DAVID GALULA,
PEUT-ON ETRE PROPHÈTE DANS SON PAYS ?

par Marine Dath-Bissac *
Jeune diplômée

Qui connaîtrait David Galula si le Général Petraeus n’en avait pas fait le vade me cum de tous les officiers américains partant en Irak et en Afghanistan? Son ouvrage principal, Contre-insurrection, théorie et pratique, a été publié pour la première fois en 1963, mais sa 1ère publication en France par Économica n’a eu lieu que 45 ans plus tard et c’est une traduction de l’anglais !

Le Général Petraeus écrit d’ailleurs dans sa préface à l’édition française: «C’est un honneur pour nous de participer ainsi à la reconnaissance par la communauté militaire française de l’un des siens».

Plus significatif est l’estime tout à fait exceptionnelle dans laquelle il tient l’auteur.Il écrit: « On peut dire de l’ouvrage de Galula qu’il est à la fois le plus grand et le seul grand livre jamais écrit sur la guerre non conventionnelle» et quelques lignes plus loin: «Il sera considéré un jour comme le plus important des écrits militaires français du siècle dernier. C’est déjà le cas aux États-Unis».

La France aurait-elle laissé partir l’un de ses plus grands théoriciens militaires ? David Galula, né d’une famille juive tunisienne à Sfax en 1919, avait pourtant commencé sa carrière au sein de la prestigieuse institution de Saint Cyr en 1939. Radié en 1941 à cause des lois ciblant les juifs, il rejoint l’Afrique du Nord et y reprend du service en 1943 et participera à la libération de la France en 1945. De là, il sera le témoins de plusieurs révolutions et guerres, dont le fonctionnement et la résolution l’inspireront pour développer un concept aujourd’hui au cœur des questions militaires : comment gagner face à une insurrection?

I/ Des révolutions aux patterns récurrents

Après la victoire des Alliés, Galula occupera des postes à l’international et sera le témoin privilégié de plusieurs mouvements révolutionnaires. Il comprend rapidement qu’un schéma existe pour lutter contre les insurgés.

Il reste tout d’abord dix années en Manchourie (1945-1955), affecté à la section de liaison française d’Extrême-Orient. Durant sa mission, il occupera également le poste d’attaché militaire à l’Ambassade de France à Hong-Kong et Pékin. Il y est témoin de la victoire du parti Communiste et de la défaite de Tchang Kaï-chek, et y étudie la façon dont Mao Zedong soumet la population chinoise. Selon les termes du dirigeant, “l’insurrection doit être dans la population comme un poisson dans l’eau”. Entre autres actions, l’armée communiste redistribuait les terres qu’elle conquérait au fur-et-à-mesure aux paysans locaux, et leur fournissait une motivation pour s’enrôler et combattre à ses côtés.

Durant sa mission chinoise, il est envoyé à diverses reprises en Grèce, afin d’y observer au sein de la mission des Nations Unies la guerre civile / Guerre d’indépendance (1946-1949) qui s’y déroule. La révolution est portée par les communistes dont le chef, Markos Vafiadis, commet l’erreur d’imposer à la population le rançonnement et l’aide forcée. Parallèlement, le Royaume-Uni et les États-Unis soutiennent le gouvernement royaliste. Voyant la puissance de ce dernier indue par ses soutiens, ainsi que l’attitude des troupes de Markos, la population retire son soutien aux communistes. Galula observe le premier échec d’une révolution face à ce qu’il qualifiera plus tard de contre-insurrection.

Il étudie la guerre d’Indochine et l’échec des troupes françaises, malgré leur supériorité numérique et technologique, face au Viêt Minh, est pour David Galula la preuve de l’importance de l’appuie de la population pour la victoire. On parle à l’époque de « Guerre subversive » (au sein de l’État major des forces françaises dirigées par le colonel Lacheroy). A cette époque, plusieurs théoriciens élaborent des concepts ayant traits aux révolutions. On peut évoquer Jacques Hogart et Jean Némo qui parlent de « doctrine de la guerre révolutionnaire » (DGR).

C’est finalement en Algérie (de 1956 à 1958, capitaine de la 3e compagnie du 45e Bataillon d’Infanterie Coloniale) qu’il mettra en place plusieurs expériences afin d’étudier sa théorie. Il réussit à pacifier le quartier du Djebel de Mimoun, en Grande Kabylie, dont il a la charge. De cette expérience il publiera en 1963 un ouvrage intitulé « Pacification in Algeria ». Il y explique que, selon son expérience, les ratissages opérés par l’armée française et ayant pour but de gagner du terrain ne font que renforcer l’insurrection, alors que les actions psychologiques ou manipulation des populations « étaient la réponse à tout »

Témoin à plusieurs reprises de guerres aux schémas similaires, David Galula ne peut que constater qu’il existe une théorie militaire à élaborer. Son expérience algérienne va lui donner l’occasion de coucher sur le papier des actions précises et dont la mise en pratique permettrait une victoire quasi-systématique.

II/ L’expérience américaine

C’est aux États-Unis que David Galula trouvera les ressources nécessaires pour travailler et publier son concept. Son service en Algérie et la citation qu’il y reçoit à cette occasion fait état de “méthodes originales” qui ont “réussi à amener la majorité d’une population hostile à une position favorable à notre politique”, incitent ses chefs à l’envoyer de l’autre côté de l’Atlantique (59-60) pour travailler auprès de l’état-major de la défense nationale, afin d’y enseigner son expérience de la guerre contre-insurrectionnelle à des officiers américains dans le cadre de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN).

Les motivations pour écrire de David Galula sont en partie personnelles et politiques. Il fait partie des officiers qui désapprouvent le tournant pris par la politique algérienne de la France, persuadés que la victoire était à  portée. Ainsi que l’explique Ivan Cadeau, officier et historien spécialiste des guerres de Corée et d’Indochine, Galula fait partie de cette école dite « coloniale » qui, à la suite des échecs consécutifs des guerres de décolonisation en  Indochine puis en Algérie, « a tenté d’analyser leur nature propre puis de dégager les causes du succès des insurgés en même temps que les raisons des échecs de l’armée régulière »[1]. L’aspect politique est également important, il est réellement anticommuniste et veut contribuer à lutter contre son extension.

En 1962, il souhaite poursuivre son expérience aux États-Unis et demande à occuper un poste en tant que professeur invité au sein d’Harvard, mais l’armée française lui refuse ce détachement, Galula demande donc sa mise en disponibilité, et prend ainsi une retraite anticipée. Il obtient un poste dans la prestigieuse université, auprès du non moins prestigieux Henry Kissinger. C’est lors d’un colloque organisée par la Rand Corporation (institution américaine de conseil et de recherche qui se donne pour objectif d’améliorer la politique et le processus décisionnel par la recherche appliquée et l’analyse stratégique) qu’il est repéré par Stephen T.Hosmer, membre de la Rand, qui lui propose de travailler pour le Think tank. Il publie ainsi sous l’égide de l’institution américaine  « Pacification in Algeria », puis « Counterinsurgency Warfare : Theory and practice » en 1964.  Pour la Rand, il s’agissait sans  doute d’être précurseur car les États-Unis se trouvaient à l’époque de plus en plus confrontés au développement de maquis communistes contre des régimes alliés aussi bien en Amérique du Sud (Cuba en 1962) qu’en Asie (Vietnam).

David Galula rentrera en France peu de temps avant son décès prématuré à Arpajon, le 11 mai 1967. Ses travaux trouvent un écho important aux États-Unis mais tombent dans l’oublie après sa mort.  Le Général Petraeus, commandant de la force multinationale en Irak, s’intéresse de nouveau à sa théorie en 2005.  Il en fera le vade me cum de tous les officiers américains présents sur les terrains irakien et afghan.

III/ La reconnaissance française tardive

La première publication en France et en français par Economica de « contre-insurrection : théorie et pratique », n’a eu lieu que 45 ans plus tard et sa préface est rédigée par le Général Petraeus lui-même, qui écrit: «C’est un honneur pour nous de participer ainsi à la reconnaissance par la communauté militaire française de l’un des siens». Paraphrasant Bernard Brodie à propos de «De la guerre» de Clausewitz, il écrit: «De la même façon, on peut dire de l’ouvrage de Galula qu’il est à la fois le plus grand et le seul grand livre jamais écrit sur la guerre non conventionnelle» et quelques lignes plus loin: «Il sera considéré un jour comme le plus important des écrits militaires français du siècle dernier. C’est déjà le cas aux États-Unis».

Le Général Petraeus souhaite mettre en œuvre les théories pacificatrices de l’ouvrage de Galula. Dès son premier séjour en Irak (2003-2004), il est reconnu pour ses réussites dans le nord du pays. Il décide donc d’imposer la lecture du manuel à l’intégralité des officiers stagiaires du Command & General Staff College, Think tank de l’armée américaine. Il supervise au même moment la rédaction de son propre manuel de doctrine en matière de contre-insurrection (Counterinsurgency field Manual), dans lequel il reprend de nombreux points émis par Galula. En 2007, il est rappelé en Irak et applique le principe du Surge, à savoir une forte augmentation des troupes sur le terrain, ainsi qu’une plus grande implication des responsables provinciaux, et même « l’achat » de chef de milice contre al-Qaeda. La tactique fonctionne, la violence et le nombre de morts Américains baissent drastiquement.

Malheureusement, la tentative Afghane est un échec. L’un des grands principes de l’ouvrage de Galula est en effet que ce qui réussit à un endroit, ne réussit pas obligatoirement ailleurs : « Nul joueur d’échec n’a jamais trouvé d’ouverture garantissant la victoire, et nul n’en trouvera jamais ». Néanmoins, Petraeus aura réussi à faire sortir le stratège français de l’oubli. Face à tant d’éloges, on peut se demander ce qu’on peut apprendre de sa théorie et de sa praxis alors même que l’armée française est à nouveau placée face au défi de l’asymétrie et de la contre-insurrection?

Pour la France, actuellement engagée sur plusieurs opérations extérieures au Mali, en Mauritanie, en Syrie ou en Irak, l’utilisation du Manuel de Galula semble appropriée. Trois colonels français ont par ailleurs publié en 2010 un ouvrage dédié à la doctrine de la contre-insurrection[2] mise en œuvre en Afghanistan par l’armée française, et témoignent des avantages de cette théorie qui, si elle nécessite de nombreux soldats sur le terrain, fait appel à une relation privilégiée avec la population locale plutôt qu’à l’élimination des forces insurgées.

Ainsi, la vie de David Galula l’aura mené à la rencontre, si l’on peut dire, de la théorie de la contre-insurrection. Pensant à contre-courant des pratiques françaises de son époque, il aura offert aux Américains un traité de grande valeur pour répondre à leurs besoins contemporains. Il n’est pas impossible qu’après sa (re)connaissance tardive en France, et à cause du constat des tensions actuelles sur les différents terrains d’opération, comme à l’intérieur du pays, que la France, redonne à David Galula toute l’attention qu’il mérite en tant que fin stratège.

[1] Ivan Cadeau, « David Galula, Contre-insurrection. Théorie et pratique », Revue historique des armées [Online], 259 | 2010, Online since 05 May 2010, connection on 06 December 2018. 

[2] Principes de contre-insurrection, Hervé de Courrèges, Emmanuel Germain, Nicolas Le Nen, bibliographie, Economica, 2010

  • Marine Dath-Bissac est Diplômée de Master II Analyste en Stratégie internationale et Management de l’IRIS Sup’ et Grenoble École de Management

Vous pouvez aussi consulter la rubrique « LIVRES » Contre-insurrection : théorie et pratique  de David Galula 
N’hésitez pas à lire le FOCUS  » La contre-insurrection selon David Galula, quand l’Histoire résout les conflits contemporains »

 


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