La conscription
en Europe

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Johann Airieau (*)
Journaliste-stagiaire chez ESPRITSURCOUF

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L’article du général Desportes,
« Reconstruire la défense du territoire » (ESPRITSURCOUF n°158 du 28 février), a remis en lumière la conscription. Comme la France, de nombreux pays européens ont « oublié » le service militaire. L’auteur constate que la dégradation des relations internationales provoque un retour de balancier. L’appel aux citoyens pour défendre leur pays semble revenir dans l’actualité
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Selon le département de sciences politique de l’université de Lund (Ingesson 2017), la conscription est l’enrôlement forcé de civils dans le but de réaliser un service militaire.  Traditionnellement, elle marque l’appartenance d’individus à une communauté nationale. Les citoyens ont alors le privilège de défendre leur patrie. La conscription n’a souvent visé que les hommes, excluant ainsi la moitié des citoyens d’une classe d’âge.

Moyen populaire de levée d’armées dans l’Antiquité, ce système est réapparu dans l’histoire récente en 1793 en France, à l’heure de la « Patrie en danger ». Menacée dans son existence, la France révolutionnaire a procédé à une levée en masse,  non sans susciter des heurts dans l’ouest du territoire, afin de rassembler des troupes pour repousser la Première Coalition.

Évolutions

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La plupart des pays européens ont introduit un moyen de conscription au cours du XIXe siècle. En se développant, cet outil militaire a changé les échelles des conflits aux XIXe et XXe siècles. Cependant, depuis la fin de la Guerre Froide, les puissances européennes semblent s’en désintéresser. La chute de l’Union soviétique et la dissolution du Pacte de Varsovie ont fait disparaître la menace du grand conflit qui pesait sur les pays d’Europe.

Image d’un autre temps. Les jeunes gens reconnus aptes par le conseil de révision sont désormais des conscrits. Photo DR

L’évolution de la guerre a également changé la donne : il est loin le temps de l’infanterie de ligne. Désormais la guerre est nucléaire et tournée vers les nouvelles technologies. Le soldat ne doit plus seulement être discipliné, mais savoir manier des armements de plus en plus sophistiqués et faire appel à des savoir-faire de plus en plus complexes sur le champ de bataille. La concurrence devient ardue pour les unités de conscrits avec la professionnalisation toujours plus poussée dans la plupart des armées en Europe.

Bien souvent, on rechigne à envoyer des appelés lors d’opérations extérieures (OPEX). Ce sont alors des soldats professionnels qui se chargent de ces missions « dangereuses », hors du territoire national. C’est aussi dans une logique d’économie des moyens de défense, permise par Washington à travers l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), que plusieurs pays européens ont suspendu ou limité leur conscription.

Entre motivations et réticences

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Il existe, d’après le site du Bureau Européen de l’Objection de Conscience, 15 pays en Europe qui pratiquent la conscription. Du sud au nord en tournant par l’est : la Grèce, Chypre, la Moldavie, l’Ukraine, la Biélorussie, la Russie, la Finlande, la Norvège, la Suède, le Danemark, la Lituanie, l’Estonie, l’Autriche, la Suisse et la France.

Cette dernière a suspendu (et non pas aboli) la conscription en 1997. Mais depuis deux ans, on a commencé à y rétablir un service national, baptisé service national universel (SNU). Le projet est actuellement en sommeil, en raison de la pandémie.

On constate que la plupart des pays pratiquant la conscription se trouvent en Europe de l’est et du nord. Cela tient évidemment, non seulement aux traditions militaires et populaires de ces pays, mais aussi à l’attitude de la Russie, qui ne leur donne pas l’occasion de baisser la garde. Le nombre de troupes régulières russes est sujet à débat. Les forces armées russes pouvaient compter entre 850 000 et 1 013 000 soldats suivant les estimations en 2017. La catégorie la plus représentée serait celle des engagés contractuels, formant avec les conscrits le gros des forces militaires.

Il y a un lien apparent entre tensions géopolitiques et présence ou non d’un système de service militaire. C’est donc le cas avec la Russie en Europe de l’Est et c’est le cas avec la Turquie, face à la Grèce et à Chypre : la conscription est appliquée dans les pays de ces zones.

La Suisse, société militarisée

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Cas emblématique, la Suisse maintient contre vents et marée son système de service militaire. Le point de vue helvétique est bien particulier : État neutre, les armées, organisées sous forme de milices, sont garantes de cette neutralité et de la défense du territoire. Ce type d’organisation est un élément capital dans la culture suisse : Différents systèmes de milices (politiques, pompiers, militaires, associatifs…) coexistent dans la société.

L’armée suisse en rase campagne. On voit que le masque fait partie du paquetage. Photo Pixabay

L’armée est une institution centrale dans la vie des Suisses, les conscrits, citoyens masculins aptes, mènent ainsi de front leur vie civile et leur carrière militaire jusqu’à l’âge limite de service (qui varie selon les grades). L’armée suisse comptait plus de 140,000 soldats en 2020, 9 000 seulement étaient des militaires professionnels « à temps plein ». Le service est également ouvert aux Suissesses sur la base du volontariat.

Ce système ne souffre que de peu de contestations. D’après un sondage de 2013, plus de 70% des Suisses ont refusé d’abolir la conscription, malgré un environnement privilégié, car sans adversaire. Les traditions nationales pèsent donc de tout leur poids dans ce pays où le service militaire fait partie de la vie de tous les jours et touche presque tous les hommes. L’abolir serait une petite révolution. Cependant, une certaine inertie est caractéristique de cette institution, notamment en ce qui concerne l’égalité des sexes devant la conscription, ce qui constituera sans doute l’objet de futures réformes.

Europe du nord, une « défense totale »

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En 2021, le Danemark, la Norvège, la Suède et la Finlande ont recours à la conscription. Ces pays perfectionnent également un système de « défense totale », alliant monde civil et militaire pour défendre leur territoire et développer la résilience de leur société. La Norvège et la Finlande ont une frontière terrestre avec la Russie, la Suède est en concurrence avec ce même pays en mer Baltique. Le comportement russe depuis 2014 et la crise en Crimée contribue à créer des tensions dans cette région et à en inquiéter les pays.

La Norvège utilise la conscription comme ciment national, garante de la défense du territoire. L’utilisation de conscrits vise à faire de la défense territoriale, et non à combattre à l’étranger. Le pays perpétue cet outil en le modernisant par l’intégration des femmes. Il s’agit du premier pays au monde à prendre cette décision, qui. montre l’importance de la conscription dans la vie civique en Norvège et la pérennité d’une institution alors même que d’autres alternatives existent.

La Suède a une longue tradition historique d’utilisation de conscrits. Nation neutre du début du XIXe siècle jusqu’à la fin des années 2000, elle a aboli la conscription en 2010 pour avoir une armée entièrement professionnelle. Elle a fait machine arrière en 2017 au vu des tensions avec la Russie. La conscription a donc été réactivée pour les hommes et les femmes dans une logique de dissuasion et de résilience, la Suède utilisant la doctrine de « défense totale ». La coopération avec l’OTAN a également été renforcée grâce à des exercices militaires. Ce lien est vital pour la Suède, étant donné le fait qu’elle n’est pas membre de l’alliance.
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Une section d’infanterie suédoise embarque à bord d’un Black-Hawk. La Suède a rétabli la conscription en 2017. Photo André Bour

La situation de la Finlande est extrêmement précaire vis-à-vis de la Russie en raison d’une frontière terrestre partagée sur plus de 1000 kilomètres. La Finlande utilise un système de conscription pour compléter ses effectifs militaires et protéger son territoire. La conscription touche la plupart des hommes d’une classe d’âge. Elle diffère en durée en fonction du grade et de la spécialité. Après leur service, les conscrits sont intégrés aux forces de réserves qui permettent de renforcer les forces d’active, mais également d’avoir une société civile mieux préparée en cas de conflit.

De ces trois pays du Nord, seule la Suède, qui n’a pas de frontière terrestre avec la Russie, a aboli temporairement sa conscription. Il est clair qu’en plus des traditions nationales, c’est la politique étrangère russe qui pousse ses voisins à maintenir un système de conscription à des fins défensives.

Le même cas de figure s’applique aux Pays baltes. Anciennes républiques de l’Union soviétique, ces pays sont aujourd’hui membres de l’OTAN et sur la défensive. L’Estonie a maintenu un système de conscription de façon continue, la Lituanie a rétabli la sienne en 2015 après l’avoir abolie en 2009.

La Lettonie est différente. Il s’agit du seul pays balte à ne pas pratiquer la conscription. Cependant, il se prépare, comme les pays nordiques, par une stratégie de « défense totale » alliant toute la société. Cela se rapproche d’un « service » civique, notamment par la dimension d’investissement des citoyens : les Lettons suivent ainsi des enseignements particuliers à l’école, et sont encouragés à s’impliquer dans la défense du pays pour augmenter sa résilience.

Retour en arrière, ou renouveau

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Le cas le plus intéressant en Europe de l’Est est l’Ukraine. Ce pays avait également aboli sa conscription, en 2012. Elle a été rétablie en 2014 à cause du conflit à l’est de son territoire et la tension qui perdure avec Moscou. Cet exemple est le plus révélateur quant au rôle dissuasif qu’ont toujours les conscrits.

En Europe du Sud, les tensions territoriales entre la Grèce et la Turquie se sont accentuées en 2020. La Turquie revendique des eaux territoriales grecques, ce qui a provoqué une escalade entre les deux pays. C’est dans ce contexte que la Grèce évolue : elle se réarme et étend son service militaire de 9 à 12 mois. Cette situation est à placer dans un long historique de tensions entre ces deux pays. La situation est néanmoins particulièrement épineuse, la Grèce et la Turquie étant membre de l’OTAN, leur antagonisme peut affaiblir la crédibilité de l’alliance atlantique.

La conscription se maintient donc et renait en Europe, alors même que la tendance est à l’armée de métier et à la spécialisation. Les traditions nationales, les crises et la présence d’un voisin qui ne respecte plus les conventions internationales poussent un pays à rappeler ses conscrits. La conscription n’est donc pas enterrée, comme certains aimeraient à le penser. Elle a encore sa place au XXIe siècle, avec des doctrines complémentaires, telle la « défense totale ».

Cependant, de nombreux défis restent à surmonter quant aux services militaires, comme l’intégration des jeunes femmes. Quoi qu’il en soit, le contexte international pourrait forcer certains États européens à faire machine arrière et à réinventer la conscription. Cela pourrait changer la vision du contrat social et proposer une nouvelle alternative crédible à la vision de la citoyenneté au XXIe siècle.

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(*) Johann AIRIEAU est diplômé d’une licence d’histoire de l’Université Lumière Lyon 2, dont une année a été réalisée à l’Université de Virginie. Il est actuellement étudiant en master de relations internationales aux Hautes Etudes Internationales et Politiques et réserviste dans l’Armée de Terre. Il est stagiaire chez ESPRITSURCOUF. Passionné par l’histoire militaire et les sujets de défense, il travaille sur un mémoire portant sur le service national contemporain en France et en Suède. L’objectif de sa recherche est de mettre en lumière les menaces auxquelles sont exposés ces deux pays européens, nécessitant pour les combattre l’établissement d’un SNU en France et le rétablissement du service militaire en Suède.


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