LA CONTRE-INSURRECTION SELON DAVID GALULA OU QUAND L’HISTOIRE RÉSOUT LES CONFLITS CONTEMPORAINS
par le Capitaine Matthieu Meissonnier
Dégager l’originalité de la guerre contre-insurrectionnelle et en établir les lois est donc l’objectif de la démarche théorique de David Galula.
Il démontre ainsi sept éléments cruciaux qui changent les cadres de pensée :
1- L’originalité de la guerre contre-insurrectionnelle par rapport à la guerre classique : il s’inscrit en opposition avec «La guerre moderne» du colonel Trinquier, sur la question de l’alignement sur la violence de l’ennemi. Plus encore, il s’oppose à Clausewitz en montrant que la guerre contre-insurrectionnelle est tout sauf une montée aux extrêmes. Ainsi à 45 ans d’intervalle, il s’oppose de la façon la plus ferme à la lecture que fait René Girard de Clausewitz[1] et d’Huntington, qui croit voir dans les événements de ces dernières années l’irrésistible montée en puissance de la violence mimétique.
Dans la guerre classique, les mêmes quatre lois s’appliquent aux deux adversaires – la victoire appartient au plus fort, au plus déterminé, à celui qui conquiert et conserve l’initiative et peut bénéficier de l’effet de surprise. En découle, les mêmes trois principes: la concentration des efforts, l’économie des forces et la liberté d’action et la sûreté de la force.
Au contraire, dans la guerre contre-insurrectionnelle, «l’insurgé», y échappe et dénie à celui qui le combat, que Galula dénomme «loyaliste», la possibilité de se placer sur ce terrain. Cette guerre obéit donc à ses propres lois, ses propres principes.
Certains ont cru pouvoir les trouver en lisant les manuels de guérilla, mais selon Galula, la solution ne s’y trouve pas et c’est là son second apport.
2- La différence de la manœuvre contre insurrectionnelle par rapport à la manœuvre insurrectionnelle : il écrit: «Comment et contre qui, par exemple, pourrait-il [le loyaliste] utiliser les tactiques de son ennemi? Il est le seul à offrir des cibles à des opérations de guérilla. Il ne peut pas se muer en guérillero sans disposer du soutien effectif de la population, que seul peut garantir une organisation politique ancrée dans les masses. Si tel était le cas, l’insurgé n’en disposerait pas et donc ne pourrait pas exister. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de place dans le combat de contre-insurrection pour de petites opérations de type commando, mais plutôt que ces dernières ne peuvent pas constituer la forme principale du combat de contre-insurrection». De même, il est pour le loyaliste contre-productif d’employer des forces clandestines.
Cela s’explique par le fait que la dynamique même de l’insurrection est la transformation d’une ressource immatérielle – la cause – en ressources matérielles – les forces armées, le territoire. De ce fait, au moins avant que l’insurgé n’ait atteint un certain niveau de puissance, le loyaliste ne peut se défaire de ce qui le caractérise – la supériorité classique – et de ses corollaires – la rigidité et la disparité des coûts et des efforts. Il ne peut non plus utiliser de manière systématique cet avantage conventionnel contre l’insurgé qui préfèrera abandonner tout point de fixation.
3- La place centrale de la population : si l’insurrection ne peut être contrée par une tactique classique c’est qu’un tel mode opératoire ne permet pas d’atteindre l’objectif véritable qui est l’ascendant sur la population. C’est l’effet majeur de l’insurgé comme du loyaliste, Galula le formule ainsi: «Si l’insurgé [ou le loyaliste] parvient à dissocier la population du loyaliste [ou de l’insurgé], à la contrôler physiquement et à obtenir son soutien actif, il gagnera la guerre».
Le soutien de la population étant aussi vital pour l’une que pour l’autre partie, c’est le seul moyen pour les loyalistes de contraindre l’insurgé à ne pas refuser le combat. Face à la volonté du loyaliste de reprendre le contrôle d’une zone donnée, le principe même de l’action de l’insurgé est de s’appuyer sur sa faiblesse et sa souplesse pour esquiver à chaque fois qu’il n’est pas en position de force tout en gardant son implantation clandestine. Galula a cette formule: «Les opérations conventionnelles n’ont généralement pas plus d’effet qu’une tapette à mouches». Le loyaliste qui ne peut pas adopter une tactique similaire risque en outre de s’épuiser dans des opérations de diversion qui, efficaces dans une guerre classique (bataille de la Somme durant celle de Verdun), sont inutiles voire contre-productives dans une guerre contre-insurrectionnelle comme l’offensive Atlante durant la bataille de Dien Bien Phu.
Cependant, «Si l’insurgé est fluide, la population, elle, ne l’est pas». «En concentrant ses efforts dans la population, le loyaliste compense sa propre rigidité et assure le plein emploi de ses moyens». Ainsi, «lorsque le loyaliste met la pression non pas directement sur l’insurgé mais sur la population, qui est la vraie source de puissance de son adversaire, celui-ci ne peut pas réellement refuser le combat car il courrait alors à sa perte».
Ces trois premiers éléments expliquent la quatrième grande conclusion de Galula relative aux rapports entre le pouvoir civil et l’autorité militaire.
4- Le rôle du pouvoir civil et politique, plaçant l’autorité militaire dans une position seconde : pour lui, la guerre contre-insurrectionnelle est marquée par la prépondérance permanente du politique, alors que dans un conflit traditionnel, les opérations prennent souvent l’ascendant.
En termes opérationnels, la politique prend une place essentielle car le militaire ne représente guère que 20% environ de l’ensemble des missions à accomplir du déclenchement des hostilités à la victoire finale. En effet, la population étant le centre de l’attention, cela nécessite de maintenir un seuil de violence le plus bas possible. Il écrit : «Les interactions entre le politique et le militaire deviennent si fortes qu’on ne peut plus nettement les séparer».
De là réside la tentation, qui est pour Galula une erreur, de vouloir faire faire aux militaires l’ensemble des tâches et de leur donner de surcroît l’autorité sur l’ensemble du processus. Au contraire, le pouvoir civil doit conserver la primauté sur le militaire à tous les échelons, même le plus bas, et assurer la coordination avec l’administration civile. Ce sont toutes les dimensions de l’appareil administratif qui sont concernées et qui permettront le rétablissement d’un processus politique normal.
5- Les conditions militaires de la victoire : il énumère, sans doute pour la première fois, les conditions d’une victoire dans la partie militaire du conflit.
Quatre sont particulièrement notables dans le contexte actuel.
– L’importance des effectifs et leur ratio par rapport à la population et aux insurgés. Face à ces derniers il l’estime entre 1 contre 10 et 1 contre 20. La recherche de ce ratio amène souvent à recourir à la conscription.
– Le fait que «Une guerre révolutionnaire est avant tout une guerre d’infanterie». Les armées modernes doivent abandonner la plus grande part de leur organisation et de leurs matériels organiques pour gagner en souplesse et en proximité.
– La minimisation de l’usage de la force et la maîtrise de la violence, ce qui implique la limitation au maximum des bavures et, si c’est utile, leur sanction publique et immédiate et la réparation immédiate de tout dommage.
– Dans ce type d’opérations, le militaire ne peut être politiquement neutre. Il doit donc adhérer non pas aux aspects politiciens circonstanciels du pouvoir, mais aux principes qui sous-tendent les institutions loyalistes.
6 – La grille de lecture de l’insurrection et identification de son stade d’avancement : ce point n’est pas seulement théorique, il est directement opérationnel, car il convient pour le loyaliste d’agir le plus vite possible avec succès.
Galula relève que trop souvent les gouvernements ne prennent pas la juste mesure des événements auxquels ils sont confrontés et ne parviennent pas à mobiliser les moyens légaux, financiers et militaires pour contrer l’insurrection au moment où elle est la plus faible.
Il distingue deux modèles d’insurrection: «L’orthodoxe communiste» qui vise non seulement à la prise du pouvoir mais aussi à la transformation de la société et un second, «bourgeois nationaliste» qui n’a que le renversement du gouvernement loyaliste pour but.
7 – Un mode opératoire idéal en huit étapes, pour réduire une guérilla : dans la première étape du processus visant à reprendre pied dans un secteur donné et à détruire la guérilla armée, le résultat de sa simple expulsion est satisfaisant puisque le vrai objectif à ce stade est de retrouver la possibilité d’exercer son ascendant sur la population, la destruction de la guérilla en résultant in fine. Cela implique donc un mode opératoire spécifique, notamment un ratissage en double sens, extérieur-intérieur puis intérieur-extérieur visant à détruire et à expulser les guérilleros.
La chronologie qu’il préconise, prend également plus de force. À cet égard, il est intéressant de noter que les élections locales n’arrivent qu’en 5e étape et l’organisation d’un parti national en 7e, ce qui implique que la contre-insurrection soit à un état avancé dans de nombreuses autres régions. Cela inciterait certainement à la prudence au regard de la pratique occidentale dans les opérations récentes comme en Irak et en Afghanistan où les élections ont été organisées rapidement et présentées comme le couronnement d’un processus alors même que le travail de pacification n’était pas réellement en voie d’achèvement.
Au final, se pose la question de la pertinence de la théorie de Galula dans les engagements d’aujourd’hui et la portée de son travail.
Si l’on veut bien ne s’attacher qu’aux éléments circonstanciels, Galula apparaît bien comme un précurseur et, par la profondeur de sa réflexion, comme un théoricien incontournable. Il fait percevoir la «révolution copernicienne» nécessaire à la victoire contre une guérilla, c’est-à-dire le changement de centre de gravité des opérations militaires par rapport au conflit classique.
Il faut souhaiter que sa célébrité récemment acquise permette de rendre disponibles ses archives, travaux préparatoires, articles ou cours qu’il n’a pas manqué de rédiger aux États-Unis ou en France. Pourra ainsi être complétée et précisée une pensée dont l’apport est considérable ne serait-ce que par l’influence qu’elle exerce auprès des Américains et par sa diffusion croissante à tous leurs alliés.
S’il n’a pas été prophète en son pays, David Galula mérite assurément d’intégrer le cercle des «pères fondateurs» de la «pacification à la française» aux côtés de noms plus illustres comme les maréchaux Gallieni ou Lyautey.
[1] Achever Clausewitz, Carnets Nord, Paris, 2007, 363 p.
N’hésitez pas à lire le FOCUS « David Galula, peut-on être prophète dans son pays ? »
Extraits de httpp://www.penseemiliterre.fr/
Centre de doctrine et d’enseignement du commandement (CDEC)
– Référent de la doctrine d’emploi de l’armée de Terre, garant de l’enseignement militaire supérieur Terre et vecteur de rayonnement, sa finalité générale est l’animation de la pensée militaire au profit de l’efficacité opérationnelle des Forces Terrestres.
– créé le 1er juillet 2016 à l’occasion de la fusion du CDEF et du CESAT. Implanté sur le site de l’École militaire, il est un organisme déconcentré de l’état-major de l’armée de Terre, placé sous l’autorité du major général de l’armée de Terre.
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