises de l’Europe. Mais dans le même temps, il est bien conscient que des choses commencent à bouger autour de l’Europe de la Défense.
L’Europe de la Défense, cela fait des années qu’on en entend parler. Le moins qu’on en puisse dire, c’est qu’elle nous laisse dubitatifs. On peut certes agir, comme pour une grande utopie, en espérant un jour, plus tard, la voir se concrétiser. Mais on peut aussi trouver matière à en rire franchement.
L’armée fantôme
Tiens, un exemple. Qui le sait, ou qui s’en souvient encore ? L’Europe dispose, en permanence, d’une force de réaction rapide de quelques trois mille hommes, prête à intervenir sur le champ. Si, Si, cette force existe ! Elle existe depuis une quinzaine d’années, Jacques Chirac était alors Président de la République, et Michèle Alliot-Marie sa ministre de la Défense. Mais cette force, personne ne l’a jamais vue !
C’est une troupe fantôme. Comme pour tout fantôme, certains affirment en avoir aperçu l’ombre, d’autres en ont entendu les bruits, d’autres encore en ont trouvé des traces. Mais en réalité, personne ne l’a vue, sur aucun théâtre d’opérations, dans aucune manifestation officielle, sur aucun champ de manœuvre. Elle n’a jamais défilé sur les Champs-Elysées, où ont pourtant paradé tous les drapeaux de l’Europe avec leurs gardes, où ont été applaudis des soldats allemands, britanniques, espagnols, et même brésiliens.
Cette force existe réellement, et sa mise sur pieds est parfaitement codifiée à la mode Bruxelloise depuis 2007. Elle se compose de deux « battle-groups », également appelés « GT 1500 ». Il s’agit donc de deux groupements tactiques interarmes multinationaux de mille cinq cents hommes chacun, qui prennent l’alerte pour une période de six mois. Comme il y a deux semestres par an, la force européenne consomme donc quatre GT 1500 chaque année. Le pays qui s’engage à être le leader d’un groupement fournit la tête, la colonne vertébrale, le tronc, le bras droit éventuellement. D’autres pays de l’Union viennent s’y rattacher, en apportant les membres manquants.
Il est certain que les Etats ne se bousculent pas pour assurer le leadership d’un groupement. Et il arrive qu’un seul battle-group assure l’alerte. C’est le cas en ce moment. Le GT de permanence, baptisé « Helbroc », est commandé par la Grèce, appuyée par la Bulgarie et la Roumanie, avec une participation de la Serbie et de l’Ukraine. Compte tenu de l’état des finances et des insuffisances logistiques de ces pays, on les voit mal se lancer dans une intervention extérieure.
Ce qui est sûr, c’est que la préparation de ces soldats suit un processus qui s’étale sur près d’un an. Si leurs premiers entrainements se déroulent dans leurs cantonnements habituels, vient un moment où il faut déplacer les différents contingents pour les regrouper, leur apprendre à travailler ensemble, pour leurs exercices de synthèse et leur validation. Tout cela coûte cher et représente une dépense inutile, puisque cette force n’interviendra pas. Elle n’a jamais été employée depuis sa création, malgré les besoins et plusieurs sollicitations, parce qu’il n’y a aucune volonté politique pour le faire. Et il n’y en aura pas, à l’évidence, avant plusieurs années.
Devant cette obstination à forger un outil dont on ne se servira pas, n’y a-t-il pas là matière à rire, comme on le disait plus haut ? Ou à pleurer, de dépit
Bilan Désastreux
C’est comme l’opération « EUTM Mali » (European Union Training Mission in Mali), dont le but est de former l’armée malienne. Denis Thull, chercheur à l’IRSEM (Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire) vient d’analyser cette opération, qui dure depuis sept ans et mobilise quelques 500 soldats européens. Son constat est désastreux : EUTM Mali est inefficace, car elle souffre de sept grandes difficultés.
Mélange de priorités : européens et maliens ont des vues divergentes. La priorité des européens est de reconstruire l’outil militaire du Mali. La priorité des maliens est leur effort de guerre, 75 % de leurs troupes sont engagées sur le terrain, pour une longue période le plus souvent. Résultat, « les soldats à former qui arrivent aux centres d’instructions d’EUTM sont peu nombreux et épuisés ».
Non prise en compte des besoins réels. Les maliens acceptent toujours les propositions de conseils, de formation ou d’équipements, lorsqu’ils sont gratuits. Mais l’offre n’est pas toujours en adéquation avec leurs besoins réels. Exemple avec les véhicules qu’on leur donne (il s’agit rarement de véhicules neufs). « Ils ne verront jamais le théâtre d’opération, ils tombent en panne à la première occasion, car ni budget, ni pièces de rechange, ni expertise en mécanique n’ont été programmés ». Résultat : l’offre contribue peu au renforcement des capacités, et aurait même tendance à les affaiblir.
Manque de coordination. « Un autre inconvénient de la rupture entre l’offre et la demande est la mauvaise coordination de l’aide extérieure. Elle n’est ni appliquée par la partie malienne, ni assumée de manière adéquate par les donateurs ». Chacun tente d’inculquer ses propres « concepts militaires et culturels, qui coexistent de façon malaisée ». EUTM reconnait d’ailleurs que ses contingents (espagnols, suédois, allemands et estoniens) instruisent selon leurs propres normes, ce qui contribue « à la saturation de l’armée malienne ».
Formation insuffisante.EUTM Mali a formé plus de 5.000 soldats entre février 2013 et avril 2016, mais cette formation est critiquable et critiquée, car de trop courte durée. Le recyclage des bataillons, commencé en 2015 pour améliorer leurs techniques de combat « n’a pas apporté de progrès significatif. L’impact de la formation des formateurs reste, lui aussi, incertain ». Parfois, les soldats maliens sont formés avec des équipements que leur armée ne possède pas.
Intérêts divergents. « Il est douteux que les dirigeants politiques et/ou militaires du Mali partagent cet objectif » de reconstruire une armée compétente et professionnelle. D’abord, le gouvernement malien s’accommode fort bien de déléguer la sécurité du pays aux forces étrangères, notamment celles de la MINUSMA (mission des Nations Unies au Mali). Ensuite, l’externalisation de la sécurité constitue pour les dirigeants une garantie face à leur propre armée, sujette aux coups d’État.
Résistance au changement. Denis Thull souligne une résistance « particulièrement notable » lorsqu’il s’agit de questions de gouvernance. Ainsi la mise en place d’un système de gestion des ressources humaines, ou d’un nouveau système de paie, se trouve bloquée « par les intérêts particuliers, notamment le racket et la corruption ».
Faiblesse de l’Etat malien. Une armée efficace ne peut être maintenue en l’absence d’autres structures étatiques efficaces. Quant aux personnels et aux réseaux qui animent le secteur de la sécurité, ils souffrent de corruption et d’un manque d’organisation flagrant. Or EUTM n’a pas de prises sur ces problèmes.
Ça bouge
Ouf ! Pour reprendre une expression populaire, « n’en jetez plus, la cour est pleine ». Voici l’Europe de la Défense vigoureusement étrillée. Mais il faut parfois relâcher la vapeur et laisser la colère s’exprimer. On voit alors la suite des évènements d’une manière plus sereine.
Et des évènements, il va s’en produire.
Car ça bouge autour de l’Europe de la Défense. C’est plus qu’un frémissement. Des initiatives fortes ont été lancées. On peut citer en exemples, et en vrac, le programme SCAF, système de combat aérien du futur, qui associera avions de chasse et drones, où travaillent ensemble allemands, espagnols et français, pour une mise en service en 2040. Ou bien l’opération « Agénor », montée en un temps record par huit pays européens, dont la France, qui ont décidé d’envoyer leurs frégates patrouiller dans le détroit d’Ormuz pour y garantir la libre circulation maritime. On encore la mise en place du FED, fonds européen de développement, qui représente selon un officier d’état-major, une vraie mutation dans l’ADN de l’Union Européenne. Pour la première fois, de l’argent communautaire va être insufflé dans la recherche et le développement d’outils militaires, jusqu’à la réalisation du prototype.
Il faut replacer ces initiatives dans leur contexte, dit-on à la DGRIS
(Direction Générale des Relations Internationales et de la Stratégie du
ministère des armées). Tous les pays de l’UE ont pris conscience de la
détérioration rapide de leur contexte sécuritaire : multiplication des
crises dans le pourtour européen ; expansion du terrorisme ;
extension de nouveaux domaines de conflits comme le cyberespace ; pression
migratoire ; reprise de la course aux armements depuis la sortie des USA
des accords de désarmement.
Cette prise de conscience entraine évidemment de nouvelles réflexions
stratégiques. Sans toucher au tabou de l’OTAN, les pays européens se persuadent
petit à petit de l’absolue nécessité de partager et de travailler ensemble. Voilà pourquoi on peut affirmer qu’une
nouvelle dynamique se met en place, engendrant des impulsions fortes et des
décisions inédites. Et voilà pourquoi nous n’avons pas fini de parler de
l’Europe de la Défense.
(*) Jean-Pierre Ferey a mené une carrière complète de journaliste de télévision, où il a longtemps été spécialisé sur les questions de géopolitique et les affaires militaires. Auditeur de l’IHEDN (42° session nationale), il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont « les héros anonymes de l’été 44 » aux éditions du Rocher.
Il est Secrétaire de rédaction d’EspritSurcouf.
Bonne lecture et rendez-vous le 23 mars 2020
avec le n°134 d’ESPRITSURCOUF
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