DES ANNÉES 2020
HORS DU COMMUN

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Pierre CHARRIN (*)
Économiste
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Les États ont injecté des milliards et des milliards pour soutenir leurs économies maltraitées par la crise sanitaire. Il n’est pas nécessaire d’avoir fait de longues études pour savoir que ces milliards, il faudra bien les payer et ce sera très douloureux avec une remontée des taux. C’est un des paramètres que devront prendre en compte hommes politiques et banquiers centraux durant la décennie. Une période que l’auteur craint périlleuse.
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n matière économique, aucune décennie ne se passe sans que se répande le sentiment de vivre un moment exceptionnel, sans précédent (surtout quand cela se couple à des évolutions politiques majeures).

En se limitant aux cinquante dernières années, on peut citer : la crise du pétrole et l’inflation de la décennie 1970, ensuite les années Reagan et la financiarisation formidablement croissante de l’économie … Les deux premières décennies de ce siècle ont connu d’abord la grande crise financière de 2007-2008, puis l’intervention massive des banques centrales occidentales avec des taux d’intérêt ramenés à zéro et parfois négatifs, sans montée de l’inflation, malgré une création monétaire débridée.

Des crises qui se superposent …

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L’aspect extraordinaire du début de la présente décennie est d’abord qu’elle se soit ouverte alors même que les lourdes conséquences de la gigantesque crise financière de 2007-2008 ne sont pas effacées.

Sans reprendre l’évocation de cette crise, rappelons simplement qu’elle fut légitimement ressentie par les responsables américains de la Federal Reserve et du Trésor comme étant d’une importance supérieure à celle d’octobre 1929, avec des conséquences potentiellement plus ravageuses. De là les mesures extraordinaires qui furent prises. Ce processus a été rappelé, fin décembre 2019, dans le numéro 129 d’ESPRITSURCOUF, « La crise à venir » (c’était avant le surgissement de la pandémie du Covid 19). Il apparaissait alors qu’on ne pouvait pas maintenir indéfiniment des taux d’intérêt autour de zéro, couplés à des rachats massifs de dettes par les banques centrales, dans un contexte de maintien de déficits publics.

Après avoir envisagé diverses hypothèses, nous avions privilégié celle commandée par le calendrier politique américain : avec des élections présidentielles en novembre 2020, il n’était guère vraisemblable que le président Trump impulse une politique budgétaire restrictive, ni ne laisse la Fed infléchir son « unconventional monetary policy », c’est-à-dire sa politique monétaire non traditionnelle. Pour d’autres raisons la Banque Centrale Européenne a suivi une politique similaire. La conclusion de cet article était que le début de la sortie de l’unconventional monetary policy serait sans doute tenté en 2021, mais qu’ayant tant tardé cette tentative serait douloureuse.

Changement de décor

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Début 2020 on se situait bien sur cette trajectoire quand la Covid a fait irruption : en France le premier confinement a été institué le 15 mars. Progressivement, mais de façon radicale le changement de décor est total.

La production des grandes économies développées au lieu de continuer à croître en 2020 a fortement chuté, parfois de près de 10% et en moyenne d’environ 6%, pour ensuite rebondir fortement cette année. De ce fait, si, de façon très inégale selon les pays, le chômage persiste, il ne constitue pas un problème majeur comme on pouvait le redouter.

Les déficits des budgets publics explosent sous le double impact d’une baisse des recettes fiscales liée à la baisse de la production et des mesures de soutiens à l’économie, particulièrement aux USA où l’administration Biden a lancé des programmes de dépenses considérables. Le déficit budgétaire américain est prévu pour être de près de 13% du PNB cette année, celui de l’ensemble de la zone euro de 7% et celui de la seule France de près de 9%.

Les marché financiers, après avoir fortement baissé au printemps 2020, ont repris leur ascension, confiants que sont ces marchés dans le soutien inconditionnel de l’économie de la part des États et des grandes banques centrales. Et l’inflation reste contenue autour de 2% dans le monde développé

Tout cela est porté par une politique des grandes banques centrales qui, au lieu de simplement poursuivre leur politique antérieure comme nous l’avions anticipé, ont fait littéralement exploser leurs bilans, en rachetant massivement non seulement des dettes publiques, mais aussi des dettes privées d’une qualité parfois douteuse. On aboutit donc à des taux d’intérêt qui tournent toujours autour de zéro, alors que les taux des dettes douteuses devraient augmenter dans la période de grande incertitude que nous traversons. Les graphiques ci-dessous donnent une idée de la formidable croissance des bilans des banques centrales.

(Total du) bilan de la Federal Reserve; en millions de dollars; 2005 à aujourd’hui
Eurosystème en milliards d’euros; Fed en milliards de dollars; Banque du Japon en milliards de yens

Anticipation pour les années qui viennent

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Il faut d’abord affronter une question majeure : la pandémie du Covid 19 peut-elle à nouveau rebondir ? A l’heure actuelle les évolutions des nouveaux variants du Covid 19 peuvent faire présager un retour en force de la pandémie. Notre hypothèse centrale est que même si elle est loin d’être maitrisée, au moins dans les pays développés (qui représentent avec la Chine plus de 60% de la production mondiale), cette pandémie ne constituera plus une entrave majeure au fonctionnement de l’économie, comme ce fut le cas en 2020. La généralisation croissante de la vaccination, comme les progrès faits dans le traitement des personnes atteintes par la Covid 19 devrait permettre la poursuite d’une vie économique à peu près normale.

Dans de telles conditions, il faudrait progressivement envisager que finances publiques et politique monétaire mettent un terme aux mesures exceptionnelles de soutien de la vie économique. Ce sera, comme nous l’avions déjà dit fin 2019, un exercice très périlleux et d’autant plus qu’on part d’une situation considérablement plus dégradé qu’elle ne l’était avant la pandémie.

Tout ralentissement de la politique d’achat de dettes par les banques centrales  risque de provoquer des hausses de taux d’intérêt, mettant en difficulté nombre d’entreprises qui se sont fortement endettées quand les taux étaient très bas, mais qui ne pourront honorer leurs échéances avec la hausse des taux.

A cela, il faut ajouter que la structure de la demande globale s’est très notablement modifiée depuis le début de la pandémie : l’aéronautique, certains secteurs du tourisme, de la distribution, et bien d’autres, ont vu leur situation se détériorer. Les baisses de la demande qu’ont subies les entreprises de ces secteurs sont pour une part durable et le durcissement de leur environnement financier peut leur être fatal.

Le transport aérien est une des activités durablement dégradées. Photo DR

On peut donc assister à d’inquiétantes oscillations dans la politique des banques centrales et des États : un début de durcissement de ces politiques, conduisant à la disparition d’entreprises, une remontée du chômage et un tassement de la production ; puis en réaction un retour des pouvoirs publics vers une politique plus souple, etc. De telles oscillations sont très perturbantes et on aura du mal à sortir d’un tel cycle.

Le risque de l’inflation 

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Pendant plus de dix ans, on a pu créer de la monnaie à un rythme bien supérieur à celui de la production sans que cela ne provoque une montée des prix. Certains actifs, bien sûr, ont considérablement augmenté : notamment les actions sur les marchés financiers, et les logements dans les grandes zones urbaines en développement. Mais comme ces prix ne sont pratiquement pas intégrés dans les indices de prix de la consommation, leur hausse n’est pas considérée comme une manifestation de l’inflation.

Cependant, au niveau mondial, certains prix ont considérablement augmenté : les frets maritimes ont triplé, voire quadruplé, les prix de l’acier, du bois de construction se sont envolés. Ces hausses très naturellement finissent par se répercuter sur les biens de consommation courantes et donc sur les indices officiels de prix de la consommation.

L’objectif officiel que se fixent les banques centrales est de ne pas dépasser une inflation de 2% par an. A l’heure actuelle on est sur un rythme qui tend à dépasser ce niveau, surtout aux USA. L’interprétation de cette évolution par les banques centrales est que ce rythme de hausse est temporaire, qu’il est dû à des causes exceptionnelles qui ne devraient pas perdurer. Pour une part cette analyse est exacte, mais pour une part seulement ; la hausse des matières premières est générale et ne pourra pas ne pas se répercuter sur les articles de consommation courante.

Si, avec un temps de retard, l’inflation devait passer à un rythme de 3 à 4% par an, les banques centrales seraient obligées de réagir : elles adopteraient des politiques plus restrictives avec tous les effets que nous avons évoqués précédemment. Sans compter les répercussions d’une hausse des taux sur les finances publiques : le poids des intérêts pèserait lourd sur les budgets des États qui ces dernières années pouvaient accumuler des déficits avec de l’argent à taux zéro.

L’heure d’un réveil un peu douloureux n’est peut-être pas immédiatement proche, mais ne pourra être indéfiniment différée, surtout si l’inflation devient manifeste. D’aucuns disent même que, dans la mesure où on a tardé pour s’inquiéter de l’inflation, cette dernière, une fois installée, a une fâcheuse tendance à s’auto-entretenir : l’inflation couplée à une certaine stagnation économique fait partie du champ du possible. Autrefois on avait appelé cela la stagflation.

En toile de fond générale, il faut ajouter qu’avec la forte montée des marchés financiers, les inégalités de revenus ont continué à se creuser, et que les pays moins développés ou émergents ont vu leur situation s’assombrir, car ils ne peuvent recourir à la création monétaire pour repousser à plus tard la solution de leurs problèmes

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Pierre Charrin, ancien Consultant à la Cegos, a exercé dans le secteur bancaire : activités de capital-développement, fusions-acquisitions, réorganisation et direction d’une direction des crédits. Actuellement consultant en financement de l’hébergement touristique.

Chroniqueur économique dans une revue professionnelle, membre de la rédaction de ESPRITSURCOUF.  


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