EPIDÉMIES, ÉCONOMIE
ET SOCIÉTÉ

Pierre Charrin (*)
Economiste
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« A 18h on jouera « La ville se vide »
A 20h « Mecs et nanas »
A minuit « Le destin de Suzy »
Ensuite on verra.
On verra la ville on verra la mort
le sommeil avide et l’oubli du sort.
Seul l’enfant verra
l’envers du temps ».
Henri de Wailly


Lescaux et Henri de Wailly avaient voulu l’association de ce tableau et de ces vers.


Pierre Charrin a pensé que présenter un telle œuvre en prologue à une réflexion sur cette curieuse épidémie du COVID 19 était une façon d’illustrer le sentiment d’étrangeté qui nous saisit souvent: hier, la réalité du monde actuel nous serait apparue irréelle, fantastique.
Peintres et poètes ont parfois des pressentiments prophétiques; la scène qui nous est ici présentée n’est-elle pas une sorte de préfiguration extravagante du monde étrange, fantastique, mais néanmoins réel, dans lequel nous vivons depuis quelques mois ?

L’auteur tente de tirer les conséquences du, ou de la, COVID 19 (on dit le Covid pour parler du virus, et la Covid pour parler de la maladie). Mais avant tout, il importe de prendre du recul, et de voir comment l’on est passé d’un être infinitésimal à un tsunami mondial, sanitaire, économique et social. C’est l’objet de la première partie de son étude, que nous publions aujourd’hui.
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Un virus ne se mesure pas en millimètres ou microns, mais en millionièmes de millimètres : seul un microscope électronique peut nous en donner une image. Un virus est-il d’ailleurs un être … un être vivant ? Les biologistes en débattent sans s’accorder : certains nient que le virus soit un être vivant dans la mesure où il est incapable de se reproduire de façon autonome . Cette incapacité est au cœur de la nuisance des méchants virus : pour prospérer, se reproduire, se multiplier, ils ont besoin du matériel génétique d’une cellule : à la fin de l’année dernière, le Covid 19, objet viral nouveau,  est apparu de façon d’abord trop discrète fin 2019, en Chine centrale sur les rives du Yang Tsé, à Wuhan ; sa cellule de prédilection est une de celles situées dans les alvéoles pulmonaires humaines. Pénétrant dans l’organisme par les voies rhino-pharyngées, les effets de ce virus sur l’homme sont très contrastés : certain individus, pourtant porteurs du Covid 19, ne développent aucun signes cliniques, d’autres ne ressentent, de façon passagère, que des symptômes relativement bénins plus ou moins accentués (hausse de la température corporelle, fatigue, toux, etc.), une petite minorité enfin développe les symptômes d’une pneumonie, pouvant aller jusqu’à la détresse respiratoire ; dans certains cas, même les moyens de ventilation artificielle les plus avancés sont impuissants et on aboutit à la mort du patient.
Face à cette infection, s’il est établi que les hommes sont plus vulnérables que les femmes, les personnes de plus de 60 ans plus menacées que les jeunes et que les enfants paraissent les plus chanceux, bien des mystères demeurent concernant cette toute nouvelle maladie ; fussent-ils bien plus létaux, les médecins sont bien mieux à l’aise avec les vieux fléaux abondamment documentés : le choléra, la tuberculose, la syphilis, la rage … plutôt que ces jeunes nouveautés qui, faute d’expérience, les prennent souvent à contre-pied : il faut se résoudre à apprendre sur le tas. La communauté médicale et scientifique mondiale a déjà beaucoup appris, continue tous les jours d’apprendre, mais le chemin restant à parcourir est encore long …
Pionnières dans cet apprentissage, les autorités chinoises ont été lentes à apprécier l’importance de cette épidémie qui a prospéré dans la province du Hubei. Les mesures de confinement n’étant prises qu’en janvier, alors que le virus avait déjà pu suffisamment essaimer pour infecter d’autres régions chinoises, la périphérie de la Chine et progressivement le monde entier. Sans doute pourra-t-on épiloguer longtemps sur cette lenteur chinoise lors de la phase initiale du processus épidémique . L’explication la plus simple – mais qui peut ne pas être exclusive – doit être rappelée: les gouvernements autoritaires sont très efficaces quand il s’agit, comme la suite l’a prouvé, de faire appliquer des mesures très contraignantes à une population entière déjà culturellement soumise au Fils du Ciel. En revanche, les mandarins locaux ou leurs successeurs savent que le sort des Cassandre est souvent funeste et se taisent donc le plus longtemps possible avant de transmettre de mauvaises nouvelles …

« ON CROIT DIFFICILEMENT AUX FLÉAUX LORSQU’ILS VOUS TOMBENT SUR LA TÊTE … »

;Albert Camus dans La Peste (1947)

« Beaucoup de choses que nous pensions impossibles adviennent. »
Emmanuel Macron,16 mars 2020.
Photo Pixabay

Forts de leurs expériences antérieures et de leur culture confucéenne, si les pays voisins de la Chine (Corée du Sud, Taiwan, Vietnam, Singapour …) ont réagi rapidement et le plus efficacement possible, les pays occidentaux n’ont pas cru vraiment au danger ; spécialiste des déclarations qui se révèlent grotesques après-coup, le directeur du Conseil Économique National de la Maison Blanche, Monsieur Larry Kudlow, exprimait cependant bien l’inconscient d’une partie du personnel dirigeant occidental en affirmant de façon caricaturale,  le 3 février : «le  monde n’est pas la province de Wuhan »
Il y a des degrés de l’inconscience à la conscience : certains, comme les dirigeants allemands, comprirent très vite que les masques et les tests seraient des moyens de protection majeurs de la population et s’équipèrent en conséquence, aidés pour élaborer ces tests par la Chine qui, sur ce point, bonne élève de la coopération internationale, communiqua tout de suite en janvier le génome et toutes les caractéristiques du Covid 19. D’autres, en France, au Royaume-Uni et en Europe méridionale, furent nettement plus lents à se préparer à l’arrivée de ce fléau ; sans parler des USA dont les autorités fédérales ont trop longtemps nié l’évidence.

Ce qui est vraisemblable aussi est que nombre de dirigeants politiques occidentaux ont été induits en erreur par l’expérience en, 2002-2003, du SRAS (Syndrome Respiratoire Aigu Sévère)  qui après s’être développé en Extrême-Orient et avoir conduit les pays concernés à prendre des mesures rigoureuses d’isolement, tests, etc., a rapidement disparu, laissant l’Occident indemne. Fort de ce souvenir, pourquoi aurait-il fallu s’inquiéter de l’hypothétique arrivée à l’Ouest de ce SRAS n°2 ou Covid19 ?


« BEAUCOUP DE CHOSES QUE NOUS PENSIONS IMPOSSIBLES ADVIENNENT. »

Impossible une pandémie ?
A coup sûr, l’affirmation est erronée.
Les historiens savent depuis longtemps que des épidémies ravagent régulièrement des régions entières de la planète avec des intensités très variables; de cette vérité, le grand public qui avait pu l’oublier est maintenant largement informé par tous les moyens d’information qui s’en sont faits l’écho.
Au moins depuis le printemps dernier, qui n’a entendu parler de la peste antonine en 165, de celle de Cyprien en 251, sans oublier, bien sûr, l’illustre peste de Justinien en 541 … ?
Et les férus de cette toujours changeante et fluctuante préhistoire, savent que l’homme de « Cro-Magnon » a connu des épidémies, peut-être aux conséquences longtemps insoupçonnées. D’aucuns disent même aujourd’hui que les néandertaliens auraient été affaiblis par des maladies tropicales propagées par de lentes épidémies contractées au contact d’Homo sapiens ; ce qui expliquerait partiellement leur disparition.
Bref, tout un continuum d’épidémies plus ou moins ravageuses : celles de la préhistoire sont aussi hypothétiques que très vraisemblables ; celles de l’Empire romain sont avérées, l’ampleur de leurs conséquences démographiques, économiques et autres pouvant faire l’objet de débats aussi acharnés et savants, que les argumentaires restent ténus.

A GRANDES ENJAMBÉES,  RAPPEL  DES CONSÉQUENCES MAJEURES DE DEUX ILLUSTRES ÉPIDÉMIES

La peste de Justinien de 541 – qui serait vraiment le fait de Yersinia Pestis, alors que pour les précédentes, cela est moins assuré – émerge du lot : selon certains spécialistes, elle bouleverse l’Empire romain d’Orient ; pour l’historien américain Kyle Harper: “Les épidémies ont affaibli les structures de l’État romain comme de l’État perse. L’expansion de l’Islam est un mouvement géopolitique durant lequel les armées arabes débordent les États romain et perse, qui étaient épuisés par de longues années de guerre et de maladies.
Et de façon presque concomitante, on observe, dans l’hémisphère nord, en 535-536, un refroidissement qui est l’événement climatique le plus important des deux derniers millénaires. Bien qu’il n’ait été que de brève durée (environ deux ans), il s’est accompagné de bouleversements durables ; une cause possible en est un voile de poussière provoqué par une très forte éruption volcanique sous les tropiques, localisée dans l’actuelle Indonésie ou en Amérique centrale. Ce bref changement climatique a favorisé l’évolution des germes, comme celui du bacille de la peste bubonique. 

Enterrement de victimes de la peste
de 1348 à Tournai.

Évidemment, la dernière épidémie la plus catastrophique, quasi eurasiatique – voire aussi africaine … -, et la moins mal documentée, est celle qui arrive à Venise en 1348, c’est-à-dire près d’un siècle et demi avant l’avènement des Temps Modernes : la peste noire.
Elle était déjà arrivée à Marseille fin 1347, après avoir transité en 1346 à Caffa en Crimée, venant sans doute d’Asie centrale : sa diffusion est certes moins fulgurante – démuni qu’était le Moyen-Âge de porte-containers et d’avions à réaction – que celle de notre Covid 19, mais  tout de même très rapide, allant au rythme de ces nombreux vaisseaux de commerce qui transportent des marchandises, traversant les zones continentales par la route de la soie joignant ainsi Mer Noire et Méditerranée à la Chine.
Cette rapidité de la diffusion de la peste – étonnante dans la cadence endiablée de sa remontée de la vallée du Rhône et au-delà : en août 1348, elle est à Paris, à la fin de l’année en Angleterre ! – est due bien sûr à cette méchante croissance économique qui sévit, en Occident surtout, depuis le XIe siècle, rapprochant les hommes, les faisant se multiplier et voyager sans vergogne…
La contagiosité de la peste étant élevée et, dans certains cas, le taux de létalité pouvant être proche de 100%, en Europe occidentale – où l’on dispose de la moins mauvaise documentation -, il s’agit d’une véritable catastrophe démographique ;  la population française, par exemple, aurait décru de 17 à 10 millions d’habitants, une diminution de l’ordre de 40 %, un gros tiers de la population : la France retrouve alors le niveau de l’ancienne Gaule. Ce cataclysme déclenche des changements majeurs : la main d’œuvre devient rare, nombre de terres agricoles retournent à la jachère, les revenus de la paysannerie augmentent, ceux des féodaux baissent : cela entrainera des changements sociaux et politiques majeurs. Y aurait-il eu la « Renaissance » sans d’abord la peste noire ? …

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RAPIDES COMPARAISONS, ÉCHOS, ALARMES QUE PEUT SUSCITER CE RAPPEL HISTORIQUE

Sur un strict plan démographique, rien de tel à craindre avec le seul Covid 19 : selon l’OMS son taux de létalité se situe entre 0,5 et 1% et concerne très majoritairement les hommes de plus de 60-65 ans, souffrant déjà souvent de pathologies multiples ; au moins dans les pays développés, quand on examinera les statistiques de mortalité, l’impact de cette épidémie sera à peine perceptible, surtout si on les lit en cumulé sur 2 ou 3 ans.
Cependant, et sans jouer les Cassandre, il faut encore rappeler : « L’histoire n’est jamais qu’une suite de fichus événements » ( Antoine-Augustin COURNOT, 1861, mathématicien français, pionnier de l’économie mathématique) sentence si bien résumé par le praticien que fut le président Chirac: « les emmerdes, ça vole toujours en escadrille » ; dans ce contexte, ne faut-il pas craindre qu’au moins un autre événement aléatoire ne s’abatte  sur la planète venant aggraver encore les effets délétères de la présente pandémie ? On songe alors évidemment à la peste justinienne de 541, précédée d’un voile entrainant obscurcissement et refroidissement en prime : bis repetita non placent … mais là justement, ce serait en ordre inversé, ce qui ne veut pas dire que ce serait moins ravageur pour les rendements agricoles, pouvant  entrainer donc des famines, au moins locales, sur des populations déjà affaiblies par le Covid 19 : une telle quasi simultanéité pourrait avoir des effets certains, et pour le coup très visibles, sur les taux de mortalité. Un tel obscurcissement/refroidissement peut être provoqué par les gaz et cendres rejetés dans la haute atmosphère venant d’éruptions volcaniques géantes et abondantes, telles qu’il s’en produit sur notre planète, certes très rarement, mais cependant assez régulièrement de millénaires en dizaines de millénaires : le refroidissement de 535-536 et au-delà, alias « petit tardive », en témoigne.

Un nuage incandescent après l’éruption explosive d’un volcan au Chili.
Photo Pixabay

LE PIRE EST TOUJOURS POSSIBLE

« Beaucoup de choses que nous pensions impossibles adviennent » disait le président Macron le 16 mars dernier : à dire vrai, politiquement, il avait totalement raison : il a pris bien soin d’ailleurs de dire « nous » se fondant ainsi dans l’ensemble de la population française.
Effectivement, pour les français, comme pour l’ensemble des européens et des américains, une épidémie comme celle que nous subissons relevait de l’ « impossible » ; bien sûr pour certains, il y a de vagues réminiscences des manuels d’histoire de leur enfance, d’autres gardaient en tête quelques images de cinéma Le Septième Sceau d’Ingmar Bergman et surtout une abondance de films commerciaux et de séries télévisées qui rendent présents à tous l’importance, le caractère effrayant et tragique des grandes épidémies de l’ancien temps.
Mais justement la notion d’épidémie létale était associée à un ancien temps presque mythique.
Dans les pays développés la médecine moderne, armée des antibiotiques et des vaccins n’avait-elle pas relégué peste, variole et choléra …  au magasin d’antiquités ? La grippe espagnole, certes plus récente, n’a jamais pu accéder à la notoriété qu’elle eût méritée, éclipsée qu’elle a toujours été par les horreurs de la première guerre mondiale. Le redoutable sida, lui, était supposé être cantonné à un segment limité de la population et des précautions simples permettent de s’en protéger, … quant au SRAS, n’était-il pas   réservé à un Extrême-Orient trop friand de « wet markets » ? etc.

Bref, si l’opinion publique avait à peu près raison de croire qu’on était bien protégé de bactéries trop agressives, elle avait presque complétement oublié qu’avec les virus, c’est une tout autre affaire et que l’humanité peut se trouver très démunie face à la survenance – toujours possible – d’un nouveau virus sérieusement mortifère.

Après un retour sur les aspects à la fois permanents et novateurs de la présente crise, on tentera aussi prochainement de comprendre le présent et d’appréhender le moins mal possible les avenirs envisageables.

Cela , avec toute la modestie nécessaire, Hegel nous ayant bien prévenus :  « La chouette de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée de la nuit », et bien conscient qu’en suivant ce comput hégélien, il n’est peut-être qu’à peine midi.

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(*) Pierre Charrin
Ancien Consultant à la Cegos; puis dans le secteur bancaire : activités de capital-développement, fusions-acquisitions; réorganisation et direction d’une direction des crédits. Actuellement consultant en financement de l’hébergement touristique. Chroniqueur économique dans une revue professionnelle, membre de la rédaction d’ESPRITSURCOUF.fr Rubrique « Économie-Entreprise ».
Découvrez un autre article du même auteur publié sur le site : « 
CORONAVIRUS : CONSEQUENCES ECONOMIQUES POSSIBLES. » (n°131 du 10 février 2020)

Bonne lecture et rendez-vous le 19 octobre 2020
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